Système des beaux arts/Introduction

Texte établi par Ch. Bénard,  (p. 3-14).

INTRODUCTION.



DES STYLES DE L’ART EN GÉNÉRAL. − DIVISION DES ARTS.


Chacun des arts, en particulier, indépendamment des formes de l’art qui se réalisent en eux, a en lui-même son propre développement qui lui est commun avec tous les autres, du moins sous le rapport général. Chaque art a son époque florissante, son point de perfection, en deçà et au delà une époque qui précède et qui suit cette perfection. Car les œuvres de l’art sont les œuvres de l’esprit, et, par conséquent, elles ne sont pas immédiatement parfaites dans leur espèce comme les productions de la nature. Les arts ont un commencement, un accroissement, une perfection et une fin ; ils croissent, fleurissent et dégénèrent.

Ces caractères généraux dont nous exposerons ici le développement, parce qu’ils se reproduisent dans tous les arts, sont ce qu’on a coutume de désigner sous les noms de Styles sévère, idéal et gracieux. Ce sont les différents styles de l’art. Ils s’appliquent principalement, 1o soit au mode général de conception et de représentation ; 2o soit à la forme extérieure comme manquant de liberté, libre, ou surchargée de détails ; et en général à tous les côtés où la détermination de l’idée perce dans la manifestation extérieure ; 3o soit à l’exécution technique et à la manière dont les matériaux de l’art sont employés.

C’est un préjugé ordinaire de s’imaginer que l’art a commencé par le simple et le naturel. On peut l’accorder, il est vrai, dans un certain sens. Sans doute, comparés au véritable idéal, l’inculte et le grossier sont plus naturels et plus simples. Mais autre chose est le naturel, le vivant, le simple, comme représentant la beauté dans l’art. Ces commencements, qui sont simples et naturels dans le sens de la grossièreté, n’appartiennent nullement à l’art et à la beauté. C’est ainsi, par exemple, que les enfants font des figures simples et vous dessinent en deux traits irréguliers une figure d’homme, un cheval, etc. La beauté, comme œuvre de l’esprit, au contraire, a besoin, même dans ses commencements, d’une technique perfectionnée, d’essais multipliés et d’exercice. Quant au simple considéré comme caractère du beau, comme la grandeur idéale, c’est plutôt un résultat. On n’y arrive qu’après être passé par de nombreux intermédiaires. Il faut avoir triomphé de la multiplicité, de la variété, de la confusion, de ce qui peut paraître déréglé et pénible. La simplicité consiste alors à cacher, à effacer, dans cette victoire, tous les préparatifs et les échafaudages antérieurs ; de sorte que maintenant la libre beauté paraisse sortie sans obstacle comme d’un seul jet. Il en est ici comme des manières d’un homme bien élevé, qui, dans tout ce qu’il dit et ce qu’il fait, se montre simple, libre et naturel, qualités qu’il semble posséder comme un don de la nature et qui sont cependant chez lui le fruit d’une éducation parfaite.

Ainsi donc, logiquement et historiquement parlant, l’art, dans ses commencements, nous apparaît sans naturel, lourd, minutieux dans les accessoires, s’attachant à travailler péniblement les vêtements et les ornements. Et plus cette partie extérieure est compliquée et variée, plus est simple, en effet, la partie où réside l’expression, c’est-à dire plus est pauvre l’expression vraiment libre et vivante de l’âme dans les formes et les mouvements.

Aussi, sous ce rapport, les premiers ouvrages d’art et les plus anciens, dans tous les arts particuliers, offrent le moins de richesse, pour le fond. Ce sont, dans la poésie, de simples récits, des théogonies, où fermentent des pensées abstraites, exprimées sous une forme imparfaite ; dans la sculpture, quelques saints en pierre et en bois. L’exécution en est uniforme ou confuse, raide et froide. Dans les arts du dessin, en particulier, l’expression de la figure est stupide, immobile, non dans le sens de la profondeur de l’esprit absorbé en lui-même, mais de la stupidité animale ; ou, à l’opposé, elle est d’une vivacité exagérée, les traits étant trop fortement caractérisés. De même, les formes, les mouvements du corps sont inanimés. Les bras, par exemple, sont fixés sur le corps ; les jambes ne sont pas détachées, ou elles sont mal agencées, anguleuses, affectent des mouvements raides. Les figures, de leur côté, sont grossièrement façonnées ; les membres ramassés ou excessivement maigres et allongés. Quant aux accessoires extérieurs, au contraire, tels que l’habillement, la chevelure, les armes et autres ornements, ils sont travaillés avec prédilection et avec beaucoup de soin. Mais les plis du vêtement, par exemple, restent raides et détachés, sans se marier aux formes du corps, comme on peut le voir très-souvent dans les images de la vierge et des saints des premiers temps. Ils sont à la fois rapprochés dans une régularité uniforme, et brisés de plusieurs manières en angles rudes ; au lieu d’être flottants, ils pendent larges et amples. De même, les premières poésies sont saccadées, incohérentes et monotones ; une seule idée ou un seul sentiment y domine exclusivement ; ou bien encore, elles sont pleines d’âpreté et de violence. Les détails sont entremêlés et sans clarté ; l’ensemble, mal lié, ne peut former un tout vivant et fortement organisé.

Mais le style, tel que nous devons le considérer ici, commence avec l’art proprement dit. Dans les commencements il est encore, à la vérité, âpre et rude, mais déjà tempéré par une beauté sévère. Ce style est le beau dans sa haute simplicité ; il s’attache à l’élément essentiel, l’exprime et le représente dans ses masses et dédaigne encore la grâce et l’agrément ; il laisse dominer la chose même, et ne consacre que peu de soin et de travail aux accessoires. Le style sévère se borne aussi à reproduire fidèlement le sujet donné. En effet, d’une part, en ce qui concerne le fond, il s’en tient, quant à la conception et à la représentation, à ce qui est fourni, par exemple, par la tradition religieuse, telle qu’elle existe. D’un autre côté, il veut aussi, quant à la forme extérieure, conserver simplement le sujet lui-même, et non y substituer une invention personnelle. Il se contente de cette impression générale et grande qui naît du sujet lui-même et de son expression, fidèle à son essence et à sa réalité. De même aussi, tout ce qui est accidentel est banni de ce style, afin que le caprice et l’arbitraire de la personnalité ne paraissent pas s’y introduire. Les motifs sont simples, les passions peu nombreuses ; et, par conséquent aussi, il ne se manifeste pas une grande variété dans les détails, les formes, les mouvements.

Vient, en second lieu, le style idéal, le style pur, le beau style, qui tient le milieu entre l’expression simple et la tendance tout-à-fait prononcée au gracieux. Nous pouvons désigner, comme le caractère de ce style, la plus haute vitalité combinée avec une grandeur calme et belle, en un mot, telle que nous l’admirons dans les œuvres de Phidias ou dans Homère. Ici, la vie est répandue sur tous les points, dans toutes les formes, les manières, les mouvements et les membres. Rien d’insignifiant, rien qui ne soit expressif. De quelque côté que l’ouvrage d’art soit considéré, tout en lui est actif et animé, tout en lui trahit le battement du pouls, le mouvement de la vie libre. En même temps, cette vitalité manifeste essentiellement un tout unique ; elle est l’expression d’une même idée, d’une seule individualité, d’une seule action.

Dans une pareille vitalité naturelle et vraie nous trouvons également le souffle de la grace répandu sur l’ouvrage entier. Cette grace naît du désir de plaire à l’auditeur ou au spectateur, tandis que le style sévère la dédaigne. Cependant, la grace, Charis, ne se montre ici que comme une sorte de remerciement ou une simple complaisance. Aussi, elle reste dans le style idéal, entièrement libre du désir de plaire. Nous pouvons nous expliquer ceci rationnellement. En effet, quoique le sujet représenté soit concentré, renfermé en lui-même, lorsque, dans l’art, il se manifeste et prend en quelque sorte la peine d’exister pour nous, de quitter sa simplicité, de sortir de cet état de concentration pour passer à la vie active, individuelle, entrer dans le monde de la division et de la variété, ce passage doit s’exprimer comme une sorte de complaisance de la part du personnage, en tant qu’il ne paraît pas avoir besoin pour lui-même de cette existence concrète et animée, et cependant s’y abandonne complétement en notre faveur. Une pareille grace ne peut cependant se maintenir à ce dégré qu’autant que l’élément essentiel paraît se suffire à lui-même, insouciant à l’égard de ses charmes extérieurs, qui fleurissent à la surface comme une sorte de superfluité. Cette indifférence qui naît d’une sécurité profonde, ce calme d’une existence absolue qui a conscience d’elle-même, constitue le bel abandon de la grace, laquelle n’attache aucun prix à cette manifestation d’elle-même. C’est ici également qu’il faut chercher le caractère élevé du beau style. L’art véritablement beau et libre est sans souci de la forme extérieure, dans laquelle il ne laisse percer aucun retour sur soi-même, aucune attention, aucun dessein prémédité. Dans chaque expression, chaque air ou manière d’être extérieure, il n’a en vue que l’idée et l’ame du tout. C’est seulement par là que se conserve l’idéal du beau style, qui n’est ni rude, ni sévère, mais s’adoucit déjà dans le sens de la sérénité du beau. Il n’est fait violence à aucune forme, à aucune partie ; chaque membre apparaît indépendant, jouit d’une existence propre, et, cependant, se contente de n’être qu’un moment dans le tout. C’est là ce qui seul peut, à la profondeur et à la forte détermination de l’individualité et du caractère, ajouter la grace avec la vie et l’animation. Le sujet en lui même conserve toute sa prépondérance ; mais, en se développant dans une riche variété de traits et de formes, qui rend sa manifestation parfaitement déterminée, claire, vivante et présente, il laisse également au spectateur sa liberté. Au lieu d’absorber son esprit dans une pensée abstraite, il lui met sous les yeux l’image du mouvement et de la vie.

Mais, par ce dernier point, lorsque cette tendance vers le côté extérieur de la représentation va plus loin, le style idéal passe au gracieux, à l’agréable. Ici, en même temps, perce un autre but que celui de la vitalité du sujet lui-même. Plaire, produire de l’effet se révèle comme une intention, et devient en soi une tâche nouvelle. L’Apollon du Belvédère, par exemple, n’appartient pas encore au style gracieux, mais il marque la transition du haut idéal à ce genre. Or, comme, dans un pareil style, ce n’est plus au sujet seul que se rapporte la manifestation extérieure tout entière, les particularités, lorsqu’elles sortent naturellement du sujet lui-même et sont en soi nécessaires, sont cependant plus ou moins indépendantes. On sait qu’elles ont été adaptées, intercalées à dessein, comme ornements ou épisodes. Cependant, précisément parce qu’elles restent accidentelles pour le sujet et qu’elles n’ont leur destination essentielle que dans leur rapport avec le spectateur, l’auditeur ou le lecteur, elles flattent celui à qui elles s’adressent. Virgile et Horace, par exemple, nous font plaisir, sous ce rapport, par un style travaillé avec art, où l’on reconnaît un double but : l’intention de plaire et des efforts pour y parvenir. Dans l’architecture, la sculpture et la peinture, le style gracieux fait disparaître les masses simples et grandes. Partout se montrent de petites images indépendantes de l’œuvre totale, des ornements, des décorations, des découpures dans les murs, des cheveux arrangés avec soin et ornés avec élégance, des airs souriants, des draperies jetées avec grâce, des couleurs et des formes attrayantes, des poses frappantes et difficiles, sans être encore forcées, beaucoup de mouvement. Dans l’architecture appelée gothique ou allemande, par exemple, à l’époque où elle passe au gracieux, nous trouvons une ornementation travaillée avec un soin infini ; de sorte que le tout apparaît composé de colonnettes hardiment superposées, avec les ornements les plus variés, d’une foule de tourelles d’aiguilles, etc., qui plaisent à l’œil par elles-mêmes, sans cependant détruire l’effet des proportions générales et des masses, qui n’offrent d’ailleurs que des dimensions moyennes.

Maintenant, puisqu’à ce degré du développement de l’art, tout est sacrifié à l’effet extérieur dans toute la représentation de la forme extérieure y nous pouvons regarder comme son extension ce qu’on appelle le style à effet. Il peut employer aussi le choquant, le sévère, le colossal (où, par exemple, s’est souvent égaré le génie extraordinaire de Michel-Ange), des contrastes heurtés comme moyens d’expression. L’effet, en général, c’est la tendance dominante de l’art à se tourner vers le public. De sorte que l’objet représenté n’est plus en soi calme, plein de sérénité, se suffisant à lui-même, mais se projette au dehors, appelle sur soi le regard du spectateur et s’efforce de se mettre en rapport avec lui par le mode de représentation. Ces deux qualités, l’indépendance calme et la complaisance à s’offrir aux regards du spectateur, doivent à la vérité se rencontrer dans l’œuvre d’art, mais se combiner dans le plus parfait équilibre. Si l’œuvre d’art, dans le style sévère, est entièrement renfermé en lui-même, sans vouloir parler au spectateur, alors il est froid. S’il lui fait trop d’avances, il plaît, mais abstraction faite de son idée fondamentale. L’impression, au moins, n’est pas produite par celle-ci, par sa conception et sa représentation. Cette tendance dégénère ensuite en prédilection pour les accidents de l’apparence sensible. On fait aussi de l’image elle-même quelque chose d’accidentel, où nous ne reconnaissons pas le sujet lui-même et sa forme nécessaire déterminée par sa nature, mais le poète et l’artiste, avec leurs fins personnelles, leur savoir-faire et leur talent d’exécution. Par là, le spectateur est parfaitement débarrassé du fond essentiel de la représentation elle-même. L’œuvre d’art le met uniquement en tête-à-tête avec l’artiste, puisque ce dont il s’agit avant tout, c’est que chacun voie ce que celui-ci a voulu faire, avec quel esprit et quelle habileté il l’a saisi et exécuté. Or, être mis ainsi en communauté de vues et de jugement avec l’artiste, c’est ce qui flatte le plus. Le lecteur, l’auditeur ou le spectateur admire le poète et le musicien, le peintre, le sculpteur ou l’architecte, d’autant plus facilement qu’il trouve sa propre vanité plus agréablement satisfaite, que l’œuvre d’art l’invite davantage à s’asseoir à ce tribunal intérieur, et lui met, comme dans la main, les intentions et les vues de l’artiste. Le style sévère, au contraire, n’accorde presque rien au spectateur. Par sa grandeur seule et par la manière simple dont il est exprimé, le sujet lui-même repousse sévèrement et durement tout ce qui ressemble à la personnalité. Cela peut être aussi l’effet d’une simple hypocondrie de l’artiste, qui, après avoir mis dans son œuvre une idée profonde, ne veut pas procéder à une exposition libre, facile et sereine ; il rend à dessein difficile au spectateur l’explication de sa pensée. Mais le mystérieux qui s’étale, à son tour, est également une affectation et offre un faux contraste avec le gracieux dont il a été parlé plus haut.

Les Français, principalement, travaillent dans ce genre qui flatte le spectateur, qui est agréable et produit de l’effet. Ils ont, par conséquent, cultivé cette manière frivole, agréable de plaire au public, comme la chose essentielle, parce qu’ils cherchent la valeur principale de leurs œuvres dans la satisfaction des autres ; ils veulent avant tout intéresser, produire de l’impression. C’est, surtout, dans leur poésie dramatique que se fait remarquer cette tendance. Ainsi, par exemple, Marmontel raconte, au sujet de la représentation de son Denis-le-Tyran, l’anecdote suivante : Le moment décisif était une demande adressée au tyran. La Clairon, qui avait à faire cette demande, au moment important, lorsqu’elle adresse la parole à Denis, fait un pas en avant vers le parterre qu’elle apostrophe en même temps. Ce geste décida du succès de toute la pièce.

Nous autres Allemands, au contraire, nous nous attachons trop exclusivement au fond dans les œuvres d’art. Satisfait de la profondeur de son idée, l’artiste s’inquiète peu du public qui doit se pourvoir lui-même, se mettre l’esprit à la torture et se tirer d’affaire comme il lui plaît et comme il peut.