Calmann-Lévy (p. 50-61).


IV

PÉTITION À l’ASSEMBLÉE NATIONALE


Grâce, messieurs les bourgeois ! criaient les malheureux paysans de Buzançais au jury qui les envoyait à l’échafaud et au bagne.

Voulez-vous donc, messieurs les bourgeois de l’Assemblée nationale, que, d’un bout de la France à l’autre, ce cri sinistre et déchirant s’élève encore vers vous ? Exigez-vous que le peuple des campagnes, abattu et désespéré, se jette à vos pieds comme si vous étiez des rois, et comme s’il était encore en servage ? Non, vous ne le voulez pas, car il n’y a pas longtemps que cette plainte navrante des condamnés de Buzançais a ému les plus implacables d’entre vous. Vous avez rougi en voyant ces malheureux se prosterner dans la poussière pour demander la grâce de leurs frères et de leurs compagnons, et votre orgueil ne s’est pas réjoui devant l’humiliation de cette race d’enfants égarés, à la fois violents et faibles, qui vous appelent encore maîtres, et qu’il faudrait élever dans la sphère des êtres humains, au lieu de les châtier sans pitié quand ils ont violé des lois qu’ils ne connaissent pas.

Quelque chose d’affreux vient de se passer à Guéret. Les ouvriers de la ville se sont vus forcés de tuer les ouvriers de la campagne. Sans doute, dans toute querelle le premier coupable c’est le provocateur, et il est avéré que la campagne a attaqué la ville, dans cette funeste rencontre. Une nuée d’orage menaçait la cité ; la cité s’est préservée. L’artisan a défendu ses foyers, l’autorité a fait mille efforts pour empêcher la collision. De chaque côté, des citoyens ont été aux prises pour un intérêt collectif, le paysan croyant à tort que la ville devait être responsable des rigueurs de la loi, les citadins ne pouvant décliner cette responsabilité dans un moment où l’aveugle colère du paysan ne voulait et ne pouvait souffrir d’explications fraternelles.

Ce malheur n’est donc qu’un résultat, la cause est ailleurs. Il faut pactiser avec une triste équité devant les égarements du malheur, mais il faut remonter à la cause et la faire disparaître, car un embrasement général peut sortir de cette horrible collision, et de tous les points du territoire des plaintes s’élèvent, des menaces retentissent, la guerre sociale, depuis longtemps imminente, n’a pas besoin d’autre prétexte que celui de l’impôt.

Messieurs les bourgeois, grâce pour le peuple, grâce pour le paysan ! Nous nous mettrons à genoux, s’il le faut, à la place de ces hommes : pour épargner l’effusion du sang, que l’orgueil cède des deux côtés, il est parmi nous des cœurs capables de vous en donner l’exemple.

Ne nous dites pas, pour vous débarrasser de nos plaintes, que le peuple a tort. Eh ! nous le savons bien qu’il a tort, lorsque pour se soustraire à l’exécution d’une loi cruelle, il s’en va menacer et frapper des frères qui souffrent comme lui de la dureté de cette loi. Mais qui l’a faite cette loi, et qui l’a sanctionnée ? c’est aussi le malheur des temps. Nous ne sommes pas de ceux qui disent au peuple que c’est pour s’engraisser de ses dépouilles que les gouvernements se succèdent les uns aux autres, et que la République est tombée dans des mains infidèles qui consomment sciemment la ruine du pauvre. Nous avons foi aux principes plus qu’aux hommes, il est vrai, mais nous ne croyons point à une perversité froide et raisonnée, ayant conscience d’elle-même. Nous avons encore espoir en la République, en cette forme qui est impossible à garder si la probité politique n’en est pas la base. Nous sommes de ceux qui ont dit au peuple, aussi loin que notre voix a pu porter, quelque faible qu’elle fût : « Payez l’impôt en vue d’un meilleur avenir ».

Nous sommes de ceux qui auraient horreur d’exciter le peuple des campagnes à une résistance matérielle qui n’aboutit jamais pour lui qu’à la prison et à l’amende tout au moins. Nous savons bien que ce n’est pas cette portion-là du peuple qui est mûre pour accomplir des révolutions, parce qu’elle n’a pas encore l’idéal de la solidarité et qu’elle ne s’émeut profondément que pour des questions d’intérêt. Or, si l’intérêt constitue un droit, il faut qu’une idée de devoir corrélatif s’y joigne pour qu’une révolution ait de la grandeur et que Dieu la bénisse, autrement elle reste dans les proportions de l’émeute sanglante et ne peut aboutir qu’à une jacquerie.

Et pourtant, nous ne sommes pas non plus de ceux qui ont peur pour eux-mêmes et qui payeraient volontiers double impôt pour soustraire leur propriété et leur existence aux horreurs d’une guerre sociale. Nous sommes de ceux qui payeraient au nom de l’humanité, et jamais au nom de la peur. Nous sommes de ceux qui rougiraient de songer aux désastres qui peuvent les atteindre, quand le spectacle du désastre d’une génération entière absorbe leurs pensées et navre leur conscience. Enfin, pardonnez-nous de vous parler de nous-mêmes, messieurs les bourgeois, mais vous nous écouterez peut-être plus favorablement si vous rendez justice à nos vrais sentiments ; nous sommes de ceux qui aimons les malheureux sans haïr ceux qui ne le sont point, et qui nous mettrions à genoux aussi devant le paysan furieux, si nous pouvions ainsi l’empêcher d’arriver jusqu’à vos femmes et à vos enfants.

Vous n’avez qu’un tort, je veux le croire ; ce tort, c’est de ne pas connaître la misère du peuple.

Si vous l’aviez vue de près et par vous-mêmes, vous ne donneriez pas de démentis à ceux qui vous disent que le paysan ne mange pas de viande et qu’en beaucoup d’endroits il ne mange pas même de pain. Vous perdez du temps à faire de longues enquêtes sur cet état de misère auquel vous ne voulez point croire. Eh bien, informez-vous, car nous espérons, nous croyons que cette science du mal vous inspirera pour trouver la science du bien. Mais informez-vous le plus vite possible, car la misère est à son comble et le paysan perd patience.

Nous savons bien ce qu’on peut dire pour condamner l’avarice du paysan qui refuse l’impôt. Nous sommes de si bonne foi que nous allons vous le dire nous-mêmes. Ce ne sont pas toujours les plus malheureux qui se plaignent le plus. Les plus malheureux on les épargne, et quand même on ne le ferait pas, la misère, arrivée à son extrême degré, ôte à l’homme toute énergie, tout instinct de révolte.

Quand la faim l’épuisé, l’homme n’est plus redoutable et on peut lui arracher le dernier lambeau qui le couvre sans qu’il ait la force de le défendre. Appellerez-vous bon citoyen l’être qui se soumet de la sorte, et factieux celui à qui un peu plus de bien-être et d’intelligence révèle la notion de son droit ?

Plus l’existence est intolérable moins on y tient, c’est pourquoi la bourgeoisie tient plus à la vie que le peuple, et ne va pas sans armes affronter des masses armées, comme fait le peuple dans les jours de crise.

Mais entre le misérable épuisé de corps et d’esprit, qui n’a pas la force de se joindre à l’émeute, et l’homme aisé qui n’y va qu’avec les moyens de la réprimer, il y a le petit propriétaire mal aisé qui tient à son mince avoir plus qu’à sa vie, et qui va, comme un troupeau en fureur, frapper du front et des épaules, les fusils et les canons de l’ordre public.

Et si l’intérêt individuel est le principal mobile du paysan, s’il comprend à peine l’intérêt collectif de la commune, s’il est indifférent à la cause nationale, s’il ignore l’importance et la valeur de ses droits politiques, s’il est prêt, dès aujourd’hui, à donner son vote au premier prétendant qui lui promettra l’abolition de l’impôt, si, d’ici à bien longtemps, il doit ignorer que dans une société bien constituée l’impôt est la richesse du pauvre, si enfin, il tient plus à la conservation de quelques pièces de monnaie qui représentent pour lui le salut de quelques jours difficiles, qu’à l’honneur de les sacrifier à un idéal politique qu’il ne comprend pas, à qui la faute, encore une fois ?

La faute en est au passé qui l’a tenu systématiquement dans un état d’infériorité morale. Elle est aussi au présent qui lutte pour faire triompher l’égalité, mais avec mollesse, inhabileté, impuissance. La faute en est surtout à ceux qui disent encore que le peuple perd à s’éclairer, et que la société est impossible avec le progrès. Heureusement ceux qui raisonnent ainsi sont désormais peu nombreux en France, mais ils témoignent du préjugé barbare qui, pendant tous les siècles écoulés, a décrété l’ignorance et l’imbécillité du pauvre.

Mais soyons indulgents et miséricordieux pour tout le monde, nous ne sommes point dans un état normal qui nous permette une enquête où la moitié au moins de la bourgeoisie de France se trouverait inculpée et compromise gravement. Chaque localité est un foyer d’agitation et de discorde où il serait impossible de procéder régulièrement sans amener des désastres, et la magistrature a une haute mission de prudence, de longanimité et de sagesse à remplir sous la pression de circonstances exceptionnelles. Elle devra nécessairement agir avec le paysan comme avec l’enfant que l’on aime et dont on corrige les écarts le moins rigoureusement possible. Quant au bourgeois elle aura à le ménager aussi et à tenir compte de l’excitation violente qu’une révolution produit dans les esprits sceptiques ou froissés.

L’ignorance est la grande plaie. Vous voulez la faire cesser, n’est-il pas vrai ? Vous voulez que tous les hommes aient droit à l’éducation gratuite ? Quand cette grande institution aura porté ses fruits, soyez sévères contre toute infraction aux lois sanctionnées par le suffrage universel ; mais, aujourd’hui encore, vous êtes forcés de temporiser.

Eh bien, le premier acte de votre politique à vous tous, quelle que soit votre opinion, doit être de faire cesser l’exercice de la loi des quarante-cinq centimes jusqu’au moment où l’impôt progressif vous sera démontré une nécessité du temps présent. Vous n’instruirez pas le peuple par la force, et vous n’aurez une société constituée que quand il se soumettra volontairement à vos lois ; jusque-là vous aurez des troubles, des déchirements, la guerre partielle, éclatant sur d’innombrables petits cratères d’insurrection, partant point de repos, point de commerce, point de travail industriel et votre ruine couronnerait celle du peuple d’un immense désastre.

Au nom du ciel, au nom du peuple, au nom de votre propre intérêt, revisez cette loi ou faites-en une meilleure ou bien encore faites payer les riches seulement. Ayez votre nuit du 4 Août, messieurs les bourgeois, il est temps. On sait bien que vous ne céderez pas à la peur, car l’émeute est partout comprimée, vous avez des fusils et le peuple des provinces n’en a pas. Vous avez l’argent et la terre, et vous pouvez réduire encore le paysan par la crainte de manquer de travail. Vous êtes les créanciers du paysan, car, de toutes parts, il est endetté et il a bien fallu que l’argent qui l’a sauvé depuis quelques années sortît des coffres de la bourgeoisie. Soyez donc généreux pendant que vous avez encore la force, pendant que vous êtes encore les maîtres. N’attendez pas des cataclysmes que nul ne peut prévoir, mais qui consommeraient la ruine du pauvre avec celle du riche.

Faites aimer la République si vous l’aimez vous-mêmes, et pour commencer épargnez le besoin, puisque le besoin est la première corde à toucher dans l’organisation craintive du paysan. Plus tard vous parlerez à son cœur et à son esprit par l’éducation politique. Le paysan a une vive intelligence, il ne lui manque que la culture. Il a de grands instincts. Il devient le modèle du soldat dans les armées et quand le sol est envahi par l’étranger, il le défend avec héroïsme. Il a eu de grands jours, ce pauvre peuple, et il a encore, malgré l’épouvantable enseignement d’égoïsme des trente dernières années, des vertus domestiques qui lui sont propres.

Attendez pour exiger de lui des vertus civiles et patriotiques, qu’il soit moins malheureux, moins effrayé, moins abandonné, et jusque-là ne rougissez pas de revenir sur vos propres décrets, si vous voyez que sa bourse ne peut y suffire et que sa conscience ne peut les accepter.