Calmann-Lévy (p. 39-49).


III

SUR PROUDHON ET JULES JANIN

À propos d’un article du journal de Proudhon sur les artistes littéraires.


Voici les littérateurs fort maltraités et, pour notre part, nous n’avons plus qu’à nous pendre. D’un côté Proudhon, qui met peu de gants pour écrire ce qu’il pense, nous déclare collectivement incapables et inutiles ; de l’autre, M. Jules Janin, qui en fulminant contre Proudhon, nous adresse un torrent d’injures.

Ainsi de par Proudhon nous sommes excommuniés au nom de la République démocratique ; de par M. Janin, qui, la bouche pleine d’invectives et de gros mots, se fait champion du patriciat littéraire, nous sommes échinés (c’est un de ses mots familiers) au nom de la monarchie regrettée.

L’histoire est assez plaisante, et mérite pourtant d’être examinée. Proudhon est brutal, paradoxal. Nous avouons n’avoir pas très bien lu tous ses ouvrages, parce qu’il y traite beaucoup les questions d’économie politique que nous ne comprenons pas très bien. Mais nous en avons pourtant assez compris pour savoir que Proudhon est un homme de génie très démocrate. C’est quelque chose, et, parmi les écrivains qui ont surgi sous la monarchie, ce n’est pas un fait assez commun pour que sa parole n’ait pas beaucoup de valeur aujourd’hui. Pourtant, nous n’irons pas à l’école de Proudhon, nous sommes religieux. Il ne dépend pas de nous de ne pas l’être, et Proudhon nous semble un peu athée dans la forme. C’est peut-être une prétention de sa part comme c’est l’habitude chez ceux qui prennent ce titre. Mais notre religion, à nous, nous défend de proscrire les incrédules et nous ordonne même d’écouter tout ce qu’ils peuvent avoir de bon et de vrai à nous dire sur les choses de ce monde.

En outre, nous aimons le talent de Proudhon, sa franchise, sa rudesse, sa bonne foi et ce mélange de malice et de naïveté qui rend son journal beaucoup plus attachant et instructif que le Journal des Débats.

Voici la première fois que nous avons l’occasion de dire notre sentiment à l’égard d’un socialiste éminent que nous n’avons jamais vu, mais que nous lisons tous les jours.

Quant à M. Janin, lequel dans les relations particulières nous a toujours témoigné beaucoup de respect et d’amitié (on ne s’en douterait pas et il faut bien que nous nous en vantions) ; lequel nous a quelquefois durement traitée cependant dans ses feuilletons à l’endroit de la littérature sans que nous en ayons jamais éprouvé le moindre dépit, parce qu’il faisait son métier de critique et que c’est une magistrature contre laquelle nous n’avons jamais entendu protester : lequel enfin n’a point à se plaindre de nous, que nous sachions : il lui plaît aujourd’hui de nous rendre solidaire des malédictions qui peuvent nous atteindre dans l’homélie de Proudhon et de nous traiter à ce propos, de femme que la société a rejetée de son sein. Le mot est doux et surtout bien trouvé. On l’appliquerait tout au plus à un forçat. Quoi qu’il en soit, nous l’acceptons avec la plus grande tranquillité jusqu’à ce que nous ayons compris ce que M. Janin entend par la société. Il est certain qu’il ne nous a pas toujours rejeté de la sienne, car il nous a fait l’honneur de nous y attirer avec beaucoup de prévenances. Mais si par la société M. Janin entend le monde des agioteurs il est possible que ces honnêtes gens nous eussent repoussé de leur sein. Nous n’en savons rien, n’ayant jamais songé à nous y précipiter. Nous n’avons donc jamais été rejeté d’aucune société, vu que nous sommes toujours resté dans la nôtre. Mais si par la société M. Janin entend véritablement la société humaine, il voudra bien nous dire par quelle condamnation infamante nous en sommes exclus. Mais laissons cela. Nous sommes assez vengés de M. Janin en répétant bien haut la phrase qu’il nous adresse et en lui demandant si c’est là le bon goût, la politesse, les agréables relations, les manières nobles, les sentiments élevés que la monarchie lui a enseignés et dont il déplore l’absence sous notre infâme et brutale république. Nous avons quelque chose de mieux à faire, c’est de répondre à Proudhon, et, pour commencer, nous dirons que si l’article de Proudhon sur les gens de lettres était fait avec plus de soin, s’il avait exprimé toute sa pensée, il aurait prouvé qu’il a parfaitement raison en principe.

Nous ne sommes pas d’humeur violente et nous croyons qu’on peut être démocrate et bienveillant. Nous croyons même que pour être tout à fait démocrate il faudrait être charitable : ainsi en accordant que Proudhon a raison en principe, nous n’admettons pas qu’il ait raison en fait, et que tous les littérateurs n’aient fait que du mal sous le régime de la monarchie. Nous pensons, au contraire, que plusieurs ont fait beaucoup de bien et qu’en cela Proudhon a tort. Mais ils ont fait du bien en tant que littérateurs. Maintenant tous, croyants ou sceptiques, veulent jouer un rôle politique et ils en sont incapables, en cela Proudhon a raison, ils ne nous feraient que du mal.

Un poète, un artiste, un romancier sont capables d’avoir une idée et un sentiment vif, passionné, sincère du bien et du mal qui caractérisent leur époque. Sans cela ils ne seraient ni artistes ni poètes.

Mais, en général, dix-neuf fois sur vingt ils ne sont point hommes pratiques et ne peuvent pas l’être.

Pourquoi ? dira-t-on. Je vais le dire et me trouver d’accord avec Proudhon.

C’est que par suite de je ne sais quelle grâce d’état, peut-être par suite de l’espèce de vertige que la flatterie leur a donné (car jamais la vanité littéraire n’a été aussi dangereusement excitée que dans ces derniers temps), ils ont tous les défauts des avocats sans en avoir l’habileté. Ils se croient le centre de toutes les idées et l’expression de tous les sentiments publiés. Ils estiment si haut leur spécialité qu’il ne leur faudrait point parler d’apprendre quelque chose, de l’étudier, d’écouter autrui, et de se rendre à l’opinion générale. Ils ont un orgueil maladif, et forment véritablement une sorte de caste sacerdotale qui se rangera difficilement à l’idée républicaine, au gouvernement de chacun par tous.

Voilà pourquoi presque tous les littérateurs en renom aujourd’hui ont le sentiment monarchique et une répulsion invincible pour l’égalité.

Qui combat en effet l’idée divine de l’égalité parmi les hommes avec le plus d’amertume et de fureur ? Ce sont les artistes et les littérateurs ; ils ont toujours l’air de revendiquer un droit, un privilège, quand ils s’écrient : « Non, le génie n’est pas départi à tous les hommes, la poésie est un sacerdoce. » L’alexandrin doit régner sur le monde. L’humanité à genoux doit adorer le littérateur, fils aîné de Dieu.

Voyez Victor Hugo à chaque ligne, à chaque parole. Deux hommes seuls ont été logiques en passant de la littérature à la politique. M. Lamartine politique ne voulut plus entendre parler de M. Lamartine poète. Déranger poète n’a pas voulu entendre parler de Déranger député. Proudhon a fait son article évidemment ad hoc pour la circonstance, et pour écarter la candidature des hommes de lettres. Ni Balzac, ni Dumas, ni Hugo, qui eussent été d’excellents pairs de France sous la monarchie, ne peuvent donner au peuple de garanties pour la représentation nationale. Balzac fait d’admirables romans, Dumas des drames émouvants (il en a fait de bien beaux !), M. Hugo fait des vers magnifiques ; mais jamais ces littérateurs n’entendront rien au problème social qu’il s’agit de résoudre.

Leurs idées sont étrangères à ce problème, et ce sentiment, qui domine chez l’artiste, ne leur apportera aucune lumière à ce sujet. Leur sentiment, on le sait, est essentiellement aristocratique. Ils seront d’autant plus passionnés pour l’idée d’aristocratie qu’ils sont plus artistes. Leur place est à l’Académie ; l’Assemblée nationale n’est pas un corps constitué à l’effet de donner au talent une récompense nationale. C’est, ou ce devrait être, un atelier pour le travail socialiste et politique. Il y faut des spécialités ; autrement, pourquoi n’y enverrait-on pas des chanteurs, des peintres, des artistes de tout genre, en tant qu’artistes aimés du public ?

Le plaisant de l’affaire, c’est que presque tous ont la prétention d’être hommes politiques et que les plus grands succès de public et d’argent ne leur paraissent plus rien s’ils ne peuvent mettre en sautoir l’écharpe du député.

Vous voyez bien, Proudhon, qu’au lieu de les faire tenir tranquilles vous allez augmenter leur rage de députation si vous leur dites qu’ils ne sont bons à rien d’ailleurs. Il faudrait, au contraire, leur démontrer, parce que cela est vrai, qu’ils ont une mission qui leur convient mieux et dans laquelle ils serviront mieux la société !

Mais est-ce aux artistes que Proudhon fait la guerre, à ces artistes de notre temps, qui, pour la plupart, il faut l’avouer, ne sont nullement démocrates, nullement politiques, nullement socialistes et même fort peu patriotes ? N’est-ce point à l’art qu’il prétend faire le procès ?

Non, ce n’est point à l’art, c’est à la théorie rebattue de l’art pour l’art, cette chimère des vingt dernières années. En ce cas, c’est justice, mais c’est frapper un peu dans le vide ; car l’art pour l’art n’a jamais existé et n’existera jamais. Toutes les fois qu’un homme intelligent essayera de cultiver la forme et de laisser aller le fond au hasard, il cessera d’être artiste et fera quelque chose qui n’aura ni sens ni valeur. Quand même le fonds serait mauvais, coupable, funeste, ce serait encore de l’art si ce fond, cette pensée est sentie et réalisée. Cela devient alors, si vous voulez, de l’art immoral et qu’il faut blâmer dans l’homme et dans l’œuvre.

Mais ne dites pas que c’est la faute de l’art en tant que fonction. C’est une fonction souillée et détournée de son but. C’est l’expression puissante d’une âme puissante pour le mal. Or ce n’est pas dans l’art seulement, c’est dans toutes les spécialités, dans toutes les fonctions possibles que vous trouverez des abus à réprimer et des infidélités à punir.

Maintenant les artistes viendront-ils nous dire : « Que vous importe que ma pensée soit odieuse si ma forme est belle ? » C’est là que nous les attendons avec leur fameuse théorie de l’art pour l’art ; en pourra leur répondre que l’odieux de la pensée n’était pas nécessaire à la beauté de la forme. On ne contestera pas l’une, mais on ne leur pardonnera point l’autre.

On leur dira : « Faites de l’art, si la morale publique ne vous rend pas cette carrière impossible, mais ne venez pas quêter nos suffrages pour être fonctionnaire public, dans une autre carrière, car vous ne pouvez avoir votre récompense que là où vous l’avez cherchée, c’est-à-dire dans le profit ou dans le scandale de votre succès. »