La Sirène (p. 85-88).


XVIII



PEUT-ETRE aurais-je mieux fait de ne pas connaître cet homme… Là, devant moi, s’étendait le frémissement de l’Aventure. C’était le monde du vaste silence, vide de tout, sauf de la vie.

Mais où commence, où s’arrête la vie ?

Les coudes appuyés aux genoux, l’Indien semblait réfléchir, penché dans son attitude coutumière. Il dressa la tête, prêt à parler, fit un geste de découragement, comme si les mots qu’il allait dire ne pouvaient rendre sa pensée.

— Ce n’est pas assez de vivre… Tout ce qui vit a une conscience. Quelle différence vois-tu entre une bête, une plante et une machine ?

Il s’arrêta. Sa main brune et décharnée désignait une herbe grasse qui se dressait devant nous comme un nid de serpents surpris. Il se leva, ouvrit une feuille enroulée. A l’intérieur, il y avait une boule noire. La feuille se détendit lentement à la lumière et reprit sa position normale.

Il examinait maintenant avec attention la boule dans le creux de la main.

— C’était une mouche ou peut-être une araignée… La feuille ne se serait ouverte qu’après avoir assimilé complètement l’insecte… Une brindille de bois, une goutte de pluie peut tomber sur la plante qui ne se refermera pas… Parce qu’elle est sans yeux, sans oreilles et sans cerveau, crois-tu que cette feuille n’a pas une conscience qui éclaire et guide sa vie ?

— …

— Et toi, qu’es-tu ? Ta raison n’est pas différente de celle de la plante qui tue et mange une proie ?

Des voix s’élevaient qui semblaient répondre à sa voix.

C’étaient les voix des humbles plantes qui nous entouraient dans l’obscure maison de la jungle.

Les faibles murmuraient d’ardentes protestations. On les voyait user d’astuce dans la lutte contre les géants et les parvenus de la Forêt.

Vers le rayon de lumière qui tombait entre deux cèdres, toutes les pousses se tendaient comme des mains de prisonniers vers le soupirail du cachot.

Quels patients calculs… quels efforts de logique et quelles ruses pour échapper à la domination des puissants, pour ramper du sol gluant aux terrasses vertes du toit de la jungle sur quoi s’étale le soleil…

La pénombre faisait une nuit merveilleuse dans l’immense parvis de la forêt. La lumière était presque semblable à celle d’un jour d’automne, mais plus douce. Très loin, on entendait les soupirs des bêtes, le clapotement de l’eau du lac et des voix graves, sourdes, qui semblaient raser le sol.

Le monde m’apparaissait maintenant tout différent.

Qu’étais-je en somme dans ce pullulement d’êtres ? Je voyais que la vie était partout et que l’âme des choses que je croyais inertes dominait ma propre conscience.

Il eût mieux valu pour moi ne pas avoir connu cet homme. Ses yeux étaient comme des phares qui pénétraient la nuit de la vie.

Je me détournai soudain avec un rapide battement de cœur. Marthe était là, rieuse, cherchant querelle au Peau-Rouge.

Elle s’agrippa des deux mains à une liane qui céda sous son effort. Elle put ainsi cueillir une orchidée géante aux reflets d’opale.

Quand elle eut dans les mains la fleur monstrueuse, elle déchira lentement les larges pétales gras.

— Tu as détruit de la beauté…

— Et de la vie…

Marthe souriait, légère et radieuse dans l’encadrement de la liane abattue. Cependant, une voix montait du sol :

— J’avais, pour vivre, vaincu la nuit et les longs jours de sécheresse. Maintenant, l’acajou généreux qui me donnait sa sève a perdu sa parure… la lumière ne reflétera plus en moi l’arc-en-ciel, doré, mauve, vert et rouge.

Et voici que d’autres voix de plantes se joignirent aux lamentations de l’orchidée agonisante :

— Pourquoi as-tu détruit la beauté, la vie et l’âme de la fleur merveilleuse ?

— …

— Tu as tué sans raison…

Mais Marthe, indifférente, suivait les ébats d’un tatou, dont le museau, en forme de trompe, reniflait sur le sol l’orchidée déchirée.

Le tatou revêtu d’une carapace rose ressemblait à un petit porc en porcelaine. Il allait avec des gestes raides d’automate. Bardé d’ivoire et de corail, semblable à un bibelot chinois, il parut déconcerté de sa trouvaille et rebroussa chemin.

Marthe le prit dans ses bras.

— La chair du tatou est délicieuse, dit-elle ; elle est blanche et tendre. Je garderai la carapace avec laquelle on fait des peignes qu’aucune écaille ne peut égaler.