Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 1/Mariage


MARIAGE.
CONDITION DES FEMMES.

Les Afghans achètent leurs femmes. Cette méthode, consacrée par la loi de Mahomet, est presque universelle en Asie, et même parmi les Chinois. Le prix en diffère suivant la fortune et la condition de l’époux. L’effet de cet usage est que les femmes, quoique généralement traitées avec douceur, sont en quelque sorte considérées comme une propriété mobilière. Un mari répudie sa femme sans en donner de motifs ; mais la femme ne peut faire prononcer son divorce par le cauzy, que pour des raisons très graves, et il est rare qu’elle ait recours à cet expédient. Si le mari meurt avant sa femme, et que celle-ci contracte un second hyménée, les parens du défunt reçoivent le prix que paie le nouvel époux. Cependant chez les Afghans comme chez les Juifs, on regarde comme un devoir d’épouser la veuve d’un frère décédé. La veuve n’est pas forcée de se remarier sans son consentement, et si elle a des enfans, les bienséances exigent qu’elle reste seule.

L’âge ordinaire pour le mariage est vingt ans pour les hommes, et quinze ou seize pour les filles. Les hommes qui ne sont pas assez riches pour acheter une femme restent souvent célibataires jusqu’à quarante ans, et les femmes ne se marient quelquefois pas avant vingt-cinq ans.

En revanche, les riches marient parfois leurs enfans avant l’âge de puberté. Les habitans des villes se marient aussi de très bonne heure.

Les hommes en général se marient dans leur tribu particulière ; mais les Afghans prennent quelquefois des femmes taujikes, ou même persanes. Les hommes d’un rang distingué, et tous ceux de la tribu des Douraunées, ne voudroient point unir leurs filles à un étranger.

Dans les villes on se marie sans avoir vu la future, et par de simples motifs de convenances. Lorsqu’un homme a fait un choix, il envoie pour voir la jeune fille une de ses parentes ou une de ses voisines, qui lui en fait son rapport. Si le parti convient, l’entremetteuse s’adresse à la mère, et bientôt on fixe un jour pour la demande solennelle. Le jour arrivé, le père du futur et plusieurs de ses parens se rendent chez le père de la jeune fille ; une semblable députation de femmes va trouver la mère. Le prétendu envoie une bague, un schall, ou d’autres cadeaux à sa maîtresse, et le père du garçon supplie le père de la fille d’accepter son fils pour serviteur. Le père de la jeune fille y consent. On apporte des confitures, et l’on fait un frugal repas après avoir récité des prières pour le bonheur du jeune couple. Le père de la fille fait quelques présens modiques au futur, et dès ce moment les deux parties sont regardées comme fiancées.

Un temps considérable se passe avant la célébration du mariage. La famille de l’épouse l’emploie à préparer le trousseau qui consiste en meubles, tapis, plats d’argent, vaisselle de cuivre ou de fer, et bijoux. L’époux, de son côté, s’occupe de trouver de l’argent pour acheter sa femme, pour préparer une maison, et tout ce qui est nécessaire à son mariage.

Quand le futur est pauvre, ces dispositions exigent un an ou deux ; quand il est riche, le délai est de deux ou trois mois.

Le contrat de mariage est dressé par le cauzy ; le consentement des parens n’est pas nécessaire, celui des époux seuls suffit. On y stipule un douaire pour la femme en cas de survivance à son mari ; l’acte est signé des parties contractantes, du cauzy et des témoins. Bientôt après les époux teignent leurs doigts dans un même vase contenant du henneh (matière colorante d’un jaune foncé). La nuit suivante, l’épouse est amenée au domicile du futur par un nombreux cortège de parens, de voisins et d’amis, que précèdent des musiciens et des chanteurs. Les gens de la noce, montés à cheval, agitent leurs épées en poussant des cris d’alégresse, ou tirent des coups de mousquets. La cérémonie finit par un souper de noces.

Le mariage se fait de même dans les campagnes : mais les femmes n’y étant point voilées, il y a moins de restriction au commerce entre les deux sexes ; l’attachement mutuel détermine plus communément le mariage, et l’on épargne toutes les négociations préliminaires.

Un amant entreprenant obtient sa maîtresse sans le consentement de ses père et mère, s’il trouve moyen de lui couper une boucle de cheveux, d’enlever son voile, ou de l’envelopper d’une couverture en la proclamant sa fiancée. Comme ces privautés ne peuvent avoir lieu sans le consentement de la fille, elle seroit déshonorée à jamais si le mariage ne s’ensuivoit pas. Au reste, le futur n’est pas dispensé par là de payer une certaine dot.

L’enlèvement d’une jeune fille est considéré comme un outrage envers la famille, comparable à celui qui résulteroit d’un meurtre. On met la même ardeur à s’en venger ; mais la possession de la jeune fille est irrévocablement acquise. Les amans se réfugient sur le territoire de quelque autre tribu ; ils peuvent y compter sur la protection que la coutume accorde aux étrangers, et surtout aux supplians.

Parmi les Eusofzyes, le gendre est obligé de vivre chez son beau-père, et d’acquérir sa femme par des services domestiques, de même que Jacob gagna la main de Rachel. Pendant tout ce temps la vue de l’objet de ses désirs lui est impitoyablement refusée.

Chez les autres Afghans, l’époux a droit de s’introduire furtivement chez la mariée après les fiançailles. La mère et les autres parens favorisent cette amoureuse entreprise ; mais les hommes sont présumés n’en avoir aucune connoissance, car ce seroit pour eux un grand affront. Dans ce rendez-vous nocturne qui a lieu en présence de la mère, les paroles de tendresse, les baisers même sont permis, mais l’époux ne sauroit légalement exiger davantage. Cependant, on réussit à tromper la surveillance de la mère, et un jeune fiancée a quelquefois deux ou trois enfans avant que le mariage soit légitimement conclu. Cette coutume a lieu parmi les personnages les plus distingués, et le roi lui-même n’en est pas exempt.

La polygamie, tolérée parmi les mahométans, n’est pas usitée parmi le bas peuple, qui n’est pas assez riche pour acheter plusieurs femmes ; les riches excèdent le nombre légal de quatre, et ont une multitude de filles esclaves.

Les femmes des classes supérieures vivent cachées à tous les regards, mais on leur permet tous les plaisirs, tout le luxe que comporte leur situation. Celles des pauvres travaillent au ménage, et vont puiser de l’eau. Dans les tribus à demi barbares on les emploie à quelques travaux hors de la maison. Cependant on ne voit point ici comme dans l’Inde les femmes remplir le métier de maçons, et les états les plus pénibles.

La loi mahométane permet à un homme de battre sa femme ; mais on regarde comme une honte d’user de ce ce droit.

Les dames d’un rang distingué savent presque toutes lire, et quelques-unes ne manquent point de talens littéraires ; mais écrire seroit pour une femme blesser sa modestie ; on craindroit qu’elle ne fit de ce talent un usage illicite.

Les mères de famille ont un grand ascendant sur le ménage ; et, en dépit de la loi de Mahomet, les maris ne jouent souvent dans leur maison qu’un rôle très-secondaire.

Les femmes des villes ne sortent jamais sans un long voile blanc qui les enveloppe de la tête aux pieds ; elles ne peuvent voir et respirer l’air qu’au moyen d’un trou fermé d’un réseau.

Les femmes de condition ont le même costume quand elles sortent, et comme elles sont ordinairement à cheval, une paire de larges bottes de toile de coton blanc couvrent leurs jambes. Elles voyagent aussi sur des chameaux, dans des paniers où elles entrent jusqu’à mi-corps, et l’on met pardessus elles une grosse couverture qui devroit les étouffer. Ainsi les femmes, quoique scrupuleusement voilées, ne sont guère plus sédentaires que les femmes de l’Indoustan ; leur condition est loin d’être aussi malheureuse que celle des personnes du sexe dans les pays voisins.

J’ai déjà dit que dans les campagnes les femmes ne portent point de ces longs voiles, mais l’opinion leur interdit de se trouver avec des hommes. Elles se couvrent immédiatement le visage, si elles aperçoivent un homme qui ne soit pas de leur connoissance intime. Rarement elles entrent dans la chambre commune de leur maison, s’il s’y trouve un étranger. Cependant elles s’abstiennent de cette rigidité à l’égard des Arméniens, des Persans et des Indous, qu’elles semblent compter pour rien.

Quand le mari est absent, les femmes reçoivent sans façon les hommes qui viennent réclamer l’hospitalité, et ont pour eux tous les soins que la coutume exige. Les femmes de campagne, et surtout les bergères, sont d’une chasteté reconnue.

Je ne crois pas qu’il y ait en Orient d’autre nation que celle des Afghans où l’on puisse voir éclater le sentiment de l’amour, d’après l’idée que nous nous faisons en Europe de cette passion. L’amour en effet y exerce un grand empire. Outre les nombreux enlèvemens dont on ne peut braver le péril que lorsqu’on est éperdûment épris, il n’est pas rare de voir un homme amoureux d’une jeune fille, lui engager sa foi, et se retirer ensuite dans un pays lointain jusqu’à ce qu’il ait acquis, par son commerce ou son industrie, la somme nécessaire pour l’obtenir de ses parens.

J’ai vu à Pounxa un jeune homme qui étoit dans ce cas. Il avoit conçu une passion très-vive pour la fille d’un mullik, et en étoit payé de retour. Le père consentoit au mariage ; mais il prétendoit que l’honileur de sa fille exigeoit qu’on payât pour l’obtenir la même somme qui avoit été donnée des autres femmes de la famille. Les deux jeunes gens furent cruellement affligés. L’amant ne possédoit qu’un quartier de terre et quelques bœufs ; il se décida à aller commercer dans l’Inde. Sa maîtresse lui donna pour gage d’affection une de ces aiguilles qui servent ànoircir le bord des paupières avec de l’antimoine ; et le jeune homme ne doutoit nullement qu’à son retour il ne la trouvât fidèle.

Cet amour sentimental se trouve plus particulièrement chez les gens de campagne, il est plus rare parmi les hommes des hautes classes, mais on en a vu des exemples. C’est une intrigue amoureuse entre le chef des Turcolaunées et la femme d’un khan de la contrée des Eusofzyes, qui a occasionné une guerre longue et sanglante entre les deux tribus.

La plus grande partie des chansons et des contes des Afghans roulent sur l’amour ; cette passion y est décrite dans les termes les plus ardens et les plus romanesques. Un de leurs poëmes les plus célèbres est l’histoire d’Audam et de la belle Dourkhaunée ; il n’y a point d’homme instruit dans le pays qui ne l’ait lu, chanté, ou ne le sache par cœur. En voici une foible esquisse.

« Audam étoit le guerrier le plus beau et le plus brave de sa tribu ; Dourkhaunée étoit la plus belle et la plus aimable des vierges. Pendant long-temps une haine implacable entre leurs familles les empêcha de se connoitre ; ils se rencontrèrent enfin, et conçurent l’un pour l’autre une passion violente. Les querelles des deux familles ne leur avoient pas permis de se voir, et même de se faire l’aveu de leurs sentimens mutuels lorsque la belle Dourkhaunée fut forcée par ses parens d’épouser un chef du voisinage. On se figure sans peine l’affliction et les lamentations de son adorateur. Les lettres qu’il écrivit à Dourkhaunée, et celles qu’il en reçut remplissent une grande partie du poëme. Enfin, après avoir surmonté des obstacles innombrables, Audam décida sa maîtresse à le voir en secret. Ils eurent plusieurs entrevues ; mais Dourkhaunée conserva toute sa pureté ; elle ne résista pas moins aux importunités de son amant qu’à celles de son mari.

Les visites d’Audam n’échappèrent pas long-temps au mari, qui en conçut de la jalousie et un vif ressentiment. Il l’épia un jour, et fondit sur lui avec un certain nombre de ses parens. L’attaque fut vivement repoussée ; mais Audam reçut une blessure mortelle. L’époux barbare n’en fut pas satisfait, il voulut voir quel effet produiroit sur Dourkhaunée la nouvelle de la mort de son rival.

Le seul plaisir de Dourkhaunée, dans les longs intervalles qui s’écouloient entre les visites de son amant, étoit de se retirer dans son jardin, et d’y cultiver deux fleurs ; l’une portoit le nom d’Audam, l’autre son nom à elle-même. Le jour de la catastrophe, elle observa que la fleur d’Audam se flétrissoit tout à coup ; elle n’étoit pas encore revenue de sa surprisé lorsque son époux se présenta à ses yeux, tenant à la main une épée qu’il lui dit être teinte du sang d’Audam.

Cette épreuve fut fatale à Dourkhaunée ; l’horreur et le désespoir la saisirent ; elle tomba morte sur la place. On rapporta ce fatal événement à Audam, qui respiroit encore. Instruit de ce nouveau malheur, il prononça le nom de sa maîtresse et rendit le dernier soupir.

On enterra les deux amans dans deux tombes rapprochées l’une de l’autre ; mais telle étoit la force de leur amour que le trépas n’avoit pu le détruire, et on les trouva réunis dans le même tombeau. Deux arbres naquirent de leurs dépouilles mortelles, et confondirent leurs branches au-dessus de ce funèbre monument. »

On sera frappé de la ressemblanceque cette histoire offre pour les détails et pour le dénouement avec certains de nos romans européens.

Ce qu’il y a de remarquable, c’est que non-seulement dans les ouvrages d’imagination, mais dans les faits qui passent pour historiques, et qui sont attribués à des personnages fameux, on retrouve souvent des anecdotes absolument semblables ; les écrivains européens ou asiatiques se sont évidemment copiés les uns les autres. Un exemple suffira pour en fournir la preuve.

L’Histoire Romaine a célébré le stratagème qu’employa Annibal pour échapper à Fabius, en lâchant dans les campagnes des bœufs qui portoient à leurs cornes des torches allumées. Les Afghans attribuent la même ruse de guerre, avec tous ses détails, à un de leurs chefs, et ils placent la scène dans le voisinage de Héraut. Il n’est pas jusqu’aux contes populaires qui ne soient les mêmes en Angleterre et en Asie.