CHAPITRE DCXXII.

Trente Écrivains en France, pas davantage.


Chez les anciens peuples la considération publique étoit vivante ; notre gloire est terne en comparaison de ces honneurs qui payoient les services rendus au genre humain.

Pour se délivrer parmi nous du fardeau de la reconnoissance, on s’écrie de toutes parts : le nombre des auteurs est immense ! Oui, de ceux qui usurpent ce nom, ou qui ont fait une seule brochure dans leur vie. Mais de fait, il n’y a point en France plus de trente écrivains[1], constamment livrés à leur art.

Le dégoût, la sécheresse, l’indigence, la crainte des persécutions, & sur-tout la paresse font sortir les trois quarts & demi de la carriere, dès qu’ils y ont fait les premiers pas. Ils se jettent dans le chemin battu de la fortune. Plusieurs écrivains, même célebres[2], n’entretiennent leur renommée que par quelques ouvrages, semés à de prudens intervalles. Or qu’est-ce que trente hommes faisant profession ouverte de ces honorables travaux, au milieu d’une nation composée de plus de vingt millions d’hommes ?

Les écrivains seroient dix fois plus nombreux, qu’ils mériteroient encore d’être considérés ; car sous quelque rapport qu’on les envisage, ils sont utiles. Outre le lustre qu’ils impriment à la nation chez l’étranger, l’amusement qu’ils procurent par leurs productions, est de tous le plus touchant, le plus varié & le moins coûteux. Leurs livres, leurs pieces de théatre, leur genre de vie, leurs rivalités même donnent lieu à des conversations intarissables, qui sont probablement les plus agréables de toutes, puisque tout le monde y revient si fréquemment. La vie d’une jolie femme est moins scrutée que celle de tel homme célebre.

On ne peut du moins leur refuser la gloire de répandre dans la société un langage épuré, le goût du savoir, la lumiere de la raison, & cette fleur de plaisanterie qui fait disparoître toute exagération. Ils contribuent à rendre plus vif ce plaisir délicat des peuples policés, ce charme de la conversation qui enfante tant de choses lumineuses & qui instruit souvent mieux que les livres.

Quelqu’un a appelle les gens de lettres estimables, les substituts de la magistrature. Ce mot est très-bien trouvé. Ils font aussi la police, en frondant les abus les plus dominans. On les a vu s’élever contre les vices politiques, contre les ridicules dangereux & les opinions fausses. Ils ont fait valoir les droits de la raison, depuis la satyre Ménipée jusqu’à la derniere brochure politique ; & depuis peu, dans des crises très-importantes, ils ont décidé l’opinion publique. Elle a eu, d’après eux, la plus grande influence sur les événemens. Ils semblent former enfin l’esprit national.

Les gens du monde, qui, par envie ou par ignorance, s’efforcent de rabaisser tout ce qui est au-dessus d’eux, secrétement irrités de voir qu’on ne parloit plus de leurs occupations futiles, voudroient, s’il leur étoit possible, humilier les gens de lettres, comme des rivaux qui occupent à leur détriment les bouches de la renommée. Ils ont imaginé en conséquence de rendre les gens de lettres responsables en corps de toutes les sottises que sont quelques-uns d’entr’eux. Il faut observer que les gens de lettres ne forment point un corps, & conséquemment n’ont point de jurisdiction les uns sur les autres. Ils ne peuvent imposer silence au folliculaire effronté, au détracteur insolent, au calomniateur, à l’écrivain satyrique ou ordurier ; ils sont isolés dans leur genre de vie, ainsi que dans leurs travaux : ils se cherchent d’abord par curiosité, & souvent ne se cultivent point par le peu de ressemblance de leur caractere ; car l’amitié ne se commande pas ; & pourvu qu’ils se respectent, on n’a rien à leur reprocher. Tel homme célebre n’a jamais rencontré dans le cours de sa vie son rival ou son antagoniste, quoiqu’habitant tous deux la même ville ; il n’a ni le droit de réprimande, ni celui de remontrance.

Il me prend fantaisie de donner ici la liste complete des inévitables ennemis des gens de lettres ; on verra qu’ils sont en nombre & en force. Commençons par les demi-littérateurs. Comme les déserteurs sont les soldats les plus acharnés contre le régiment qu’ils ont quitté, & les apostats les ennemis les plus perfides de leur religion ; de même l’homme qui n’a pu réussir dans les lettres, devient à coup sûr l’ennemi le plus implacable de ceux qui les cultivent. Les adversaires les plus sourds & les plus redoutables sont toujours ceux qui n’ont fait qu’un pas dans la carriere de la littérature, & qui se sont retirés, soit par impuissance, soit renvoyés par les sifflets. Les lettres ont commencé le plus souvent leur fortune, & ils sont ingrats envers les lettres ; leur avancement est un secret reproche qui leur dit, ce qu’ils voudroient se déguiser à eux-mêmes, qu’ils n’avoient que le talent de faire fortune.

Eh ! pourquoi, étant riches, envient-ils la célébrité orageuse de l’homme de lettres ? Voici, si je ne me trompe, le secret du cœur humain pleinement dévoilé à cet égard. Les richesses, toutes aimables qu’elles sont, ne frappent qu’une seule fois par leur éclat, & l’on ne leur paie pas un tribut constant d’estime. Elles n’apportent rien de personnel, rien de ce qui flatte tant l’amour-propre ; les dons du génie sont brillans, existent par eux-mêmes, & intéressent la curiosité. Quelques personnes dînent chez un riche ; mais des milliers d’hommes lisent un excellent ouvrage, & ne sont pas maîtres de ne point être reconnoissans du plaisir qu’ils ont eu. Voilà pourquoi les riches, au milieu de leur opulence, sont presque tous plus ou moins jaloux des hommes qui cueillent les palmes de la littérature.

Pour peu qu’un riche ne soit pas un sot, on lui donnera du goût : par conséquent il passera pour avoir de l’esprit, & de là au génie il n’y a qu’un pas. S’il ne se fait point un beau livre, c’est qu’il ne le veut pas, & qu’il emploie mieux son tems à d’illustres affaires. Il dit mille impertinences, & on l’écoute parce qu’on est à sa table, & que son gros cuisinier, au tact délicat, a de la finesse pour lui. Il fronde hautement toute idée patriotique, pour peu qu’elle tende à diminuer l’embonpoint excessif qui fait maigrir tant d’autres. Il trouve fort mauvais l’examen public de pareilles matieres. Il s’étonne de ce qu’on n’arrête pas tous les ouvrages qui ne sont point remplis d’un respect profond envers le travail de la finance moderne, & de ce qu’on ne célebre pas, par exemple, les fortunes rapides, comme les exploits guerriers & les talens littéraires.

Qu’il jouisse de ses richesses : d’accord ; qu’il accumule autour de sa personne toutes les voluptés ; qu’il s’en rassasie, à la bonne heure : les plaisirs qu’il achete lui appartiennent ; qu’il les goûte en paix : mais pourquoi veut-il qu’on le considere, qu’on ait pour lui de la vénération ou de l’estime ? À quel titre ? que nous fait son opulence ? Elle n’est utile qu’à lui seul. Que toutes les jouissances l’environnent dans sa maison ; mais que hors de là, il laisse à l’homme de lettres l’estime publique qui lui est due, seule récompense de les nobles travaux.

Tout lecteur doit de la reconnoissance à tout auteur. Celui qui ne lit pas doit savoir encore que la langue, la société & les mœurs doivent infiniment à la classe des écrivains.

  1. À bien compter, il n’y en a pas davantage. Je ne parle pas ici des médecins, des jurisconsultes, des chirurgiens qui écrivent sur leur art ; je ne parle pas des compilateurs, des journalistes, des traducteurs à tant la feuille ; je ne mets dans la liste des écrivains que j’ai en vue, que ceux qui donnent au public des ouvrages d’imagination ou de philosophie, & qui remplissent son attente par des productions successives, qui arrivent tous les ans ou à certaines époques encore plus éloignées, mais à peu près égales, relativement à l’importance ou à l’étendue de l’objet. Or sur ces trente hommes de lettres, cultivant les lettres avec assiduité & constance, la moitié habite la capitale. Quoi, s’écriera-t-on, il n’y a que quinze écrivains dans la ville de Paris ! Oui, dignes de ce nom ; comptez : mais n’y faites pas entrer les paresseux ou ceux qui vivent uniquement sur leur réputation.
  2. On sait que dès qu’un auteur est académicien, il pense toucher au terme de la gloire littéraire ; il ne fait plus rien que de courir les sociétés. Il est plus souvent à table qu’a son bureau ; & quand il a passé des années entieres sans payer aucun tribut au public, il appelle cela le respecter. À qui convient donc le fauteuil académique ? À tout homme qui ne veut plus écrire.