Souvenirs entomologiques/Série 2/Chapitre 11

Librairie Delagrave (deuxième sériep. 179-205).

XI

LA TARENTULE À VENTRE NOIR


L’Araignée a mauvais renom : pour la plupart d’entre nous, c’est un animal odieux, malfaisant, que chacun s’empresse d’écraser sous le pied. À ce jugement sommaire, l’observateur oppose l’industrie de la bête, ses talents de tisserand, ses ruses de chasse, ses tragiques amours et autres traits de mœurs de puissant intérêt. Oui, l’Araignée est bien digne d’étude, même en dehors de toute préoccupation scientifique ; mais on la dit venimeuse, et voilà son crime, voilà la cause première des répugnances qu’elle nous inspire. Venimeuse, d’accord, si l’on entend par là que la bête est armée de deux crochets donnant prompte mort à la petite proie saisie ; mais il y a loin entre mettre à mal un homme et tuer un moucheron. Si foudroyant qu’il soit sur l’insecte enlacé dans la fatale toile, le venin de l’aranéide est sur nous sans gravité et produit moins d’effet que la piqûre d’un cousin. C’est là, du moins, ce que l’on peut affirmer pour la grande majorité des Araignées de nos pays.

Quelques-unes pourtant sont à craindre ; et de ce nombre, d’abord la Malmignatte, si redoutée des paysans corses. Je l’ai vue s’établir dans les sillons, y tendre sa toile et se ruer avec audace sur des insectes plus gros qu’elle ; j’ai admiré son costume de velours noir avec taches d’un rouge carminé ; j’ai surtout entendu sur son compte des propos fort peu rassurants. Aux alentours d’Ajaccio et de Bonifacio, sa morsure est réputée très dangereuse, parfois mortelle. Le campagnard l’affirme, et le médecin n’ose pas toujours le nier. Aux environs de Pujaud, non loin d’Avignon, les moissonneurs parlent avec effroi du Théridion lugubre, observé d’abord par L. Dufour dans les montagnes de la Catalogne ; d’après leur dire, sa morsure amènerait de sérieux accidents. Les Italiens ont fait renommée terrible à la Tarentule, qui provoque chez la personne piquée des accès convulsifs, des danses désordonnées. Pour combattre le tarentisme — ainsi s’appelle la maladie suite de la morsure de l’Araignée italienne — il faut recourir à la musique, seul remède efficace, à ce que l’on assure. On a noté des airs spéciaux, les plus aptes à soulager. Il y a une chorégraphie et une musique médicales. Et nous, n’avons-nous pas la tarentelle, danse vive et sautillante, léguée peut-être par la thérapeutique du paysan des Calabres ?

Faut-il prendre au sérieux ces étrangetés, faut-il en rire ? Après le peu que j’ai vu, j’hésite. Rien ne dit que la morsure de la Tarentule ne puisse provoquer, chez les personnes faibles et très impressionnables, un désordre nerveux que la musique soulage ; rien ne dit qu’une transpiration abondante, suite d’une danse fort agitée, ne soit apte à diminuer le malaise en diminuant la cause du mal. Loin de rire, je réfléchis et m’informe lorsque le paysan calabrais me parle de sa Tarentule, le moissonneur de Pujaud de son Théridion lugubre, le laboureur corse de sa Malmignatte. Ces aranéides et quelques autres pourraient bien mériter, du moins en partie, leur terrible réputation.

La plus robuste des Araignées de ma contrée, la Tarentule à ventre noir, va nous donner tantôt, sur ce sujet, matière à réflexion. Je n’ai point à traiter un point médical, je m’occupe avant tout de l’instinct ; mais comme les crochets à venin ont un rôle de premier ordre dans les manœuvres de guerre du chasseur, accessoirement je parlerai de leurs effets. Les mœurs de la Tarentule, ses embuscades, ses ruses, ses méthodes pour tuer la proie, voilà mon sujet. Je lui donnerai pour préambule un récit de L. Dufour, un de ces récits qui faisaient autrefois mes délices et n’ont pas peu contribué à mes liaisons avec l’insecte. Le savant des Landes nous parle de la Tarentule ordinaire, de celle des Calabres, observée par lui en Espagne :

« La Lycose tarentule habite de préférence les lieux découverts, secs, arides, incultes, exposés au soleil. Elle se tient ordinairement, au moins quand elle est adulte, dans des conduits souterrains, dans de véritables clapiers, qu’elle se creuse elle-même. Ces clapiers, cylindriques et souvent d’un pouce de diamètre, s’enfoncent jusqu’à plus d’un pied dans la profondeur du sol ; mais ils ne sont pas perpendiculaires. L’habitant de ce boyau prouve qu’il est en même temps chasseur adroit et ingénieur habile. Il ne s’agissait pas seulement pour lui de construire un réduit profond qui pût le dérober aux poursuites de ses ennemis, il fallait encore qu’il établît là son observatoire pour épier sa proie et s’élancer sur elle comme un trait. La Tarentule a tout prévu : le conduit souterrain a effectivement d’abord une direction verticale ; mais à quatre ou cinq pouces du sol, il se fléchit à angle obtus, il forme un coude horizontal, puis redevient perpendiculaire. C’est à l’origine de ce tube que la Tarentule s’établit en sentinelle vigilante et ne perd pas un instant de vue la porte de sa demeure ; c’est là qu’à l’époque où je lui faisais la chasse j’apercevais ces yeux étincelants comme des diamants, lumineux comme ceux du chat dans l’obscurité.

« L’orifice extérieur du terrier de la Tarentule est ordinairement surmonté par un tuyau construit de toutes pièces par elle-même. C’est un véritable ouvrage d’architecture, qui s’élève jusqu’à un pouce au-dessus du sol et a parfois deux pouces de diamètre, en sorte qu’il est plus large que le terrier lui-même. Cette dernière circonstance, qui semble avoir été calculée par l’industrieuse aranéide, se prête à merveille au développement obligé des pattes au moment où il faut saisir la proie. Ce tuyau est principalement composé par des fragments de bois sec unis par un peu de terre glaise, et si artistement disposés les uns au-dessus des autres, qu’ils forment un échafaudage en colonne droite, dont l’intérieur est un cylindre creux. Ce qui établit surtout la solidité de cet édifice tubuleux, de ce bastion avancé, c’est qu’il est revêtu, tapissé en dedans, d’un tissu ourdi par les filières de la Lycose et se continuant dans tout l’intérieur du terrier. Il est facile de concevoir combien ce revêtement si habilement fabriqué doit être utile, et pour prévenir les éboulements, les déformations, et pour l’entretien de la propreté, et pour faciliter aux griffes de la Tarentule l’escalade de sa forteresse.

« J’ai laissé entrevoir que ce bastion du terrier n’existait pas toujours ; en effet, j’ai souvent rencontré des trous de Tarentule où il n’y en avait pas de traces, soit qu’il eût été détruit accidentellement par le mauvais temps, soit que la Lycose ne rencontrât pas toujours des matériaux pour sa construction, soit enfin parce que le talent de l’architecte ne se déclare peut-être que dans les individus parvenus au dernier degré, à la période de perfection de leur développement physique et intellectuel.

« Ce qu’il y a de certain, c’est que j’ai eu de nombreuses occasions de constater ces tuyaux, ces ouvrages avancés de la demeure de la Tarentule ; ils me représentent en grand les fourreaux de quelques Friganes. L’aranéide a voulu atteindre plusieurs buts en les construisant : elle met son réduit à l’abri des inondations, elle le prémunit contre la chute des corps étrangers qui, balayés par le vent, finiraient par l’obstruer ; enfin elle s’en sert comme d’une embûche en offrant aux mouches et autres insectes dont elle se nourrit un point saillant pour s’y poser. Qui nous dira toutes les ruses employées par cet adroit et intrépide chasseur ?

« Disons maintenant quelque chose sur les chasses assez amusantes de la Tarentule. Les mois de mai et juin sont la saison la plus favorable pour les faire. La première fois que je découvris les clapiers de cette aranéide et que je constatai qu’ils étaient habités, en l’apercevant en arrêt au premier étage de sa demeure, qui est le coude dont j’ai parlé, je crus, pour m’en rendre maître, devoir l’attaquer de vive force et la poursuivre à outrance ; je passai des heures entières à ouvrir la tranchée avec un couteau de plus d’un pied sur deux pouces de largeur, sans rencontrer la Tarentule. Je recommençai cette opération dans d’autres clapiers et toujours avec aussi peu de succès ; il m’eût fallu une pioche pour atteindre mon but, mais j’étais trop éloigné de toute habitation. Je fus obligé de changer mon plan d’attaque et je recourus à la ruse. La nécessité est, dit-on, la mère de l’industrie.

« J’eus l’idée, pour simuler un appât, de prendre un chaume de graminée surmonté d’un épillet, et de frotter, d’agiter doucement celui-ci à l’orifice du clapier. Je ne tardai pas à m’apercevoir que l’attention et les désirs de la Lycose étaient éveillés. Séduite par cette amorce, elle s’avançait à pas mesurés vers l’épillet. Je retirais à propos celui-ci un peu en dehors du trou pour ne pas laisser à l’animal le temps de la réflexion ; et l’Aranéide s’élançait souvent d’un seul trait hors de sa demeure, dont je m’empressais de fermer l’entrée. Alors la Tarentule, déconcertée de sa liberté, était fort gauche à éluder mes poursuites et je l’obligeais à entrer dans un cornet de papier que je fermais aussitôt.

« Quelquefois, se doutant du piège, ou moins pressée peut-être par la faim, elle se tenait sur la réserve, immobile, à une petite distance de la porte qu’elle ne jugeait pas à propos de franchir. Sa patience lassait la mienne. Dans ce cas, voici la tactique que j’employais. Après avoir bien reconnu la direction du boyau et la position de la Lycose, j’enfonçais avec force et obliquement une lame de couteau, de manière à surprendre l’animal par derrière et à lui couper la retraite en barrant le clapier. Je manquais rarement mon coup, surtout dans des terrains qui n’étaient pas pierreux. Dans cette situation critique, ou bien la Tarentule, effrayée, quittait la tanière pour gagner le large, ou bien elle s’obstinait à demeurer acculée contre la lame du couteau. Alors, en faisant exécuter à celle-ci un mouvement de bascule assez brusque, je lançais au loin et la terre et la Lycose, dont je m’emparais. En employant ce procédé de chasse, je prenais parfois jusqu’à une quinzaine de Tarentules dans l’espace d’une heure.

« Dans quelques circonstances où la Tarentule était tout à fait désabusée du piège que je lui tendais, je n’ai pas été peu surpris, quand j’enfonçais l’épillet jusqu’à le tourner dans son gîte, de la voir jouer avec un espèce de dédain avec cet épillet et le repousser à coups de pattes, sans se donner la peine de gagner le fond de son réduit.

« Les paysans de la Pouille, au rapport de Baglivi, font aussi la chasse à la Tarentule en imitant, à l’orifice de son terrier, le bourdonnement d’un insecte au moyen d’un chaume d’avoine.

« Ruricolae nostri, dit-il, quando eas captare volunt, ad illorum latibula accedunt, tenuisque avenaceae fistulae sonum, apum murmuri non absimilem, modulantur. Quo audito, ferox exit Tarentula ut muscas vel alia hujus modi insecta, quorum murmur esse putat, captat ; captatur tamen ista a rustico insidiatore.

« La Tarentule, si hideuse au premier aspect, surtout lorsqu’on est frappé de l’idée du danger de sa piqûre, si sauvage en apparence, est cependant très susceptible de s’apprivoiser, ainsi que j’en ai fait plusieurs fois l’expérience.

« Le 7 mai 1812, pendant mon séjour à Valence, en Espagne, je pris, sans la blesser, une Tarentule mâle d’assez belle taille, et je l’emprisonnai dans un bocal de verre clos par un couvercle de papier, au centre duquel j’avais pratiqué une ouverture à panneau. Dans le fond du vase, j’avais fixé un cornet de papier qui devait lui servir de demeure habituelle. Je plaçai le bocal sur une table de ma chambre à coucher, afin de l’avoir souvent sous les yeux. Elle s’habitua promptement à la réclusion, et finit par devenir si familière, qu’elle venait saisir au bout de mes doigts la mouche vivante que je lui servais. Après avoir donné à sa victime le coup de mort avec les crochets de ses mandibules, elle ne se contentait pas comme la plupart des Araignées, de lui sucer la tête, elle broyait tout son corps en l’enfonçant successivement dans la bouche au moyen des palpes ; elle rejetait ensuite les téguments triturés et les balayait loin de son gîte.

« Après son repas, elle manquait rarement de faire sa toilette, qui consistait à brosser, avec les tarses antérieurs, ses palpes et ses mandibules, tant en dehors qu’en dedans ; après cela, elle reprenait son air de gravité immobile. Le soir et la nuit étaient pour elle le temps de la promenade. Je l’entendais souvent gratter le papier du cornet. Ces habitudes confirment l’opinion, déjà émise ailleurs par moi, que la plupart des Aranéides ont la faculté de voir le jour et la nuit, comme les chats.

« Le 28 juin, ma Tarentule changea de peau, et cette mue qui fut la dernière n’altéra d’une manière sensible ni la couleur de sa robe, ni la grandeur de son corps. Le 14 juillet, je fus obligé de quitter Valence, et je restai absent jusqu’au 23. Durant ce temps, la Tarentule jeûna ; je la trouvai bien portante à mon retour. Le 2 août, je fis encore une absence ci neuf jours, que ma prisonnière supporta sans aliments et sans altération de santé. Le 1er octobre, j’abandonnai encore la Tarentule sans provisions de bouche. Le 21 de ce mois, étant à vingt lieues de Valence, où j’étais destiné à demeurer, j’expédiai un domestique pour me l’apporter. J’eus le regret d’apprendre qu’on ne l’avait pas trouvée dans le bocal, et j’ai ignoré son sort.

« Je terminerai mes observations sur les Tarentules par une courte description d’un combat singulier entre ces animaux. Un jour que j’avais fait une chasse heureuse à ces Lycoses, je choisis deux mâles adultes et bien vigoureux que je mis en présence dans un large bocal, afin de me procurer le plaisir d’un combat à mort. Après avoir fait plusieurs fois le tour du cirque pour chercher à s’évader, ils ne tardèrent pas, comme à un signal donné, à se poster dans une attitude guerrière. Je les vis avec surprise prendre leur distance, se redresser gravement sur leurs pattes de derrière, de manière à se présenter mutuellement le bouclier de leur poitrine. Après s’être observés ainsi face à face pendant deux minutes, après s’être sans doute provoqués par des regards qui échappaient aux miens, je les vis se précipiter en même temps l’un sur l’autre, s’entrelacer de leurs pattes, et chercher dans une lutte obstinée à se piquer avec les crochets des mandibules. Soit fatigue, soit convention, le combat fut suspendu ; il y eut une trêve de quelques instants, et chaque athlète, s’éloignant un peu, vint se replacer dans sa posture menaçante. Cette circonstance me rappela que, dans les combats singuliers des chats, il y a aussi des suspensions d’armes. Mais la lutte ne tarda pas à recommencer avec plus d’acharnement entre mes deux Tarentules. L’une d’elles, après avoir balancé la victoire, fut enfin terrassée et blessée d’un trait mortel à la tête. Elle devint la proie du vainqueur, qui lui déchira le crâne et la dévora. Après ce combat singulier, j’ai conservé vivante pendant plusieurs semaines la Tarentule victorieuse. »

Ma région ne possède pas la Tarentule ordinaire, l’Aranéide dont le savant des Landes vient de nous raconter les mœurs ; mais elle a son équivalent à ventre noir ou Lycose de Narbonne, moitié moindre que la première, parée de velours noir à la face inférieure, sous le ventre surtout, chevronnée de brun sur l’abdomen, annelée de gris et de blanc sur les pattes. Les terrains arides, caillouteux, à végétation de thym grillée par le soleil, sont sa demeure favorite. Dans mon laboratoire de l’harmas, il y a bien une vingtaine de terriers de cette Lycose. Rarement je passe à côté de ces repaires sans donner un coup d’œil au fond des clapiers, où luisent, comme des diamants, les quatre gros yeux, les quatre télescopes des recluses. Les quatre autres, beaucoup plus petits, ne sont pas visibles à cette profondeur.

Si je veux richesses plus grandes, je n’ai qu’à me rendre à quelques cents pas de ma demeure, sur le plateau voisin, autrefois forêt pleine d’ombre, aujourd’hui morne solitude où pâture le Criquet et vole de pierre en pierre le Motteux. L’amour du lucre a dévasté le pays. Le vin rapportant beaucoup, on extirpa la forêt pour planter la vigne. Le Phylloxera est venu, la souche a péri, et le vert plateau d’autrefois n’est plus qu’une étendue désolée, où quelques touffes de robustes gramens poussent parmi les cailloux. Cette Arabie Pétrée est le paradis de la Lycose ; en une heure de temps, si besoin était, j’y découvrirais un cent de terriers dans une médiocre étendue.

Ces demeures sont des puits d’un pied de profondeur environ, d’abord verticaux, puis infléchis en coude. Leur diamètre moyen est d’un pouce. Sur le bout de l’orifice s’élève une margelle, formée de paille, de menus brins de toute nature, jusqu’à de petits cailloux de la grosseur d’une noisette. Le tout est maintenu en place, cimenté avec de la soie. Fréquemment l’Araignée se borne à rapprocher les feuilles sèches du gazon voisin, qu’elle assujettit avec les liens de ses filières, sans les détacher de la plante ; fréquemment aussi, à la construction en charpente, elle préfère un travail de maçonnerie, fait de petites pierres. La nature des matériaux à la portée de la Lycose, dans l’étroit voisinage du chantier en construction, décide de la nature de la margelle. Il n’y a pas de choix : tout est bon à la condition d’être rapproché.

L’économie du temps fait donc varier beaucoup l’enceinte défensive sous le rapport de ses éléments constitutifs. La hauteur varie aussi. Telle enceinte est une tourelle d’un pouce de hauteur, telle autre se réduit à un simple rebord. Toutes ont leurs parties solidement reliées avec de la soie, toutes aussi ont même ampleur que le canal souterrain, dont elles sont le prolongement. Il n’y a pas ici d’inégalité de diamètre entre le manoir sous terre et son bastion avancé ; il n’y a pas, à l’orifice, cette plate-forme que la tourelle laisse libre pour le développement des pattes de la Tarentule italienne. Un puits, directement surmonté par sa margelle, voilà l’œuvre de la Tarentule à ventre noir.

Si le sol est terreux, homogène, le type architectural n’a pas d’entraves, et la demeure de l’Aranéide est un tube cylindrique ; mais si l’emplacement est caillouteux, la forme est modifiée suivant les exigences des fouilles. Dans ce dernier cas, le repaire est souvent un antre grossier, sinueux, sur la paroi duquel font saillie çà et là les blocs pierreux contournés par l’excavation. Régulier ou irrégulier, le manoir est crépi jusqu’à une certaine profondeur d’un enduit de soie, qui prévient les éboulements et facilite l’escalade au moment d’une prompte sortie.

Baglivi, dans son naïf latin, nous enseigne la manière de prendre la Tarentule. Je suis devenu son rusticus insidiator ; j’ai agité à l’entrée du terrier l’épillet d’une graminée pour imiter le murmure d’une abeille, et attirer l’attention de la Lycose, qui s’élance au dehors croyant saisir une proie. Cette méthode ne m’a pas réussi. L’Araignée quitte, il est vrai, ses appartements reculés et remonte un peu dans le tube vertical pour s’informer de ce qui bruit à sa porte ; mais la bête rusée a bientôt éventé le piège ; elle reste immobile à mi-hauteur ; puis, à la moindre alerte, elle redescend dans la galerie coudée, où elle est invisible.

La méthode de L. Dufour me paraîtrait meilleure si, dans les conditions où je me trouve, elle était praticable. Plonger rapidement un couteau dans le sol par le travers du terrier, de façon à couper la retraite à la Tarentule, lorsque celle-ci, attirée par l’épillet, stationné dans l’étage supérieur, est une tactique à réussite certaine lorsque le sol s’y prête ; malheureusement, ce n’est pas mon cas : autant vaudrait enfoncer la lame du couteau dans du tuf.

D’autres ruses sont nécessaires. En voici deux qui m’ont réussi. Je les recommande aux futurs chasseurs de la Tarentule. J’introduis aussi profondément que possible dans le terrier un chaume de graminée ayant un épillet charnu que l’Aranéide puisse mordre en plein. J’agite, je tourne et retourne mon amorce. Frôlée par le corps importun, l’Araignée songe à la défense et mord l’épillet. Une petite résistance annonce aux doigts que l’animal a donné dans le piège, qu’il a saisi de ses crochets le bout du chaume. On tire à soi, lentement, avec précaution ; l’autre tire d’en bas, arc-boutant ses pattes contre la paroi. Cela vient, cela monte. Je me dissimule de mon mieux quand l’Aranéide arrive dans le canal vertical : en me voyant, elle laisserait l’amorce et redescendrait. Je l’amène ainsi, par degrés, jusqu’à l’orifice. C’est le moment difficile. Si l’on continue le mouvement doux, l’Araignée, qui se sent entraînée hors du logis, rentre aussitôt chez elle. Amener dehors la bête soupçonneuse par ce moyen n’est pas possible. Lors donc qu’elle apparaît au niveau du sol, brusquement je tire. Surprise par ce coup de Jarnac, la Tarentule n’a pas le temps de lâcher prise ; accrochée à l’épillet, elle est lancée à quelques pouces du terrier. La capture est désormais sans difficulté. Hors de sa demeure, la Lycose est peureuse, comme effarée, à peine capable de fuir. La pousser dans un cornet avec un chaume est l’affaire d’un instant.

Il faut quelque patience pour amener jusqu’à l’orifice du terrier la Tarentule qui a mordu sur l’insidieux épillet. La méthode suivante est plus prompte. Je me procure une provision de Bourdons vivants. J’en mets un dans un petit flacon à goulot assez large pour enclore l’orifice du terrier, et je renverse sur cet orifice l’appareil ainsi amorcé. Le vigoureux hyménoptère d’abord vole et bruit dans sa prison de verre ; puis, apercevant un terrier semblable à celui de sa famille, il s’y engage sans grande hésitation. Mal lui en prend : tandis qu’il descend, l’Araignée monte ; la rencontre a lieu dans le couloir vertical. Quelques instants l’oreille perçoit une sorte de chant de mort. C’est le bruissement du Bourdon qui proteste contre l’accueil qui lui est fait. Puis, brusque silence. Le flacon est donc enlevé, et une pince à longues branches est plongée dans le puits. Je retire le Bourdon, mais immobile, mort, la trompe pendante. Quelque terrible drame vient de se passer. L’Araignée suit, ne voulant pas lâcher un si riche butin. Gibier et chasseur sont amenés à l’orifice. Méfiante, l’Aranéide parfois rentre ; mais il suffit de laisser le Bourdon sur le seuil de la porte, ou même à quelques pouces plus loin, pour la voir reparaître, sortir de sa forteresse et venir, audacieuse, reprendre sa proie. C’est le moment : la demeure est fermée du doigt ou d’un caillou, et, comme le dit Baglivi, captatur tamen ista a rustico insidiatore. J’ajouterai : adjuvante Bombo.

Ces méthodes de chasse n’avaient pas précisément pour but de me procurer des Tarentules ; je tenais fort peu à élever l’Aranéide dans un flacon. Un autre sujet me préoccupait. Voici, me disais-je, un ardent chasseur, qui vit uniquement de son métier. Il ne prépare pas de conserves alimentaires pour sa descendance ; il se nourrit lui-même de la proie saisie. Ce n’est pas un paralyseur, qui ménage savamment son gibier pour lui laisser un reste de vie et le maintenir frais des semaines entières ; c’est un tueur, qui sur-le-champ fait repas de sa venaison. Avec lui, pas de vivisection méthodique, qui abolisse les mouvements sans abolir la vie, mais une mort complète, aussi soudaine que possible, qui sauvegarde l’assaillant des retours offensifs de l’assailli.

Son gibier, d’ailleurs, doit être robuste et pas toujours des plus pacifiques. À ce Nemrod, embusqué dans sa tourelle, il faut une proie digne de sa vigueur. Le gros Acridien, à la forte mâchoire, la Guêpe irascible, l’Abeille, le Bourdon et autres porteurs de dague empoisonnée, doivent de temps en temps donner dans l’embuscade. Le duel est presque à parité d’armes. Aux crochets venimeux de la Lycose, la Guêpe oppose son stylet venimeux. Qui des deux bandits aura le dessus ? La lutte est corps à corps. Pour la Tarentule, nul moyen secondaire de défense ; pas de lacet pour lier la victime, pas de traquenard pour la maîtriser. Lorsque, dans sa grande toile verticale, une Epeire voit un insecte empêtré, elle accourt et par brassées jette sur le captif des nappes de cordages, des rubans de soie, qui rendent toute résistance impossible. Sur la proie solidement garrottée, une piqûre est prudemment faite avec les crochets à venin ; puis l’Araignée se retire, attendant que se soient calmées les convulsions de l’agonie. C’est alors que le chasseur revient au gibier. Dans ces conditions, aucun danger sérieux. Pour la Lycose, le métier est plus chanceux. N’ayant à son service que son audace et ses crochets, elle doit bondir sur le périlleux gibier, le dominer par sa dextérité, le foudroyer en quelque sorte par son talent de rapide tueur.

Foudroyer est le mot : les Bourdons que je retire du trou fatal le démontrent assez. Dès que cesse ce bruissement aigu que j’ai appelé chant de mort, vainement je me hâte de plonger mes pinces : je retire toujours l’insecte mort, trompe étirée et pattes flasques. À peine quelques frémissements des pattes annoncent que c’est un cadavre très récent. La mort du Bourdon est instantanée. Chaque fois que je retire une nouvelle victime du fond du terrible abattoir, ma surprise renaît devant son immobilité soudaine.

Cependant l’un et l’autre ont à peu près même vigueur : je choisis mes Bourdons parmi les plus gros (Bombus hortorum et B. terrestris). Les armes se valent presque ; le dard de l’hyménoptère peut soutenir la comparaison avec les crochets de l’Araignée ; la piqûre du premier me semble aussi redoutable que la morsure du second. Comment se fait-il que la Tarentule ait toujours le dessus, et de plus dans une lutte très courte, d’où elle sort indemne ? Il y a certainement de sa part une tactique savante. Si subtil que soit son venin, il m’est impossible de croire que son inoculation seule, en un point quelconque de la victime, suffise pour un dénouement si prompt. Le serpent à sonnettes, de terrible renom, ne tue pas aussi vite. Il lui faut des heures, et à la Tarentule pas même une seconde. C’est donc l’importance vitale du point atteint par l’Aranéide, bien plus que l’atrocité du venin, qui nous rendra compte de cette mort soudaine.

Quel est ce point ? Avec les Bourdons, impossible de le reconnaître. Ils entrent dans le terrier, et le meurtre s’accomplit loin des regards. D’ailleurs, la loupe ne trouve sur le cadavre aucune blessure, tant sont fines les armes qui l’ont faite. Il faudrait voir directement les deux adversaires aux prises. J’ai plusieurs fois essayé de mettre dans le même flacon une Tarentule et un Bourdon en présence. Les deux animaux mutuellement se fuient, aussi inquiets l’un que l’autre de leur captivité. J’en ai gardé vingt-quatre heures en présence, sans agression ni d’une part ni de l’autre. Plus soucieux de la prison que de l’attaque, ils temporisent, comme indifférents. L’expérience est toujours restée sans succès. J’ai réussi avec des Abeilles et des Guêpes, mais le meurtre s’est accompli de nuit et ne m’a rien appris. Je trouvais le lendemain les deux hyménoptères réduits en marmelade sous les mandibules de la Lycose. Une proie faible, c’est une bouchée que l’Araignée se réserve pour le calme de la nuit. Une proie capable de résister n’est pas attaquée en captivité. Les soucis du prisonnier refroidissent les ardeurs du chasseur.

Le cirque d’un large flacon permet à chaque athlète de se retirer à l’écart, respecté de son adversaire, également respecté. Amoindrissons l’arène, rétrécissons l’enceinte. Je plonge Bourdon et Tarentule dans une éprouvette dont le fond n’offre place que pour un seul. Une vive mêlée éclate sans résultat sérieux. Si le Bourdon est en dessous, il se couche sur le dos, et de ses pattes écarte l’autre tant qu’il peut. Je ne le vois pas dégainer. L’Aranéide cependant, embrassant toute la circonférence de l’enceinte avec ses longues pattes, se hisse un peu sur la glissante surface et s’éloigne autant que possible de son adversaire. Là, immobile, elle attend les événements, bientôt troublés par le remuant Bourdon. Si celui-ci occupe le dessus, la Tarentule se fait bouclier en rassemblant ses pattes, qui tiennent l’ennemi à distance. Bref, sauf de vifs démêlés lorsque les deux champions sont en contact, rien ne se passe qui mérite attention. Pas de duel à mort dans l’étroite arène de l’éprouvette, non plus que dans l’ample cirque du flacon. Toute peureuse, une fois hors de chez elle, l’Aranéide refuse obstinément le combat ; et ce n’est pas le Bourdon, si étourdi qu’il soit, qui s’avisera de commencer. Je renonce à l’expérimentation en cabinet.

Il faut aller sur les lieux mêmes et présenter le duel à la Tarentule, pleine d’audace en son château fort. Seulement, au Bourdon, qui pénètre dans le terrier et dérobe sa fin aux regards, il est nécessaire de substituer un autre adversaire, non enclin à pénétrer sous terre. En ce moment abonde dans le jardin, sur les fleurs de la Sauge Sclarée, l’un des plus robustes et des plus gros hyménoptères de ma région, le Xylocope violet, à costume de velours noir et gaze des ailes pourpre. Sa taille de près d’un pouce dépasse celle du Bourdon. Son coup de dague est atroce et produit une enflure longtemps douloureuse. J’ai à ce sujet des souvenirs précis, qui m’ont coûté cher. Voilà vraiment un antagoniste digne de la Tarentule, si je parviens à le lui faire accepter. J’en mets un certain nombre, un par un, dans des flacons de petit volume mais de large goulot, capable d’entourer l’entrée du terrier, comme je l’ai dit au sujet de la chasse avec un Bourdon pour appât.

La proie que je vais offrir étant capable d’en imposer, je fais choix des Tarentules les plus vigoureuses, les plus hardies, les plus stimulées par la faim. Le chaume avec épillet est plongé dans le terrier. Si la Lycose accourt tout de suite, si elle est de belle taille, si elle monte hardiment jusqu’à l’orifice de sa demeure, elle est admise au tournoi ; dans le cas contraire, elle est refusée. Le flacon, avec un Xylocope pour amorce, est renversé sur la porte de l’une des élues. L’hyménoptère gravement bruit dans sa cloche ; le chasseur remonte du fond de l’antre ; il est sur le seuil de sa porte, mais en dedans ; il regarde, il attend. J’attends aussi. Les quarts d’heure, les demi-heures se passent : rien. L’Aranéide redescend chez elle : elle a probablement jugé le coup trop dangereux. Je passe à un second terrier, à un troisième, à un quatrième : rien toujours, le chasseur ne veut pas sortir de son repaire.

La fortune sourit enfin à ma patience, bien mise à contribution par tant de prudentes retraites et surtout par la chaleur caniculaire de la saison. L’une bondit soudain hors de son trou, aguerrie sans doute par une abstinence prolongée. Le drame qui se passe sous le couvert du flacon a la durée d’un clin d’œil. C’est fait : le robuste Xylocope est mort. Où le meurtrier l’a-t-il atteint ? La constatation est aisée : la Tarentule n’a pas lâché prise, et ses crochets sont implantés en arrière de la nuque, à la naissance du cou. Le tueur a bien la science que je lui soupçonnais : il s’est adressé au centre vital par excellence, il a piqué de ses crochets à venin les ganglions cervicaux de l’insecte. Enfin, il a mordu le seul point dont la lésion puisse amener la soudaineté de mort. J’étais ravi de ce savoir assassin ; j’étais dédommagé de mon épiderme rôti au soleil.

Une fois n’est pas coutume. Ce que je viens de voir, est-ce hasard, est-ce coup prémédité ? Je m’adresse à d’autres Lycoses. Beaucoup, beaucoup trop pour ma patience, se refusent obstinément à bondir hors de leur repaire pour attaquer le Xylocope. Le formidable gibier en impose à leur audace. La faim, qui fait sortir le loup du bois, ne peut-elle faire sortir aussi la Tarentule de son trou ? Deux, en effet, plus affamées apparemment que les autres, s’élancent enfin sur l’hyménoptère et répètent sous mes yeux la meurtrière scène. Mordue encore à la nuque, exclusivement à la nuque, la proie meurt à l’instant. Trois meurtres, dans des conditions identiques, opérés sous mes regards, tel fut le fruit de mon expérimentation poursuivie, pendant deux séances, de huit heures du matin à midi.

J’en avais assez vu. Le rapide tueur venait de m’enseigner son métier comme autrefois le paralyseur : il venait de m’apprendre qu’il possède à fond l’art de l’abatteur de bœufs des Pampas. La Tarentule est un desnucador accompli. Il me restait à confirmer l’expérience en plein champ par l’expérience de cabinet. Je me montai donc une ménagerie de ces Crotales pour juger de la virulence de leur venin et de son effet suivant la partie du corps atteinte par les crochets. Une douzaine de flacons et d’éprouvettes reçurent isolément les prisonniers, que je capturai d’après les méthodes connues du lecteur. Pour qui jette un cri d’effroi à la vue d’une Araignée, mon cabinet, peuplé d’affreuses Lycoses, eût paru séjour peu rassurant.

Si la Tarentule dédaigne ou plutôt n’ose attaquer un adversaire qu’on met en sa présence dans un flacon, elle n’hésite guère à mordre celui qu’on met sous ses crochets. Je saisis l’Aranéide par le thorax avec des pinces, et je présente à sa bouche l’animal que je veux faire piquer. À l’instant, si la bête n’a pas été déjà fatiguée par des expériences, les crochets s’ouvrent et s’implantent. C’est sur le Xylocope que j’ai d’abord essayé les effets de la morsure. Atteint à la nuque, l’hyménoptère succombe à l’instant. C’est la mort foudroyante dont j’ai été témoin sur le seuil des terriers. Atteint à l’abdomen et remis alors dans un large flacon qui le laisse libre dans ses mouvements, l’insecte semble d’abord ne rien avoir éprouvé de sérieux. Il vole, il se démène, il bourdonne. Mais une demi-heure ne s’est pas écoulée que la mort est imminente. Couché sur le dos ou sur le flanc, l’insecte est immobile. À peine quelques mouvements des pattes, quelques pulsations du ventre, qui se continuent jusqu’au lendemain, annoncent que la vie ne s’est pas encore totalement retirée. Puis tout cesse : le Xylocope est un cadavre.

La portée de cette expérience s’impose à l’attention. Piqué dans la région cervicale, le vigoureux hyménoptère périt à l’instant même ; et l’Aranéide n’a pas à redouter les périls d’une lutte désespérée. Piqué autre part, à l’abdomen, l’insecte est capable, près d’une demi-heure de faire usage de son dard, de ses mandibules, de ses pattes ; et malheur à la Lycose qu’atteindrait le stylet. J’en ai vu qui, lardées à la bouche tandis qu’elles mordaient tout près de l’aiguillon, périssaient de la blessure dans les vingt-quatre heures. Donc, pour ce périlleux gibier, il faut une mort instantanée, amenée par la lésion des centres nerveux cervicaux ; sinon la vie du chasseur fort souvent serait compromise.

L’ordre des Orthoptères m’a fourni une seconde série de patients, des Sauterelles vertes de la longueur du doigt, des Dectiques à grosse tête, des Ephippigères. Même résultat pour la morsure à la nuque. La mort est foudroyante. Atteint autre part, notamment au ventre, l’expérimenté résiste assez longtemps. J’ai vu une Ephippigère, mordue à l’abdomen, se maintenir pendant une quinzaine d’heures solidement cramponnée à la paroi lisse et verticale de la cloche lui servant de prison. Enfin elle est tombée pour mourir. Là où l’hyménoptère, fine nature, succombe en moins d’une demi-heure, l’orthoptère, grossier ruminant, résiste un jour entier. Mettons de côté ces différences, ayant pour cause des organisations inégalement sensibles, et nous nous résumerons en ces deux points : mordu à la nuque par la Tarentule, un insecte, choisi parmi les plus gros, meurt à l’instant ; mordu autre part, il périt aussi, mais après un laps de temps qui peut être très variable d’un ordre entomologique à l’autre.

Maintenant s’expliquent les longues hésitations de la Tarentule, si fastidieuses pour l’expérimentateur qui lui présente, à l’entrée du terrier, une riche mais dangereuse proie. Le plus grand nombre refusent de se jeter sur le Xylocope. C’est qu’en effet pareil gibier ne peut être appréhendé au hasard : il y va de la vie du chasseur, qui marquerait son coup en mordant à l’aventure. La nuque seule est vulnérable au degré voulu. Il faut saisir l’adversaire par là et non autre part. Ce serait l’irriter et le rendre plus dangereux que de ne pas le terrasser sur-le-champ. L’Aranéide le sait très bien. À l’abri sur le seuil de sa porte, et prompte, s’il le faut, à la retraite, elle épie donc le moment favorable ; elle attend que le gros hyménoptère se présente de face, la nuque facile à happer. Si cette condition de succès se présente, elle bondit et opère ; sinon, lassée des turbulentes évolutions du gibier, elle rentre. Et voilà pourquoi, sans doute, il m’a fallu deux séances de quatre heures pour assister à trois meurtres.

Instruit jadis par les hyménoptères paralyseurs, j’avais cherché à produire moi-même la paralysie en inoculant une gouttelette d’ammoniaque dans le thorax des insectes, Charançons, Buprestes, Scarabées, dont la concentration du système nerveux se prête à cette opération physiologique. L’élève avait convenablement répondu à l’enseignement des maîtres, et je paralysais un Bupreste et un Charançon presque aussi bien que le ferait un Cerceris. Pourquoi n’imiterais-je pas aujourd’hui l’expert tueur, la Tarentule ? Avec une fine pointe d’acier, je fais pénétrer une très petite goutte d’ammoniaque à la base du crâne d’un Xylocope ou d’une Sauterelle. À l’instant l’insecte succombe, sans autres mouvements que des convulsions désordonnées. Atteints par l’âcre liquide, les ganglions cervicaux cessent leurs fonctions et la mort arrive. Cependant cette mort n’est pas soudaine, les convulsions durent quelques temps. Si l’expérimentation laisse quelque peu à désirer sous le rapport de la soudaineté, d’où cela peut-il provenir ? De ce que le liquide employé, l’ammoniaque, ne peut soutenir la comparaison, pour l’efficacité meurtrière, avec le venin de la Lycose, venin assez redoutable, on va le voir.

Je fais mordre à la jambe un jeune moineau, bien emplumé, prêt à quitter le nid. Une goutte de sang coule ; le point atteint s’entoure d’une aréole rougeâtre, puis violacée. Presque immédiatement l’oiseau ne peut se servir de sa patte, qui est traînante, avec les doigts recroquevillés ; il sautille sur l’autre. Du reste, le patient n’a pas l’air de si bien se préoccuper de son mal ; il a l’appétit bon. Mes filles le nourrissent de mouches, de mie de pain, de pulpe d’abricot. Il se rétablira, il prendra des forces ; la pauvre victime des curiosités de la science sera rendue à la liberté. C’est notre souhait à tous, notre projet. Douze heures après, l’espoir de guérison s’accroît ; l’infirme accepte très volontiers la nourriture ; il la réclame si l’on tarde trop. Mais la patte est toujours traînante. Je crois à une paralysie temporaire, qui se dissipera bientôt. Le surlendemain, la nourriture est refusée. S’enveloppant de son stoïcisme et de ses plumes ébouriffées, l’oisillon fait la boule, tantôt immobile, tantôt pris de soubresauts. Mes filles le réchauffent de l’haleine dans le creux de la main. Les convulsions deviennent plus fréquentes. Un bâillement annonce que c’est fini. L’oiseau est mort.

Au repas du soir, il y eut entre nous quelque froid. Je lisais dans le regard de mon entourage de muets reproches sur mon expérience, je sentais autour de moi une vague accusation de cruauté. La fin du misérable moineau avait contristé toute la famille. Moi-même je n’étais pas sans quelque remords de conscience ; le petit résultat acquis me semblait trop chèrement payé. Ils sont faits d’un autre bois ceux qui, sans sourciller, et pour ne pas arriver à grand’chose, ouvrent le ventre à des chiens vivants.

J’eus cependant le courage de recommencer, et cette fois sur une Taupe, prise ravageant un carré de laitues. Il était à craindre que ma captive, avec son famélique estomac, donnât lieu à des doutes s’il fallait la garder quelques jours. Elle pouvait périr, non de sa blessure, mais d’inanition, si je ne parvenais à lui donner une nourriture convenable, assez abondante, assez fréquemment distribuée. Je m’exposais ainsi à mettre sur le compte du venin ce qui pouvait bien n’être que le résultat de la famine. J’avais donc à reconnaître d’abord s’il m’était possible de conserver la Taupe en captivité. Installée au fond d’un large récipient d’où elle ne pouvait sortir, la bête reçut pour aliments des insectes variés, Scarabées, Sauterelles, Cigales surtout, qu’elle grugeait d’un excellent appétit. Vingt-quatre heures de ce régime me convainquirent que l’animal s’accommodait de ce menu et prenait très bien sa captivité en patience.

Je la fis mordre par la Tarentule au bout du groin. Remise dans sa cage, la bête à tout instant se gratte le museau avec ses larges pattes. Cela cuit, paraît-il, cela démange. Désormais, la provision de Cigales est de moins en moins consommée ; le lendemain au soir, elle est même refusée. Trente-six heures environ après la morsure, la Taupe meurt pendant la nuit, et ce n’est certes pas d’inanition, car il y avait encore dans le récipient une demi-douzaine de Cigales vivantes et quelques Scarabées.

Ainsi la morsure de la Tarentule à ventre noir est redoutable pour des animaux autres que des insectes ; elle est mortelle pour le Moineau, elle est mortelle pour la Taupe. Jusqu’à quel point faut-il généraliser ? Je l’ignore, mes recherches ne s’étant pas étendues plus loin. Il me semble, néanmoins, d’après le peu que j’ai vu, que la morsure de cette Aranéide ne serait pas chez l’homme un accident négligeable. C’est tout ce que j’ai à dire à la médecine.

À l’entomologie philosophique, j’ai à dire autre chose ; j’ai à lui faire remarquer cette profonde science des tueurs rivalisant avec celle des paralyseurs. Les premiers, et je les mets au pluriel, car la Tarentule doit partager son art meurtrier avec une foule d’autres Aranéides, surtout avec celles qui chassent sans filets ; les premiers, dis-je, vivant de leur proie, frappent le gibier de mort foudroyante en les piquant dans les ganglions cervicaux ; les seconds, qui veulent des conserves fraîches pour leurs larves, abolissent les mouvements en piquant le gibier dans les autres ganglions. Les uns et les autres s’adressent à la chaîne nerveuse, mais ils choisissent le point d’après le but à atteindre. S’il faut la mort, et la mort soudaine, sans péril pour le chasseur, la nuque est atteinte ; s’il faut la simple paralysie, la nuque est respectée, et les segments suivants, tantôt un seul, tantôt trois, tantôt à peu près tous, suivant la secrète organisation de la victime, reçoivent le coup de poignard.

Les paralyseurs même, du moins quelques-uns, connaissent la haute importance vitale des ganglions cérébraux. Nous avons vu l’Ammophile hérissée mâchonner le cerveau de la chenille ; le Sphex languedocien mâchonner celui de son Ephippigère, dans le but de provoquer une passagère torpeur. Mais ils le compriment simplement et de plus avec une prudente réserve ; ils se gardent bien de plonger le stylet dans ce primordial foyer de vie ; nul ne s’en avise, car le résultat serait un cadavre dédaigné de la larve. L’Aranéide, elle plante là son double poignard, et seulement là ; ailleurs ce serait blessure exaltant la résistance par l’irritation. Il lui faut une venaison consommée sans retard, et brutalement elle plonge ses crochets en ce point que les autres respectent avec tant de scrupule.

Si l’instinct de ces savants meurtriers n’est pas, chez les uns comme chez les autres, une prédisposition innée, inséparable de l’animal, mais bien une habitude acquise, vainement je me mets l’esprit à la torture pour comprendre comment cette habitude a pu s’acquérir. Enveloppez ces faits, tant que vous le voudrez, de nuages théoriques, vous ne parviendrez jamais à voiler leur éclatante affirmation sur un ordre préétabli.