Une Mission internationale dans la Lune/02

Éditions Jules Tallandier (p. 19-23).

ii

BANQUET D’ADIEU

Pendant le déjeuner, auquel présida le capitaine Murray, commandant du Montgomery, les conversations, comme bien on pense, roulèrent sur la lune, sur le Selenit, sur les chances que les explorateurs avaient de parvenir sains et saufs à leur but et d’en revenir. En dépit de l’optimisme de commande qu’affectaient les convives, il était facile à un observateur perspicace de deviner qu’à part les membres de la mission, les personnes présentes ne croyaient pas en général sincèrement au succès de cette extraordinaire tentative.

Madeleine Brifaut, seule femme à bord, occupait la place d’honneur à côté du commandant, et en face du capitaine Seherrebek. Elle avait à sa droite le docteur Lang, le membre allemand de la mission. C’était un grand garçon aux moustaches courtes, aux cheveux, ras, qui se montrait plein de prévenance envers sa voisine.

Comme on discutait de l’existence d’une atmosphère à la surface de la lune, le directeur de l’observatoire du mont Wilson prit la parole pour résumer l’état de la question.

— On n’observe jamais de nuages sur la lune, dit-il, mais cela ne suffirait pas à démontrer que notre satellite est absolument dépourvu d’atmosphère, car l’eau ne peut exister ni en masses liquides, ni en gouttelettes suspendues à l’état de brume lorsque la pression tombe au-dessous d’une certaine limite, et, s’il y a des gaz à la surface de la lune, leur pression ne dépasse pas un ou deux millièmes de celle de notre atmosphère. L’observation des occultations d’étoiles a montré que la réfraction au bord de la lune, si elle est faible, n’est pourtant pas nulle. La déviation du rayon de l’étoile varie entre une et deux secondes d’angle.

— Qu’entend-on par occultation ? demanda tout bas Madeleine en se penchant vers son voisin.

— C’est, madame, repartit le docteur Lang, le phénomène qui se produit lorsque la lune passe entre une étoile et la terre et nous empêche de voir l’astre devant lequel elle forme écran.

— On est conduit à admettre, poursuivait l’astronome, qu’il existe une atmosphère lunaire dont la densité est environ neuf cents fois plus faible que celle de la terre. Il est du reste peu probable qu’elle soit composée comme la nôtre. On suppose que le gaz carbonique y domine, surtout dans les mers.

Madeleine eut de nouveau recours à la science de son voisin.

— Les mers ? murmura-t-elle, étonnée. Ne vient-on pas de dire qu’il ne peut y avoir d’eau sur la lune ?

— Aussi, madame, ce nom de mer est-il improprement choisi. Les astronomes anciens, qui avaient remarqué des taches sombres à la surface de la lune, les avaient prises pour de grandes étendues d’eau et leur avaient donné les noms que les astronomes modernes leur ont conservés par une sorte de respect de la tradition. Mais il y a longtemps que leur erreur est reconnue. On sait aujourd’hui que les mers de la lune sont simplement de vastes dépressions, dont la teinte sombre n’est d’ailleurs pas toujours très facile à expliquer. Il y a sur ce point d’assez grandes divergences d’opinion.

— N’est-ce donc pas seulement la couleur du terrain qui entre en jeu ?

— Non, car il arrive que certaines mers paraissent d’autant plus sombres qu’elles sont mieux éclairées par le soleil.

— C’est bizarre, en effet.

— Il faut qu’il y ait là des éléments qui absorbent la lumière, et d’autant mieux qu’elle est plus intense. Nous ne connaissons sur la terre qu’une substance capable de produire cet effet, du moins sur une grande échelle, c’est la chlorophylle, la matière verte des végétaux. Comme on a d’ailleurs remarqué que les mers de la lune offrent souvent un aspect verdâtre, certains astronomes en ont conclu qu’elles sont couvertes d’une sorte de végétation.

— Alors, il y aurait des forêts sur la lune ?

— Des forêts, non. Mais peut-être quelque chose d’analogue à des mousses ou à des lichens, qui pourraient vivre aux dépens du sol et du gaz carbonique contenu dans l’atmosphère presque impondérable.

Cependant, de l’autre côté de la table, on discutait aussi la possibilité de la vie à la surface de notre satellite.

— Ainsi, questionnait Brifaut, vous ne croyez pas, monsieur le professeur, qu’il y ait là-haut des êtres animés ?

— Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, protesta le directeur de l’observatoire. Il est certain qu’aucun de nos animaux terrestres ne pourrait vivre sur la lune, mais il n’est pas scientifiquement démontré que des êtres vivants, organisés d’une manière tout à fait différente de celle que nous connaissons, ne puissent s’adapter aux conditions spéciales de notre satellite. Pourquoi, par exemple, des organismes particuliers ne puiseraient-ils pas dans les éléments du sol l’oxygène que les animaux terrestres empruntent à l’atmosphère ? Et pourquoi n’y aurait-il pas de créatures animées capables même de se passer d’oxygène et de demander leur énergie vitale à une autre substance ?

— Mais, dit Madeleine, les membres de la mission, qui sont créés pour vivre sur la terre, comment subsisteront-ils là-haut ?

— Nos précautions sont prises, déclara Scherrebek. Nous sommes pourvus de tout ce qu’il nous faut.

— Vous ne pouvez pourtant pas transporter sur la lune les conditions de la terre ?

— Pardon !… C’est à peu près ce que nous faisons. Le problème n’est pas très différent de celui qu’on doit résoudre quand on entreprend une expédition au pôle nord. L’explorateur polaire est créé pour vivre à une température moyenne très supérieure à celle qui règne sur la banquise. Il lui faut des aliments, qu’il ne peut se procurer dans le désert de glace. Eh bien, il emporte du combustible, des vivres, des effets, et il trouve le moyen de subsister au beau milieu de l’empire de la mort, grâce à des réserves qui proviennent des régions tempérées du globe… Voulez-vous un autre cas ? C’est celui du voyageur qui traverse les solitudes désolées du Sahara en emportant les vivres et l’eau que la mer de sable est incapable de lui fournir.

— Au pôle comme au Sahara, il ne s’agit guère que de lutter contre une température extrême et de s’alimenter, mais sur la lune il vous faut aussi emporter de l’air pour respirer.

— C’est vrai. Nous serons ainsi dans le cas des hommes qui, afin de pouvoir subsister un certain temps au fond de l’eau, emploient le sous-marin ou le scaphandre. Dans l’espace interplanétaire ou sur la lune, c’est-à dire dans un vide plus ou moins parfait, nous posséderons, à l’intérieur du Selenit hermétiquement clos, les réserves d’air qui nous sont indispensables. Nous aurons, d’autre part, de véritables scaphandres perfectionnés, grâce auxquels il nous sera possible de quitter notre refuge et de nous mouvoir individuellement à la surface de la lune.

Le déjeuner était fini, le commandant se levait.

Scherrebek rassembla les personnes qu’il avait désignées pour la première visite du Selenit et parmi lesquelles se trouvaient René et Madeleine Brifaut. On avait installé entre le Montgomery et sa remorque une sorte de passerelle faite d’une profonde gouttière de toile, supportée par deux câbles. Dix passagers, conduits par Scherrebek, gagnèrent un à un par ce pont branlant le Selenit, dont un marin avait dévissé le capot. La mer était si calme qu’on n’avait à redouter aucun accident ni pour les personnes, ni pour l’appareil.