Éditions Prima (Collection gauloise ; no 3p. 19-24).

iv

Où Éléonore reparaît


Edgard Dumoulin, lui, était à cent lieues de se douter du complot qui se tramait contre lui. Le numéro du Figaro contenant l’écho le concernant ne lui avait pas été remis et il dormait du sommeil du juste lorsque, le lendemain du retour à Château-du-Lac de la comtesse de La Roche-Pelée, le scandale éclata.

Il éclata sous la forme d’un article virulent que publiait en première page le Nouvelliste de Château-du-Lac, reproduisant l’écho du journal parisien avec force commentaires.

Le secrétaire de la sous-préfecture devant un cas aussi grave, n’hésita pas à réveiller son patron, qui rêvait aux nuits d’ivresse passées avec la belle Éléonore, et fut désagréablement surpris de ce qui lui arrivait.

— Quel est le salaud qui a pu publier ça dans le Figaro ? s’écria-t-il. Zut alors, en voilà une complication !

Et comme le secrétaire restait là, attendant ses ordres :

— Qu’est-ce que vous attendez, vous ?

— J’attends les instructions de monsieur le sous-préfet, qui tiendra sans doute à démentir.

— Oui, oui, c’est cela, démentez. Envoyez une note à tous les journaux de la ville, disant que « je repousse du pied les infâmes accusations de plumitifs inconscients ».

— Ce sera fait tout se suite, répondit le secrétaire qui disparut.

En effet, un quart d’heure après, le démenti d’Edgard Dumoulin parvenait à la fois au Nouvelliste et au Républicain Castrolagunien.

Celui-ci paraissait toujours le lendemain du Nouvelliste. C’était une vieille habitude prise dès le début pour pouvoir répondre incontinent au concurrent.

Mais cette fois cependant, le Républicain Castrolagunien se montra d’une violence inusitée, dénonçant les « menées cléricales » et le complot ourdi « contre le distingué et probe représentant du gouvernement de la République ». La comtesse de La Roche Pelée était prise à partie et le rédacteur de l’article parlait d’elle en disant que « son cas relevait de la pathologie », ajoutant que cette jeune femme trop vertueuse était certainement atteinte d’hystérie religieuse, ce qui n’avait rien d’étonnant « son mari étant trop vieux pour lui faire connaître les joies salutaires d’un amour naturel ».

Mieux, le docteur Rabaud invita le sous-préfet à venir le voir chez lui et l’assura de son appui.

Edgard Dumoulin accepta d’autant plus volontiers la sympathie du docteur que celui-ci avait une fille de vingt ans, prénommée Agnès, qui fit la plus profonde impression sur l’ex-ami de la belle Éléonore.

Agnès était délicieusement fraîche et jolie, elle avait une dot assez convenable. Et, ma foi, le sous-préfet oublia complètement Éléonore, bénissant même les circonstances qui l’avaient conduit à Château-du-Lac.

La belle Éléonore pouvait attendre longtemps le retour de son amant. Celui-ci ne se préoccupait plus d’elle.

Quant à la comtesse, la guerre civile allumée dans la ville par ses soins n’avait fait que stimuler son zèle. Vainement avait-on essayé de la calmer. Elle avait répondu à toutes les démarches conciliatrices par une fin de non-recevoir absolue.

Dumoulin lui avait bien fait dire qu’il se présenterait chez elle et que, si elle voulait le recevoir, il la convaincrait et lui démontrerait qu’il n’était pas du tout l’homme qu’elle supposait. Mme de La Roche Pelée jeta les hauts cris, en disant :

— Il a osé demander à être reçu par moi ! Mais rien que sa présence souillerait ma demeure. Je ne veux pas plus le recevoir que le rencontrer. Je veux qu’il quitte Château-du-Lac avant que le château des La Roche Pelée, qu’il occupe indûment, n’ait été transformé par lui en lupanar.

Le mot avait fait le tour de la ville. On se le répétait. C’était le cri de guerre de la comtesse.

Lorsqu’on apprit à celle-ci que le docteur Rabaud était sur le point de fiancer sa fille au sous-préfet, la rage de la vertueuse Isabelle ne connût plus de bornes.

— Si ses parents sont égarés, déclara-t-elle, cette malheureuse jeune fille ne doit pas être ainsi offerte en victime. Non, non. Il faut lui ouvrir les yeux, lui faire comprendre que ce suborneur est indigne d’elle.

Et, ne voulant pas se rendre elle-même chez le docteur, elle avait chargé de cette mission délicate une vieille demoiselle qui jouait de l’orgue dans une église de la ville et se trouvait être, par une heureuse coïncidence, le professeur de piano de Mlle Agnès Rabaud.

Mais la fille du docteur avait fort mal reçu les conseils de l’envoyée de la comtesse, et celle-ci avait murmuré en apprenant cette déconvenue :

— Ah ! Elle ne veut pas nous écouter ! Eh bien ! Elle va voir ! Elle va voir !

Or, un soir, comme la comtesse sortait de l’église où elle venait d’assister au salut, elle montra à ses amies une voiture de place qui se dirigeait par une rue écartée vers le château.

— Qu’est cela ? dit-elle. Cette voiture qui vient de la gare amène peut-être une visite à notre sous-préfet. Il faut la suivre.

Et, donnant l’ordre à son cocher de filer la voiture mystérieuse, Isabelle de La Roche Pelée se fit accompagner d’une de ses plus dévouées collaboratrices, Mlle Cunégonde Dondurrand qui était d’autant plus enragée dans la lutte contre le sous-préfet qu’elle était parvenue à sa cinquantième année sans qu’aucun homme, jeune ou vieux, lui eût jamais manqué de respect.

La voiture s’arrêta devant l’hôtel du Vieux Castel, qui était situé précisément derrière la sous-préfecture. Et les deux femmes en virent descendre une jeune inconnue d’une rare élégance.

— Regardez !… Regardez donc !… disait la comtesse.

La voyageuse, dont l’obscurité empêchait de distinguer nettement les traits, était vêtue d’une grande capeline, mais comme elle écartait celle-ci, elle laissa apparaître une toilette d’un vert éclatant, robe de soie largement décolletée, de laquelle émergeaient deux bras nus jusqu’à l’épaule.

— Oh ! C’est impudique ! fit Mlle Dondurrand.

— Laissez-moi, chère amie, répondit la comtesse. Ma voiture va vous reconduire chez vous. Moi, je vais rester ici pour voir ce qui se passera. Vous direz seulement à mon cocher de revenir m’attendre dans la rue du Haut-Pavé qui donne de l’autre côté de la sous-préfecture.

« Et demain, je vous rendrai compte de ce que j’aurai vu.

Ce soir-là, M. Edgard Dumoulin, sous-préfet de Château-du-Lac, était l’homme le plus heureux du monde. Il aurait volontiers envoyé sa carte de visite avec ses remerciements émus à M. et Mme Couillard pour avoir provoqué sa nomination. Il venait, en effet, après un dîner chez le docteur, d’être agréé officiellement comme fiancé de Mlle Rabaud, qui avait reçu, sur sa joue gauche, en rougissant, le chaste baiser des fiançailles.

L’image de la jolie Agnès emplissait son esprit et, rentré chez lui, il songeait, en passant dans sa chambre à coucher, aux joies futures de la nuit nuptiale avec la fille du docteur…

Sous l’empire de ces pensées amoureuses, il se disposait à se coucher ; il entra donc dans sa chambre, tourna le commutateur électrique et se dirigea vers le lit…

À ce moment, un rire éclatant retentit derrière lui, en même temps qu’une voix bien connue lui criait :

— Bonjour, Edgard !

Edgard se retourna. Un cri de stupeur lui échappa :

— Éléonore !

C’était bien Éléonore, en effet, qui était là. Adorablement dévêtue d’une robe verte qui laissait voir la gorge, les seins rebondis, les bras potelés, les jambes bien cambrées, elle le regardait d’un air moqueur :

— Oui, mon petit, c’est moi ? Tu peux palper. Je ne suis pas un fantôme !… C’est moi, Éléonore, en chair et en os !

Et elle commença à chanter, comme le jour de la fête de Neuilly :

Elle a un caractère en or-re
Éléonore ! Éléonore !

— Tais-toi !… De grâce, tais-toi !…

— Ah ! ah ! Tu ne m’attendais pas, hein ! Moi, je suis comme ça, j’arrive toujours quand on ne m’attend pas. Tu croyais bien t’être débarrassé de moi… Non, mais, tu ne m’as pas regardée !…

Et elle se prit à rire :

— Je te vois encore, me disant d’un ton tragique, avec un faux air de de Max : « Je vais où le devoir m’appelle ! » Moi, je commençais à trouver que le devoir te retenait rudement longtemps et je me suis dit : « Je connais mon Edgard, il n’y a pas que le devoir qui puisse le retenir ainsi à Château-du-Lac ! » Tu penses ! Il y avait aussi la jeune Agnès, la fille du docteur Rabaud…

— Comment sais-tu cela ?

— Voilà. Je sais tout, moi ! On ne me mène pas en bateau ! J’ai des amis, moi aussi, à Château-du-Lac. Tiens, lis cette dépêche que j’ai reçue hier à Paris.

Et elle tendit à Edgard médusé un papier bleu sur lequel il put lire, non sans effroi :

Venez d’urgence à Château-du-Lac si voulez empêcher mariage votre ami sous-préfet avec Agnès Rabaud, fille du docteur.

C’était signé : Une amie dévouée.

Edgard s’exclama :

— C’est au moins cette rosse de comtesse qui m’a joué ce tour-là.

— Ah ! ah ! Il y a aussi une comtesse qui…

— Oh ! celle-là, je te jure bien que…

— Ne fais pas de faux serment. Ce télégramme-là, c’est celui d’une femme jalouse.

— Par exemple ! là, tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’au coude. La comtesse est un parangon de vertu.

— Ta ta ta ! Moi, je n’y crois pas aux parangons de vertu… La comtesse, c’est celle qu’Agnès a supplantée.

— Je ne l’ai jamais vue. Il paraît que je lui fais horreur.

— Voyez-vous cela. Il lui fait horreur ! Et moi, je parierais bien que la comtesse et toi, vous avez partagé ce lit-là plus d’une fois…

Ce fut au tour d’Edgard d’éclater de rire, tant cette idée lui parut extraordinaire.

— En tous cas, cette nuit, le lit ne sera ni pour Agnès, ni pour la comtesse… mais pour moi.

Ce disant, Éléonore fit glisser sa robe et apparut recouverte seulement d’une fine chemise brodée, ornée d’un ruban mauve.

Avant qu’Edgard ait pu dire ouf, elle avait bondi sur le lit. Ses cheveux défaits se répandaient sur l’oreiller. Et, jetant un regard sur son ami, elle lui disait :

— Avoue que la comtesse n’est pas aussi bien f…ichue que ça.

De fait, Éléonore était plus tentante que jamais.

Edgard, après tout, était un homme. Il avait un long arriéré de sagesse. Et qui donc aurait résisté à la tentation d’un beau corps qui s’offrait ainsi ?

Le sous-préfet capitula. Douce capitulation ! Un instant après, il serrait Éléonore dans ses bras et la couvrait de baisers fous.

Ce fut une nuit pleine de voluptés. Jamais peut-être les deux amants n’en avaient passé une semblable.

Ils se réveillèrent avant le lever du jour. Ou, du moins, ce fut Edgard qui, par un hasard providentiel, ouvrit les yeux le premier. Il éveilla sa compagne et, tout doucement, décidé à la prendre par la persuasion, il lui dit :

— Écoute, ma mignonne. Il faut t’en aller. Tu comprends que je ne peux pas te garder ici. Profite des derniers moments de la nuit pour sortir discrètement. Je ne te demande pas comment tu as réussi à entrer… Mais certainement tu pourras sortir aussi discrètement sans te faire remarquer.

Il s’attendait à une résistance. Aussi fut-il surpris de voir une Éléonore douce et « gentille comme tout », qui, d’elle-même, lui dit :

— Tu as raison, mon loup. Il ne faut pas te compromettre. Mais je reviendrai ce soir.

Elle sauta, légère, en bas du lit, remit de l’ordre dans sa toilette, se rhabilla et, après un dernier baiser à son ami :

— Laisse-moi partir seule. Je connais le chemin.

Quelques instants plus tard, Éléonore avait disparu.

La comtesse veillait-elle toujours ? Elle avait dû passer la nuit dans l’encoignure d’une porte voisine pour voir la jolie voyageuse, surprise la veille, pénétrer dans la sous-préfecture ; elle avait dû l’attendre patiemment pour la revoir sortir et rentrer à l’hôtel du Vieux Castel, car les premières lueurs du jour pointaient lorsque Mme de La Roche Pelée vint secouer son cocher qui l’attendait toujours en somnolant sur le siège de sa voiture.

— Armand, lui dit-elle, reconduisez-moi à l’hôtel. Et pas un mot à personne !

La vertueuse Isabelle avait son plan.

Le soir même, Mme de La Roche Pelée réunissait ses complices et leur racontait ce qu’elle avait vu.

Mlle Cunégonde Dondurrand, qui avait assisté au début de l’affaire, appuya de son témoignage le récit de la comtesse. Toutes étaient scandalisées, prêtes à provoquer un énorme scandale. Mais Isabelle fit taire leurs précipitations :

— Il faut user de ruse, dit-elle. Laissez-moi faire. Nous ne devons agir que lorsque nous serons sûres du succès. Pour cela, il faut prendre cette créature en flagrant délit. Je ne sais comment nous ferons. Ce soir, nous veillerons de nouveau mais cette fois, je demanderai à Mlle Dondurrand de passer une partie de la nuit. Elle viendra me relever à dix heures et je reprendrai la faction à deux heures du matin. Surtout, observez sans rien dire, sans paraître… Attendons notre heure, elle viendra.