CHAPITRE DCXXIII.

Carrabas, pots-de-chambre.


Qui connoît le majestueux carrabas, attelé de huit chevaux, lesquels font quatre petites lieues en six heures & demie de tems. Il mene les gens à Versailles : il renferme dans une espece de longue cage d’osier vingt personnes qui sont une heure à se chamailler avant que de pouvoir prendre une attitude, tant elles sont pressées ; & quand la machine part, voilà que toutes les têtes s’entre-choquent. On tombe dans la barbe d’un Capucin, ou dans les tétons d’une nourrice. Un escalier de fer, à larges degrés, oblige vieille & jeune à montrer au moins sa jambe à tous curieux partant.

Ce carrabas, deux fois par jour, voiture lentement, mais non doucement, les valets des valets de Versailles[1]. Tous les enfans qui vont sucer le lait des nourrices Normandes, font leur entrée le lendemain de leur naissance dans le carrabas de Poissi ; c’est un choc dur & perpétuel à casser la tête rafermie des adultes.

Quand le carrabas chemine sur la route royale, le leste équipage, passant comme l’éclair, le regarde en pitié. Ce carrabas n’a pas l’air de conduire les gens à une cour brillante. S’il fait soleil, vous y arrivez grillé, s’il pleut, vous êtes trempé comme une soupe. C’est dans cet état qu’on débarque les Parisiens empressés de voir la majesté du trône, devant le château magnifique & la grille dorée du riche souverain.

Quand cette lourde & vilaine cage croise un équipage royal, il n’y a plus d’expression pour rendre le contraste qu’offre le coup-d’œil ; il faut en rire malgré soi. On diroit qu’on a voulu conserver la premiere voiture qui fut imaginée pour rehausser l’éclat & la légéreté des voitures nouvelles. Le bon Henri IV n’avoit cependant qu’un coche de cette espece, & il écrivoit à Sully : je ne pourrai vous aller trouver d’aujourd’hui, ma femme m’ayant pris mon coche. Comme deux cents années font absolument changer de face aux mêmes objets !

Il faut entrer dans ce carrabas, ou dans des carrosses dits pots-de-chambre, moins incommodes, mais constamment ouverts à tous les vents.

Quand vous prenez un de ces pots-de-chambre, vous avez des pages. Le cocher qui n’a point de gages, place à douze sols par tête quatre personnes, deux sur le devant, & deux sur le derriere. Ceux qui sont sur le devant s’appellent singes, & ceux qui sont sur le derriere lapins.

Le singe & le lapin descendent à la grille dorée du château, ôtent la poudre de leurs souliers, mettent l’épée au côté, entrent dans la galerie, & les voilà qui contemplent à leur aise la famille royale, & qui jugent de la physionomie & de la bonne grace des princesses. Ils font ensuite les courtisans tant qu’ils veulent. Ils se placent entre deux ducs, ils coudoient un prince trop empressé, qui retient son geste quand il l’a outre-passé, & rien n’empêche le lapin & le singe de figurer dans les appartemens & au grand couvert, comme suivant de la cour.

Tandis que ces hideuses voitures vous estropient ou vous ennuient, il est défendu à la charrette oisive, au cabriolet léger, au fiacre vuide, au fourgon commode, de voiturer personne sur cette route royale. Vous devinez bien, lecteur, sans que je le dise, qu’il s’agit là encore d’un beau privilege exclusif.

Mais que le carrabas & le pot-de-chambre sont éloquens ! Ils semblent vous annoncer la foule de désagrémens qui vous attendent dans ce lieu de splendeur, ils vous disent de rétrograder ; mais on n’entend pas la morale que vous donne le pot-de-chambre. On avance, on prie, on sollicite, on perd des années, on use sa vie dans l’attente.

Que le petit ambitieux, que l’intrigant, que le froid adulateur, que l’extravagant à projets soient cahotés dans ces voiture ; ils le méritent bien ; mais à ceux qui n’ont que la curiosité pour objet, qui veulent voir le même jour, la ménagerie, les statues & les princes, qu’importent de beaux chemins, s’ils ne peuvent y voyager à leur fantaisie, s’ils sont gênés, contrariés dans leur marche, & pourquoi faut-il encore des bureaux ? quand j’ai le desir d’aller voir, par moi-même, comment se porte en son château le roi de France ?

Tel qui n’a été à Versailles qu’en carrabas, de retour dans son bourg de province, fait un roman effronté & ridicule sur ce séjour du souverai. Il a vu le roi, les princesses, le grand couvert, rien de plus vrai ; mais il y ajoûte des circonstances mensongeres, qui sont reçues avec admiration par la crédulité ignorante : l’exagération a son passe-port, & le conte le plus bizarre est écouté. Le raconteur persuade à ses compatriotes tout ce qu’il veut. Il loue l’affabilité de la reine, qui a daigné lui demander des nouvelles de son pays, & ce récit inconcevable qu’il imagine, le fait prendre en haute considération. Il s’échauffe en répétant la même histoire, & parvient lui-même à la croire véritable.

Ou ne sauroit imaginer ce qui se dit de Versailles au fond de la Gascogne, & dans les tavernes Suisses. Les descriptions fabuleuses deviennent d’un comique qui rend l’auditeur émerveillé encore plus étonnant que le narrateur. C’est une suite de mensonges facécieux, enchaînés les uns aux autres ; & j’ose assurer que tel Suisse, tandis qu’il boit, l’emporte à cet égard sur le plus déterminé Gascon.

Les contes jaunes, les contes bleus, les contes à la cigogne, n’approchent pas de ces narrations romanesques, écoutées en silence, & qui deviennent encore plus plaisantes par les remarques sérieuses que fait l’auditoire du cabaret.

On a mis en scene devant Leurs Majestés le dialogue incroyable du menteur intrépide, & des provinciaux crédules : rien de plus vrai que le fond de cette farce. La coutume qu’on a de s’entretenir par-tout de la cour de Versailles, a créé dans de certains endroits des traditions d’une extravagance si rare, qu’on ne sait ce qui a pu enfanter ces détails imaginaires, dont on auroit peine à désabuser les personnes qui les ont adoptés, quelque raisonnables qu’elles soient d’ailleurs.

  1. On connoît le mot de Duclos. Quand je dîne à Versailles, je crois manger à l’office ; je n’entend que des valets qui parlent incessamment de leur maître.