Éditions Prima (Collection gauloise ; no 3p. 24-31).

v

Les malheurs conjugaux d’un concierge


Edgard, de son côté, voulut faire une enquête.

Il apprit vite qu’une voyageuse venue de Paris était descendue à l’hôtel du Vieux Castel. Elle s’était inscrite sous le nom d’Emma Dupont, sans profession, C’était, il s’en souvint, ainsi que s’appelait la femme de chambre d’Éléonore. Il était tout naturel que celle-ci eût choisi l’état-civil de sa camériste pour cacher son identité.

Éléonore avait loué au rez-de-chaussée de l’hôtel un petit appartement qui possédait une sortie particulière.

Cependant Edgard ne laissait pas d’être inquiet.

— Cette damnée comtesse, se disait-il, doit faire surveiller les environs de la sous-préfecture. Qui sait si ce n’est pas


Elle était complètement nue (page 18).

elle-même qui a procuré à Éléonore le moyen de pénétrer secrètement dans le château.

Le sous-préfet décida d’en avoir le cœur net ; il fit appeler le concierge de son domicile officiel. Celui-ci jura ses grands dieux que lui seul et sa femme possédaient la clé de la petite porte ouvrant sur le derrière et qu’il était impossible d’entrer sans qu’ils en fussent avertis. Edgard, obligé à la prudence, dit seulement :

— Je vous demandais cela parce qu’il m’a semblé cette nuit que cette porte avait été ouverte, Mais j’ai dû me tromper.

— Monsieur le sous-préfet s’est certainement trompé. Il est vrai que j’ai le sommeil très dur. Depuis quelque temps surtout je dors comme du plomb. Mais ma femme, au contraire, s’éveille d’un rien. Et elle m’aurait prévenu si quelque chose d’insolite s’était produit.

Or, le brave homme ne se trompait qu’à demi.

On verra par la suite de cette histoire par quel enchaînement de circonstances il se trouvait, sans le vouloir, complice de l’amie du sous-préfet.

Le soir de ce jour, en effet, la comtesse était de faction dès neuf heures du soir dans la petite rue sur laquelle donnait la porte de l’appartement loué officiellement par Emma Dupont. Quelqu’un, qui eût été curieux de savoir ce qui se passait, eût pu voir la femme du député-maire blottie dans une encoignure de porte, tandis que sortaient de l’hôtel d’abord un jeune homme qui n’était autre que le fils de l’hôtelier, puis, le suivant à peu de distance, une femme enveloppée d’un manteau et qui ne pouvait être qu’Éléonore.

Quelques instants plus tard, le jeune Adrien (c’était le nom du fils du patron de l’hôtel du Vieux Castel) ouvrait, avec une clé qu’il sortait de sa poche, la porte de derrière de la sous-préfecture.

Il entra laissant l’huis entr’ouvert, et bientôt la dame voilée franchissait à son tour le seuil. Après quoi Adrien refermait la porte à double tour, puis, tandis qu’Éléonore gagnait les appartements du sous-préfet, Adrien se dirigeait, en étouffant le bruit de ses pas, vers une petite chambre attenant à la loge, chambre qui faisait partie du logement du concierge.

En entrant, Adrien fut accueilli par ces mots prononcés à voix basse :

— C’est toi, mon chéri ?

— Oui, ma Joséphine adorée.

La Joséphine adorée d’Adrien n’était autre que la concierge elle-même. Elle faisait depuis plusieurs mois chambre à part avec son mari, sous le prétexte fallacieux que celui-ci l’empêchait de dormir par ses ronflements sonores. Cela permettait à l’astucieuse concierge de recevoir dans son lit le jeune Adrien, lequel avait fait faire une seconde clé de la porte par laquelle il était entré…

Adrien se précipitait vers sa maîtresse et la serrait dans ses bras.

Mais celle-ci l’arrêta :

— Mon chéri, dit-elle, il faut faire bien attention. On se doute de quelque chose.

— Qui ça ? Ton mari ?

— Tu es fou ! Tu sais bien qu’il n’y a pas de danger qu’il se réveille puisque j’ai soin, chaque soir, de verser dans sa tasse de camomille le médicament qui le fait dormir comme une souche jusqu’au lendemain matin.

« C’est plus grave. C’est le sous-préfet lui-même qui a des soupçons.

— Le sous-préfet ?… Alors, ça va bien.

— Comment ?… Ça va bien ?

— N’aie aucune crainte à ce sujet. Le sous-préfet ne dira rien à personne.

— Il en a parlé à mon mari.

— Et que lui a-t-il dit ?

— Il lui a demandé si quelqu’un pouvait entrer par la petite porte de derrière.

— Alors c’est pour s’assurer que ton époux n’a aucun soupçon. Car le sous-préfet sait tout.

— Malheureux, que dis tu ?… Nous sommes perdus ?

— Mais non. Écoute-moi un peu.

« Hier il est arrivé à l’hôtel du Vieux Castel une dame de Paris, nommée Emma Dupont, une belle dame, ma foi.

— Adrien, je te défends de regarder si les autres femmes sont belles.

— Tu es bête, ma chérie. Tu sais bien que je n’aime que toi. D’ailleurs, celle-là elle est sacrée pour moi, c’est l’amie du sous-préfet.

— L’amie du sous-préfet ?… Pas possible ?

— C’est comme je te le dis. En arrivant elle a demandé si l’appartement du rez-de-chaussée était libre. Il l’était justement. « Je m’en doutais, dit la dame, c’est pourquoi je suis venue chez vous. » Et elle a loué sans regarder au prix.

« Quelques instants plus tard, comme je m’apprêtais à sortir pour venir ici, qui est-ce que je rencontre au coin de la rue ? La Parisienne ! Elle m’aborde et me dit : « Jeune homme, je sais où vous allez, vous êtes l’amant de la concierge de la sous-préfecture…

— Ah ! Mon Dieu ! Comment savait-elle cela ?

— Les bras m’en tombaient. Je ne savais pas ce qu’il allait arriver et je n’osais rien dire. Mais elle me rassura tout de suite :

« — Ne craignez rien, dit-elle. Je suis l’amie du sous-préfet.

« — L’amie du sous-préfet ?

« — Oui, vous savez, bien, la femme de Paris, celle dont on a tant parlé dans les journaux. Eh bien ! Voilà, le sous-préfet sait tout, mais il ne dira rien à la condition que chaque soir, quand je vous le demanderai, vous laissiez la porte ouverte pour que je puisse entrer derrière vous.

— Eh bien ! vrai ! Celle-là, elle est bonne !

— Naturellement, j’acceptai. Je ne pouvais pas faire autrement. Et dès hier soir, elle entrait derrière moi.

« Ce matin, en partant, j’ai laissé de nouveau la porte entrebâillée pour qu’elle puisse sortir. Et je revins pour la fermer à clé lorsque l’amie du sous-préfet fut rentrée à l’hôtel.

— Et ce soir ?

— Ce soir. Eh bien ! Elle est entrée comme hier. Actuellement, elle est sûrement dans le lit du sous-préfet et ils doivent s’en donner tous les deux pendant que nous perdons notre temps à raconter des histoires.

— Tu as raison, mon Trésor. Du moment que nous n’avons rien à craindre, ne nous occupons plus des autres. Tiens, je t’aime !

Et la concierge, passionnée, plaqua un baiser sur les lèvres d’Adrien.

La suite ne nous regarde pas. Jetons un voile sur les amours d’Adrien et de Joséphine et montons dans les appartements privés du sous-préfet.

Edgard et Éléonore s’étaient retrouvés, comme ils l’avaient convenu la veille, c’est-à-dire qu’en pénétrant dans sa chambre, Edgard avait trouvé Éléonore déjà blottie dans ses draps.

Le jeune sous-préfet avait pris son parti de l’aventure qui, après tout, n’avait rien de déplaisant. Au contraire Éléonore était plus séduisante, plus amoureuse que jamais, et, ma foi, Edgard se laissait enivrer par des caresses renouvelées mais toujours aussi agréables.

— Dis, mon chéri, que tu m’aimes mieux que ta comtesse, lui répétait Éléonore tandis qu’il la tenait dans ses bras. Jure-moi que je suis mieux qu’elle.

— Mais, ma cocotte, je te répète que la comtesse et moi ne nous sommes jamais vus, que c’est bien la dernière femme de Château-du-Lac qui puisse devenir ma maîtresse.

— Non. Tu dis ça pour que je ne sois pas jalouse. Mais moi, je suis sûre qu’elle a été ici, à ma place, dans ce lit, comme j’y suis ce soir. Oh ! quand je pense à cela, vois-tu, je deviens folle !… J’irais lui arracher les yeux.

— Ne fais pas ça surtout !… Ne fais pas ça !…

Finalement Edgard donnait des précisions sur ses démêlés avec Mme de La Roche-Pelée et la rancune tenace de la vertueuse Isabelle contre lui. En écoutant ce récit, Éléonore se calmait, elle s’amusait même follement tant cette histoire lui semblait drôle…

Et la jolie fille se laissa convaincre, d’autant plus que son amant mettait une folle ardeur à lui prouver qu’elle était la seule aimée de lui.

Cependant une chose inquiétait toujours le sous-préfet. Il se demandait comment Éléonore avait pu pénétrer chez lui. L’heure des abandons est aussi celle des confidences et il questionna sa maîtresse alors que celle-ci reposait mollement sur l’épaule de son compagnon.

Éléonore ne se fit pas trop prier.

Elle dit en souriant :

— Cela te préoccupe beaucoup. Eh bien ! Tu vas tout savoir :

« Tu sais combien Emma m’est dévouée. C’est elle que j’ai chargée de me renseigner. Peu de temps après ton arrivée ici je la fis partir pour Château-du-Lac et elle s’informa discrètement. C’est une fine mouche et elle obtint vite toutes les indications qui m’étaient nécessaires…

Éléonore ajouta que c’était par Emma qu’elle avait connu l’existence du rez-de-chaussée à double issue dans l’Hôtel du Vieux Castel et aussi les amours clandestins du jeune Adrien avec la concierge de la sous-préfecture.

Cette révélation laissa Edgard abasourdi :

— Ainsi, s’écria-t-il, notre secret est à la merci de ma concierge ! Mais c’est d’une imprudence folle !

— Tu es fou de t’inquiéter, mon chat aimé. Tu penses bien que la pipelette se taira pour ne pas que je révèle ses amours extra-conjugales à son mari.

Edgard fut à peu près rassuré par cet argument.

Puis, soudain, une idée lui vint :

— Mais alors, la dépêche que tu as reçue, ce n’est pas la comtesse qui te l’a envoyée, c’est Emma !

— Parbleu ! Grand bête ! C’est toi-même qui m’a appris l’existence de la vertueuse Mme de La Roche Pelée.

— Eh bien ! Je préfère cela, car je tremblais que cette terrible femme ne nous ait tendu un piège.

Elle poussa un profond soupir, ajoutant :

— Malheureusement, il y a la fille du docteur, cette Agnès que tu veux épouser.

Cette fois, Edgard était très embarrassé pour répondre. Il ne pouvait nier ses fiançailles avec la jeune Agnès.

Il crut prudent, par conséquent de ne pas attiser la jalousie de sa maîtresse.

— Oh ! Tu sais… dit-il avec un geste vague.

— Je sais ce que je sais.

Puis se faisant câline, Éléonore dit :

— Écoute, mon loup, tu vas rompre tes fiançailles. Je veux te garder pour moi tout seul. Je t’emmène avec moi à Paris.

— Tu es folle !

— Je ne suis pas folle du tout. Un sous-préfet peut bien s’absenter au bout d’un mois. Lorsque tu seras dans la capitale, tu t’arrangeras avec le ministre pour ne plus revenir ici. Tu as un bon prétexte, l’hostilité de Mme de La Roche Pelée et de la Société castrolagunienne. Le ministre est ton ami, il te trouvera une sous-préfecture plus rapprochée de Paris où tu pourras venir comme il te plaira, et ainsi nous aurons tout le loisir de nous aimer autant que nous voudrons. Va, tu oublieras vite cette petite niaise.

— Mais ce n’est pas une petite niaise.

Cette exclamation involontaire fit bondir Éléonore.

— Ah ! Je vois ce que c’est, fit-elle. Tu tiens à la fille du docteur. Eh bien ! Je te préviens que si tu ne la lâches pas, j’irai trouver la comtesse et je lui raconterai tout. Voilà.

Edgard sursauta.

— Non… Non !… Écoute-moi bien. Je ne peux pas rompre ainsi tout de go. Laisse-moi gagner du temps et je te promets que je m’en irai avec toi à Paris.

Éléonore le regarda :

— Prends garde ! N’essaie pas de me tromper, ou je me vengerai. Je te donne huit jours encore pour te décider, mais pendant ces huit jours je reviendrai tous les soirs. Je ne te lâcherai pas.

— Puisque je te jure, ma petite cocotte en sucre !…

— Je te crois… Embrasse-moi !

Et la conversation se termina dans de nouveaux transports amoureux.

Cependant, dans la rue voisine, les ennemies d’Edgard veillaient.

Ainsi qu’il avait été convenu, à dix heures du soir, Mlle Cunégonde Dondurrand était venue relever la comtesse de sa faction. Elle avait trouvé Mme de La Roche Pelée tapie dans l’encoignure d’une porte, à côté de l’hôtel du Vieux Castel.

La vertueuse Isabelle aborda sa complice un doigt sur la bouche.

— Chut, dit-elle à voix basse à peine perceptible. Prenez ma place et ne bougez pas. Observez bien la sous-préfecture et la porte dérobée de l’hôtel. Surtout, ne vous endormez pas.

— Soyez tranquille. Vous pouvez compter sur moi.

— À deux heures du matin, je viens vous relever.

Et Mlle Dondurrand vit la comtesse s’éloigner au tournant de la rue.

La vieille fille se dissimula dans l’angle indiqué par son amie et attendit patiemment. Les heures s’écoulèrent longues et fastidieuses sans que rien d’insolite se produisit.

Enfin, deux heures sonnèrent à l’horloge de la sous-préfecture et Mlle Dondurrand vit poindre la comtesse à l’angle de la rue. Mme de La Roche Pelée n’était reconnaissable qu’à son costume, large manteau l’enveloppant tout entière, chapeau enfoui dissimulant les cheveux, voilette épaisse cachant le visage.

La comtesse murmura doucement :

— Rien de nouveau ?

— Rien de nouveau, répondit son amie.

— C’est bien, je vais vous relever jusqu’au jour.

Et, heureuse du devoir accompli, Mlle Cunégonde Dondurrand s’en fut prendre un repos bien gagné.