Souvenirs entomologiques/Série 2/Chapitre 10

Librairie Delagrave (deuxième sériep. 157-178).

X

FRAGMENTS SUR LA PSYCHOLOGIE DE L’INSECTE


Le laudator temporis acti est malvenu : le monde marche. Oui, mais quelquefois à reculons. En mon jeune temps, dans des livres de quatre sous, on nous enseignait que l’homme est un animal raisonnable ; aujourd’hui, dans de savants volumes, on nous démontre que la raison humaine n’est qu’un degré plus élevé sur une échelle dont la base descend jusque dans les bas-fonds de l’animalité. Il y a le plus et le moins, il y a tous les échelons intermédiaires, mais nulle part de brusque solution de continuité. Cela commence par zéro dans la glaire d’une cellule, et cela s’élève jusqu’au puissant cerveau d’un Newton. La noble faculté dont nous étions si fiers est un apanage zoologique. Tous en ont leur part, grande ou petite, depuis l’atome animé jusqu’à l’anthropoïde, la hideuse caricature de l’homme.

Il m’a toujours paru que cette théorie égalitaire faisait dire aux faits ce qu’ils ne disaient pas ; il m’a paru que, pour obtenir la plaine, on abaissait la cime, l’homme, et l’on exhaussait la vallée, l’animal. À ce nivellement, je désirerais quelques preuves ; et n’en trouvant pas dans les livres, ou n’en trouvant que de douteuses, très sujettes à discussion, j’observe moi-même pour me former une conviction, je cherche, j’expérimente.

Pour parler sûrement, il convient de ne pas sortir de ce que l’on sait bien. Je commence à connaître passablement l’insecte depuis une quarantaine d’années que je le fréquente. Interrogeons l’insecte, non le premier venu, mais le mieux doué, l’hyménoptère. Je fais la part belle à mes contradicteurs. Où trouver l’animal plus riche de talents ? Il semble qu’en le créant, la nature s’est complu à donner la plus grande somme d’industrie à la moindre masse de matière. L’oiseau, le merveilleux architecte, peut-il comparer son travail avec l’édifice de l’Abeille, ce chef-d’œuvre de haute géométrie ? L’homme lui-même trouve en lui des émules. Nous bâtissons des villes, l’hyménoptère construit des cités ; nous avons des serviteurs, il a les siens ; nous élevons des animaux domestiques, il élève ses animaux à sucre ; nous parquons des troupeaux, il parque ses vaches laitières, les pucerons ; nous avons renoncé aux esclaves, lui continue sa traite des noirs.

Eh bien ! ce raffiné, ce privilégié, raisonne-t-il ? Lecteur, contenez votre sourire : c’est ici chose très grave, bien digne de nos méditations. S’occuper de la bête, c’est agiter l’interrogation qui nous tourmente : que sommes-nous ? D’où venons-nous ? Donc, que se passe-t-il dans ce petit cerveau d’hyménoptère ? Y a-t-il là des facultés sœurs des nôtres, y a-t-il une pensée ? Quel problème, si nous pouvions le résoudre ; quel chapitre de psychologie, si nous pouvions l’écrire ! Mais à nos premières recherches, le mystérieux va se dresser, impénétrable, soyons-en convaincus. Nous sommes incapables de nous connaître nous-mêmes ; que sera-ce si nous voulons sonder l’intellect d’autrui ? Tenons-nous pour satisfaits si nous parvenons à glaner quelques parcelles de vérité.

Qu’est-ce que la raison ? La philosophie nous en donnerait des définitions savantes. Soyons modestes, tenons-nous-en au plus simple : il ne s’agit que de la bête. La raison est la faculté qui rattache l’effet à sa cause, et dirige l’acte en le conformant aux exigences de l’accidentel. Dans ces limites, l’animal est-il apte à raisonner ; sait-il à un pourquoi associer un parce que et se comporter après en conséquence ; sait-il devant un accident changer sa ligne de conduite ?

L’histoire est peu riche en documents propres à nous guider en cette question ; et ceux qu’on trouve épars dans les auteurs peuvent rarement supporter un sévère examen. L’un des plus remarquables que je connaisse est fourni par Érasme Darwin, dans son livre Zoonomia. Il s’agit d’une Guêpe qui vient de capturer et de tuer une grosse mouche. Le vent souffle, et le chasseur embarrassé dans son essor par la trop grande surface du gibier, met pied à terre pour amputer le ventre, la tête et puis les ailes ; il part emportant le seul thorax, qui donne moins de prise au vent. À s’en tenir au fait brut, il y a bien là, j’en conviens, apparence de raison. La Guêpe paraît saisir le rapport de l’effet à la cause. L’effet, c’est la résistance éprouvée dans l’essor ; la cause, c’est l’étendue de la proie aux prises avec l’air. Conclusion très logique : il faut diminuer cette étendue, retrancher l’abdomen, la tête, les ailes surtout, et la résistance s’amoindrira[1].

Mais cet enchaînement d’idées, si rudimentaire qu’il soit, se fait-il en réalité dans l’intellect de l’insecte ? Je suis convaincu du contraire, et mes preuves sont sans répliques. Dans le premier volume de ces Souvenirs, j’ai démontré expérimentalement que la Guêpe d’Érasme Darwin ne faisait qu’obéir à son intellect habituel, qui est de dépecer le gibier saisi et de ne garder que la partie la plus nutritive, le thorax. Que le temps soit parfaitement calme ou que le vent souffle, dans l’abri d’un épais fourré comme en plein air, je vois l’hyménoptère procéder au triage de l’aride et du succulent : je le vois rejeter les pattes, les ailes, la tête, le ventre, et ne garder que la poitrine pour la marmelade destinée aux larves. Que signifie alors ce dépècement en faveur de la raison, lorsque le vent souffle ? Il ne signifie rien du tout, car il aurait également lieu dans un calme parfait. Érasme Darwin s’est trop pressé dans sa conclusion, produit des vues de son esprit et nullement de la logique des choses. S’il s’était au préalable informé des habitudes de la Guêpe, il n’aurait pas donné comme argument sérieux un fait sans rapport aucun avec la grave question de la raison des bêtes.

Je suis revenu sur cet exemple pour montrer à quelles difficultés se heurte celui qui se borne à des observations fortuites, seraient-elles faites avec soin. Il ne convient pas de compter sur un heureux hasard, unique peut-être. Il faut multiplier les observations, les contrôler l’une par l’autre ; il faut provoquer les faits, s’enquérir de ceux qui suivent, démêler leur enchaînement ; alors, seulement alors, et avec beaucoup de réserve, il est permis d’émettre quelques vues dignes de foi. Je ne trouve nulle part des documents recueillis dans des conditions pareilles ; aussi, malgré tout mon désir, m’est-il impossible d’étayer, sur le témoignage d’autrui, le peu que j’ai reconnu moi-même.

Mes Chalicodomes, avec leurs nids appendus aux parois du porche dont j’ai parlé, se prêtaient à l’expérimentation suivie mieux que tout autre hyménoptère. Je les avais là, dans ma demeure, sous mes yeux à toute heure du jour, aussi longtemps que je le désirais. Il m’était loisible d’en suivre les actes dans tous leurs détails et de conduire à bonne fin une épreuve si longue qu’elle fût ; leur nombre d’ailleurs me permettait de renouveler mes essais jusqu’à parfaite conviction. Les Chalicodomes me fourniront donc encore les matériaux de ce chapitre.

Quelques mots sur les travaux avant de commencer. Le Chalicodome des hangars utilise d’abord les vieilles galeries du gâteau de terre, galeries dont il abandonne débonnairement une partie à deux Osmies, ses gratuits locataires : l’Osmie à trois cornes et l’Osmie de Latreille. Ces vieux corridors, qui épargnent le travail, sont recherchés ; mais il n’y en a pas beaucoup de libres, les Osmies plus précoces étant déjà maîtresses de la plupart ; aussi commence bientôt la construction de nouvelles cellules, maçonnées à la surface du gâteau, qui de la sorte augmente chaque année en épaisseur. L’édifice cellulaire n’est pas bâti en une seule fois : le mortier et le miel alternent à diverses reprises. La maçonnerie débute par une sorte de petit nid d’hirondelle, par un demi-godet dont l’enceinte se complète par la paroi lui servant d’appui. Figurons-nous une cupule de gland partagée en deux et soudée à la surface du gâteau ; voilà le récipient assez avancé pour un commencement d’apport de miel.

L’abeille alors laisse le mortier et s’occupe de la récolte. Après quelques voyages d’approvisionnement, le travail de maçonnerie recommence, et de nouvelles assises exhaussent les bords du godet, qui devient apte à recevoir provisions plus abondantes. Puis, nouveau changement de métier ; le maçon se fait récolteur. Un peu plus tard, le récolteur redevient maçon ; et ces alternatives se renouvellent jusqu’à ce que la cellule ait la hauteur réglementaire et possède la quantité de miel nécessaire à la larve. Ainsi reviennent tour à tour, plus ou moins nombreux dans chaque série, les voyages au sentier aride, où le ciment se récolte et se gâche, et les voyages aux fleurs, où le jabot se gonfle de miel et le ventre s’enfarine de pollen.

Vient enfin le moment de la ponte. On voit l’abeille arriver avec une pelote de mortier. Elle donne un coup d’œil à la cellule pour s’enquérir si tout est en ordre ; elle y introduit l’abdomen et la ponte se fait. À l’instant, la pondeuse met les scellés au logis ; avec sa pelote de ciment, elle clôt l’orifice, et ménage si bien la matière, que le couvercle est façonné au complet dans cette première séance ; il ne lui manque que d’être épaissi, consolidé par de nouvelles couches, œuvre qui presse moins et se fera tantôt. Ce qui est pressant, paraît-il, aussitôt opéré le dépôt sacré de l’œuf, c’est de fermer la cellule et d’éviter ainsi des visites malintentionnées en l’absence de la mère. L’abeille doit avoir de graves motifs de hâter ainsi la clôture. Qu’adviendrait-il si, la ponte faite, elle laissait le logis ouvert et s’en allait à la carrière de ciment chercher de quoi murer la porte ? Quelque larron surviendrait peut-être, qui remplacerait l’œuf du Chalicodome par le sien. Nous verrons que de tels larcins ne sont pas supposition gratuite. Toujours est-il que la maçonne ne pond jamais sans avoir aux mandibules la pelote de mortier nécessaire pour la construction immédiate de l’opercule. L’œuf chéri ne doit pas rester un seul instant exposé aux convoitises des maraudeurs.

À ces renseignements je joindrai quelques aperçus généraux qui faciliteront l’intelligence de ce qui va suivre. Tant qu’il reste dans les conditions normales, l’insecte a ses actes très rationnellement calculés en vue du but à obtenir. Quoi de plus logique, par exemple, que les manœuvres de l’hyménoptère giboyeur paralysant sa proie pour la conserver fraîche à sa larve, et donner à celle-ci néanmoins pleine sécurité ? C’est supérieurement rationnel ; nous ne trouverions pas mieux ; et cependant l’insecte n’agit pas ici par raison. S’il raisonnait sa chirurgie, il serait notre supérieur. Il ne viendra à l’esprit de personne que l’animal puisse, le moins du monde, se rendre compte de ses savantes vivisections. Ainsi, tant qu’il ne sort pas de la voie à lui tracée, l’insecte peut accomplir les actes les plus judicieux sans que nous soyons en droit d’y voir la moindre intervention de la raison.

Qu’adviendrait-il dans des circonstances accidentelles ? Ici deux cas sont formellement à distinguer si nous ne voulons nous exposer à de fortes méprises. Et d’abord l’accident survient dans un ordre de choses dont l’insecte est en ce moment occupé. En ces conditions, l’animal est capable de parer à l’accident ; il continue, sous une forme similaire, le travail auquel il se livrait ; il reste, enfin, dans son état psychique actuel. En second lieu, l’accident a rapport à un ordre de choses qui remonte plus haut, il a trait à une œuvre finie dont l’insecte n’a plus normalement à s’occuper. Pour parer à cet accident, l’animal aurait à remonter son courant psychique, il aurait à refaire ce qu’il a fait tantôt pour se livrer après à autre chose. L’insecte en est-il capable ; saura-t-il laisser l’actuel pour revenir sur le passé, s’avisera-t-il de revenir sur un travail beaucoup plus urgent que celui dont il est occupé ? Là vraiment seraient des preuves d’un peu de raison. C’est ce que l’expérimentation décidera.

Voici d’abord quelques faits rentrant dans le premier cas :

Un Chalicodome vient de terminer la première couche du couvercle de la cellule. Il est parti à la recherche d’une autre pelote de mortier pour consolider l’ouvrage. En son absence, je perce l’opercule avec une aiguille et j’y fais large brèche intéressant la moitié de l’ouverture. L’insecte revient et répare parfaitement le dégât. Occupé d’abord du couvercle, il continue son travail en réparant ce couvercle.

Un second en est aux premières assises de sa maçonnerie. La cellule n’est encore qu’un godet de peu de profondeur sans provision aucune. Je perce largement le fond de la tasse et l’insecte s’empresse de boucher le trou. Il bâtissait, et il se détourne un peu pour continuer de bâtir. Sa réparation est une suite du travail qui l’occupait.

Un troisième a déposé l’œuf et fermé la cellule. Tandis qu’il est allé chercher une nouvelle provision de ciment pour mieux murer la porte, je pratique une large brèche immédiatement au-dessous du couvercle, brèche trop haut placée pour que le miel s’écoule. L’insecte, arrivant avec du mortier non destiné à pareil ouvrage, voit son pot égueulé et le remet très bien en état. Voilà une prouesse comme je n’en ai pas vu souvent d’aussi judicieuse. Tout bien considéré cependant, ne prodiguons pas la louange. L’insecte clôturait. À son retour, il voit une fente, pour lui mauvais joint qui lui a d’abord échappé ; il complète son travail actuel en donnant mieux le joint.

De ces trois exemples, que j’extrais d’un grand nombre d’autres plus ou moins pareils, il résulte que l’insecte sait faire face à l’accidentel pourvu que le nouvel acte ne sorte pas de l’ordre de choses qui l’occupe en ce moment. Affirmerons-nous la raison ? Et pourquoi ! L’insecte persiste dans le même courant psychique, il continue son acte, il fait ce qu’il faisait avant, il retouche ce qui pour lui n’est qu’une maladresse dans l’œuvre présente.

Voici du reste qui changerait du tout au tout nos appréciations si l’idée nous venait de voir dans ces brèches réparées un ouvrage dicté par la raison. Soient, en premier lieu, des cellules pareilles à celles de la seconde expérience, c’est-à-dire ébauchées sous forme de godet de peu de profondeur, mais contenant déjà du miel. Je les perce au fond d’un trou par lequel les provisions suintent et se perdent. Leurs propriétaires récoltent. Soient, d’autre part, des cellules à peu près achevées et dont l’approvisionnement est très avancé. Je les perce de même au fond et donne issue au miel qui dégoutte peu à peu. Leurs propriétaires maçonne

D’après ce qui précède, le lecteur s’attend peut-être à une réparation immédiate, réparation très urgente, car il y va du salut de la larve future. Qu’on se détrompe : les voyages se multiplient et alternent tantôt pour la pâtée, tantôt pour le mortier, et aucun des Chalicodomes ne s’occupe de la désastreuse brèche. Celui qui récoltait continue à récolter, celui qui bâtissait une nouvelle assise procède à l’assise suivante, comme si rien d’extraordinaire ne se passait. Enfin, si les cellules éventrées sont assez élevées et contiennent provision suffisante, l’insecte dépose son œuf, met une porte au logis et passe à des fondations nouvelles sans porter remède à la fuite du miel. Deux ou trois jours après, ces cellules ont perdu tout leur contenu, qui forme longue traînée à la surface du gâteau.

Est-ce par défaut d’intellect que l’abeille laisse le miel se perdre ? Ne serait-ce pas plutôt par impuissance ? Il pourrait se faire que le mortier dont la maçonne dispose ne fût pas apte à faire prise sur les bords d’un trou englué de miel. Celui-ci peut-être empêcherait le ciment de s’adapter à l’orifice ; et alors l’inaction de l’insecte serait résignation à un mal irréparable. Informons-nous avant de rien conclure. — Avec des pinces, j’enlève à une abeille sa pelote de mortier et je l’applique contre le trou d’où le miel suinte. Ma réparation obtient un plein succès, quoique je ne puisse me flatter de rivaliser d’adresse avec la maçonne. Pour un travail fait de main d’homme, c’est très acceptable. Ma truelle de mortier fait corps avec la paroi éventrée, elle durcit comme d’habitude et le miel ne coule plus. Voilà qui est bien. Que serait-ce si le travail avait été fait par l’insecte, doué d’outils d’exquise précision ? Si le Chalicodome s’abstient, ce n’est donc pas impuissance de sa part, ce n’est pas défaut de qualités convenables dans la matière employée.

Une autre objection se présente. N’est-ce pas aller trop loin que d’admettre dans l’intellect de l’insecte cette liaison d’idées : le miel coule parce que la cellule est trouée ; pour l’empêcher de se perdre, il faut boucher le trou. Tant de logique excède peut-être sa pauvre petite cervelle. Et puis le trou ne se voit pas, il est masqué par le miel qui dégoutte. La cause de l’écoulement est une inconnue ; et remonter de la fuite du liquide à cette cause, la brèche du récipient, est pour l’insecte un raisonnement trop élevé.

Une cellule à l’état de godet rudimentaire et sans approvisionnement, est percée à la base d’un trou de trois à quatre millimètres d’ampleur. Peu d’instants après, cet orifice est bouché par la maçonne. Déjà nous avons assisté à semblable réparation. Cela fait, l’insecte se met à approvisionner. Je refais le trou au même point. Par cette ouverture le pollen ruisselle et tombe à terre lorsque l’hyménoptère brosse dans la cellule son premier apport. Le dégât est certainement reconnu. En plongeant la tête au fond du godet pour s’informer de ce qu’elle vient d’emmagasiner, l’abeille engage les antennes dans l’orifice artificiel, qu’elle palpe, qu’elle explore, qu’elle ne peut manquer de voir.

J’aperçois les deux filets explorateurs qui s’agitent hors du trou. L’insecte reconnaît la brèche, c’est indubitable. Il part. De son expédition actuelle rapportera-t-il du mortier pour réparer le pot percé, comme il vient de le faire quelques instants avant ?

Nullement. Il revient avec des provisions, il dégorge son miel, il brosse son pollen, il mixtionne la matière. La pâtée, visqueuse et peu fluide, obstrue la brèche et suinte difficilement. Avec une mèche de papier roulé, je dégage le trou, qui reste librement ouvert et à travers lequel le jour se voit très bien, dans un sens comme dans l’autre. Je renouvelle mes coups de balai toutes les fois qu’il en est besoin à mesure que de nouvelles provisions sont apportées ; je nettoie l’ouverture tantôt en l’absence de l’abeille, tantôt en sa présence lorsqu’elle travaille à sa mixtion. Ce qui se passe d’insolite dans le magasin dévalisé par la base ne peut lui échapper, non plus que la brèche maintenue ouverte au fond de la cellule. Malgré tout, pendant trois heures consécutives j’assiste à cet étrange spectacle : l’hyménoptère, très actif pour son actuel travail, néglige de mettre un tampon à ce tonneau des Danaïdes. Il s’obstine à vouloir remplir son récipient percé, d’où les provisions disparaissent aussitôt déposées. Il alterne à diverses reprises le travail de maçon et le travail de récolteur ; il exhausse par de nouvelles assises les bords de la cellule ; il apporte des provisions que je continue à soustraire pour laisser la brèche toujours en évidence. Il fait sous mes yeux trente-deux voyages, tantôt pour le mortier et tantôt pour le miel, et pas une fois il ne s’avise de remédier à la fuite du fond de son pot.

À cinq heures du soir, les travaux cessent. Ils sont repris le lendemain. Cette fois je néglige le nettoyage de l’orifice artificiel et laisse la pâtée suinter d’elle-même peu à peu. Finalement l’œuf est pondu et la porte scellée, sans que l’abeille ait rien fait en vue de la ruineuse brèche. Un tampon lui serait pourtant chose aisée ; une pelote de son mortier suffirait. D’ailleurs, quand le godet ne contenait encore rien, n’a-t-elle pas à l’instant bouché le trou que je venais de faire ? Cette réparation du début, pourquoi n’est-elle pas renouvelée ? Ici se montre en pleine lumière l’impossibilité où est l’animal de remonter un peu le cours de ses actes. Lors de la première brèche, le godet était vide et l’insecte bâtissait les premières assises. L’accident survenu par mon intervention intéressait la partie du travail dont l’hyménoptère était occupé à l’instant même ; c’était un vice de construction comme il peut s’en présenter naturellement dans des assises récentes, qui n’ont pas eu le temps de durcir. En corrigeant ce vice, le maçon n’est pas sorti de son travail actuel.

Mais, une fois l’approvisionnement commencé, le godet initial est bien fini, et quoi qu’il arrive, l’insecte n’y touchera plus. Le récolteur continuera la récolte, bien que le pollen ruisselle à terre par le pertuis. Tamponner cette brèche, ce serait changer de métier, et pour le moment l’insecte ne le peut. C’est le tour du miel et non pas du mortier. Là-dessus la règle est immuable. Un moment vient, plus tard, où la récolte est suspendue et la maçonnerie reprise. L’édifice doit s’exhausser d’un étage. Redevenue maçonne, gâchant de nouveau du ciment, l’abeille s’occupera-t-elle de la fuite du fond ? Pas davantage. Ce qui l’occupe maintenant, c’est le nouvel étage, dont les assises seraient aussitôt réparées s’il y survenait du dégât ; mais quant à l’étage du fond, il est trop vieux dans l’ensemble de l’œuvre il remonte trop loin dans le passé et l’ouvrière n’y fera pas de retouche, même en grave péril.

Du reste, l’étage actuel et ceux qui lui succéderont auront le même sort. Sous la surveillance vigilante de l’insecte tant qu’ils sont en construction, ils sont oubliés et laissés en ruine une fois construits. En voici un exemple frappant. Sur une cellule complète en hauteur, je pratique dans la région moyenne et au-dessus du miel, une fenêtre presque aussi grande que l’ouverture naturelle. Quelque temps encore l’abeille apporte des provisions, puis elle pond. Par l’ample fenêtre, je vois déposer l’œuf sur la pâtée. L’insecte travaille ensuite à l’opercule, qu’il retouche à petits coups, avec les soins les plus minutieux, tandis que la brèche reste béante. Il bouche scrupuleusement sur le couvercle tout pore où pourrait s’engager un atome, et il laisse la grande ouverture qui livre le logis au premier venu. À plusieurs reprises, il vient à cette brèche, il y plonge la tête, il l’examine, il l’explore des antennes, il en mordille les bords. Et c’est tout. La cellule éventrée restera ce qu’elle est, sans une truelle de mortier de plus. La partie compromise date de trop loin pour qu’il vienne à l’hyménoptère l’idée de s’en occuper.

C’en est assez, je crois, pour montrer l’impuissance psychique de l’insecte devant l’accidentel. Cette impuissance est confirmée par la répétition de l’épreuve, condition de toute bonne expérience ; mes notes abondent en exemples analogues à ceux que je viens d’exposer. Les rapporter, ce serait se redire ; je les néglige pour abréger.

L’épreuve répétée ne suffit pas, il faut aussi l’épreuve variée. Examinons donc l’intellect de l’insecte sous un autre point de vue. Il s’agit de l’introduction de corps étrangers dans la cellule. L’Abeille maçonne, comme tous les hyménoptères du reste, est une ménagère de scrupuleuse propreté. Dans son pot à miel, aucune souillure n’est permise ; à la surface de sa marmelade, aucun grain de poussière n’est toléré. Et pourtant, avec son récipient ouvert, la précieuse pâtée est exposée à des accidents. Les ouvrières des cellules d’en haut peuvent laisser tomber par mégarde un peu de mortier dans les cellules inférieures ; la propriétaire elle-même, quand elle travaille à l’agrandissement du pot, court risque de laisser choir sur les provisions un granule de ciment. Un moucheron, attiré par l’odeur, peut venir s’engluer dans le miel ; des rixes entre voisines qui mutuellement se gênent, peuvent y faire voler de la poussière. Tout cela doit disparaître, et à l’instant, pour que la larve plus tard ne trouve pas bouchée grossière sous sa délicate mandibule. Donc les Chalicodomes doivent savoir expurger la cellule de tout corps étranger. Et ils le savent très bien, en effet.

Je dépose à la surface du miel cinq ou six petits bouts de paille d’un millimètre de longueur. Pose étonnée de l’insecte qui, revenant, voit ces objets. Dans son magasin, jamais ne s’étaient amassées tant de balayures. L’abeille retire les bouts de paille un à un, jusqu’au dernier, et chaque fois va les rejeter au loin. Effort énormément disproportionné avec le déblai ; je la vois s’élever par-dessus le platane voisin, à une dizaine de mètres de hauteur, et s’en aller par-delà rejeter la charge, un atome. Elle craindrait d’encombrer la place en laissant tomber son bout de paille à terre, au-dessous du gâteau. Il faut porter cela très loin.

Je mets sur la pâtée un œuf de Chalicodome pondu sous mes yeux dans une cellule voisine. L’abeille l’extrait et va le rejeter au loin, comme les bouts de paille de tantôt. Double conséquence pleine d’intérêt. D’abord cet œuf précieux, pour l’avenir duquel l’abeille s’exténue, est chose sans valeur, encombrante, odieuse, provenant d’une autre. L’œuf de soi-même est tout ; l’œuf de sa voisine n’est rien. Ça se jette à la voirie, comme une ordure. L’individu, si zélé pour sa famille, est d’une atroce indifférence pour le reste de sa race. Chacun pour soi. En second lieu, je me demande, sans pouvoir trouver encore une réponse à ma question, comment s’y prennent certains parasites pour faire profiter leur larve des provisions amassées par le Chalicodome. S’ils s’avisent de pondre leur œuf sur la pâtée de la cellule ouverte, l’abeille, le voyant, ne manquera pas de le rejeter ; s’ils s’avisent d’y pondre après la propriétaire, ils ne le peuvent car celle-ci mure la porte aussitôt la ponte faite. Curieux problème réservé aux recherches futures.

Enfin, j’implante dans la pâtée un bout de paille de deux à trois centimètres de longueur et qui dépasse amplement les bords de la cellule. L’insecte l’extrait à grands efforts en tirant de côté ; ou bien, s’aidant des ailes, il tire de haut. Il part comme un trait avec la paille engluée de miel, et va le rejeter au loin, par-dessus le platane.

C’est ici que les affaires se compliquent. J’ai dit qu’au moment de pondre, le Chalicodome arrive avec une pelote de mortier, qui doit servir à confectionner aussitôt la clôture du logis. L’insecte, les pattes de devant appuyées sur la margelle, introduit l’abdomen dans la cellule ; il a aux dents le mortier prêt. L’œuf déposé, il sort et se retourne pour murer la porte. Je l’éloigne un peu et j’implante à l’instant ma paille comme ci-dessus, paille qui déborde de près d’un centimètre. Que va faire l’insecte ? Lui, si scrupuleux à débarrasser le logis d’un grain de poussière, va-t-il extraire cette poutre, cause certaine de ruine pour la larve, dont elle gênera la croissance ? Il le pourrait, car tout à l’heure, nous l’avons vu retirer et rejeter au loin un pareil soliveau.

Il le pourrait et ne le fait. Il clôt la cellule, il maçonne le couvercle, il scelle la paille dans l’épaisseur du mortier. D’autres voyages sont faits, assez nombreux, pour le ciment nécessaire à la consolidation de l’opercule. Chaque fois, la maçonne applique la matière avec les soins les plus minutieux sans se préoccuper de la paille. J’obtiens ainsi, coup sur coup, huit cellules closes dont le couvercle est surmonté d’un mât, bout de la paille qui déborde. Quelle preuve d’un obtus intellect !

Ce résultat mérite examen attentif. Au moment où j’implante ma solive, l’insecte a les mandibules occupées ; elles tiennent la pelote de mortier destinée à la clôture. L’outil d’extraction n’étant pas libre, l’extraction ne se fait pas. Je m’attendais à voir l’abeille abandonner son mortier et procéder alors à l’enlèvement de la pièce encombrante. Une truelle de mortier de plus ou de moins n’est pas grave affaire. J’avais déjà reconnu que pour en cueillir une, il faut à mes Chalicodomes un voyage de trois à quatre minutes. Les voyages pour le pollen durent davantage, de dix à quinze minutes. Jeter là sa pelote, happer la paille avec les mandibules maintenant libres, l’enlever, récolter nouvelle provision de ciment, c’était en tout une perte de cinq minutes au plus. L’insecte en a décidé autrement. Il ne veut, il ne peut abandonner sa pelote ; et il l’utilise. La larve périra de ce coup de truelle intempestif, n’importe : c’est le moment de murer la porte, et la porte est murée. Une fois les mandibules libres, l’extraction pourrait se tenter, dut le couvercle tomber en ruines. L’abeille s’en garde bien : elle continue son apport de ciment et parachève religieusement le couvercle.

On pourrait se dire encore : obligée d’aller en quête de nouveau mortier après l’abandon du premier pour retirer la paille, l’abeille laisserait l’œuf sans surveillance, extrémité à laquelle la mère ne peut se résoudre. Que ne dépose-t-elle alors la pelote sur la margelle de la cellule ? Les mandibules libres enlèveraient la solive ; la pelote aussitôt serait reprise, et tout marcherait à souhait. Mais non : l’insecte a son mortier, et coûte que coûte, il l’emploie à l’ouvrage auquel il était destiné.

Si quelqu’un voit une ébauche de la raison dans cet intellect d’hyménoptère, il a des yeux plus perspicaces que les miens. Je ne vois en tout ceci qu’une obstination invincible dans l’acte commencé. L’engrenage a mordu et le reste du rouage doit suivre. Les mandibules enserrent la pelote de mortier ; et l’idée, le vouloir de les desserrer ne viendra pas à l’insecte tant que cette pelote n’aura pas reçu sa destination. Absurdité plus forte : la clôture commencée s’achève très soigneusement avec de nouvelles récoltes de mortier ! Exquise attention pour une clôture désormais inutile, attention aucune pour la compromettante poutre. Petite lueur de raison qu’on dit éclairer la bête, tu es bien voisine des ténèbres, tu n’es rien !

Un autre fait, plus éloquent encore, achèvera de convaincre qui douterait. La ration de miel amassée dans une cellule est évidemment mesurée sur les besoins de la larve future. Ni trop, ni trop peu. Comment l’abeille est-elle avertie d’avoir atteint la masse convenable ? Les cellules sont de volume à peu près constant, mais elles ne sont pas remplies en entier, seulement aux deux tiers environ. Un large vide est donc laissé, et l’approvisionneuse doit juger du moment où le niveau de la pâtée s’élève assez. Par sa complète opacité, le miel dérobe au regard son épaisseur. Une sonde m’est nécessaire quand je veux jauger le contenu du pot, et je trouve en moyenne une épaisseur de dix millimètres. L’hyménoptère n’a pas cette ressource ; il a la vue qui, d’après la partie vide, peut renseigner sur la partie pleine. Cela suppose un coup d’œil quelque peu géométrique, apte à discerner le tiers d’une longueur. Si l’insecte se guidait par la science d’Euclide, ce serait bien beau de sa part. Quelle preuve superbe en faveur de sa petite raison : un Chalicodome avoir le coup d’œil du géomètre et partager une ligne en trois ! Cela mérite sérieuse information.

Cinq cellules approvisionnées, mais incomplètement, sont vidées de leur miel avec un tampon de coton au bout des pinces. De temps à autre, à mesure que l’hyménoptère apporte de nouvelles provisions, je renouvelle le curage, tantôt mettant le récipient à sec, tantôt lui laissant une mince couche. Je ne vois pas d’hésitation bien prononcée chez mes dévalisées, bien qu’elles me surprennent au moment où je taris le pot ; d’un zèle tranquille, elles continuent leur travail. Parfois des filaments de coton restent empêtrés sur les parois des cellules ; elles les enlèvent avec soin, et vont, d’un vol fougueux, les rejeter à distance, suivant l’usage. Finalement, un peu plus tôt, un peu plus tard, la ponte se fait et le couvercle est mis.

J’effractionne les cinq cellules closes. Dans l’une l’œuf est pondu sur trois millimètres de miel ; dans deux, sur un millimètre ; dans les deux autres, il est déposé sur la paroi du récipient totalement à sec, ou mieux n’ayant que l’enduit, le vernis, laissé par le frottement du coton emmiellé.

La conséquence saute aux yeux : l’insecte ne juge pas de la quantité du miel d’après l’élévation du niveau ; il ne raisonne pas en géomètre, il ne raisonne pas du tout. Il amasse tant qu’agit en lui l’impulsion secrète qui le pousse à la récolte jusqu’à complet approvisionnement ; il cesse d’amasser lorsque cette impulsion est satisfaite, n’importe le résultat accidentellement sans valeur. Aucune faculté psychique, aidée de la vie, ne l’avertit que c’est assez, que c’est trop peu. Une prédisposition instinctive est son seul guide, guide infaillible dans les conditions normales, mais dérouté en plein par les artifices de l’expérimentation. Avec la moindre lueur rationnelle, l’insecte déposerait-il son œuf sur le tiers, sur le dixième des vivres nécessaires ; le déposerait-il dans une cellule vide ; laisserait-il le nourrisson sans nourriture, incroyable aberration de la maternité ? J’ai raconté, que le lecteur décide.

Sous un autre aspect éclate cette prédisposition instinctive, qui ne laisse pas à l’animal la liberté d’agir et par là même la sauvegarde de l’erreur. Accordons à l’abeille tout le jugement qu’on voudra. Ainsi douée, sera-t-elle capable de mesurer à la future larve sa ration ? En aucune manière. Cette ration, l’abeille ne la connaît pas. Rien ne renseigne la mère de famille, et cependant, en son premier essai, elle remplit le pot à miel au degré voulu. En son jeune âge, il est vrai, elle a reçu ration pareille ; mais elle l’a consommée dans l’obscurité d’une cellule ; et d’ailleurs, étant larve, elle était aveugle. Le regard ne l’a pas instruite de la masse des vivres. Resterait la mémoire de l’estomac qui a digéré. Mais cette digestion s’est faite il y a un an, et depuis cette lointaine époque le nourrisson, devenu adulte, a changé de forme, de demeure, de manière de vivre. C’était un ver, c’est une abeille. L’insecte actuel a-t-il souvenir de ce repas de l’enfance ? Pas plus que nous des gorgées de lait puisées au sein maternel. L’abeille ne sait donc rien de la quantité de vivres nécessaires à sa larve, ni par le souvenir, ni par l’exemple, ni par l’expérience acquise. Quel est alors son guide pour jauger la pâtée avec tant de précision ? Le jugement et la vue laisseraient la mère très perplexe, exposée à donner trop ou pas assez. Pour la renseigner, sans erreur possible, il faut une prédisposition spéciale, une impulsion inconsciente, un instinct, voix intérieure qui dicte la mesure.

  1. J’effacerais volontiers, si j’en avais la possibilité, quelques lignes un peu vives que je me suis permises dans le premier volume de ces Souvenirs ; mais scripta manent, et je ne peux que réparer ici, dans une note, l’erreur où je suis tombé. Sur la foi de Lacordaire, qui, dans son introduction à l’Entomologie, rapporte l’observation d’Érasme Darwin, je croyais qu’un Sphex était donné comme le héros de l’histoire. Pouvais-je faire autrement, n’ayant pas d’autre livre sous les yeux ; pouvais-je soupçonner qu’un entomologiste de ce mérite fût capable d’une méprise qui remplace une Guêpe par un Sphex. Avec ces données, ma perplexité fut grande. Un Sphex capturant une mouche, c’était impossible, et je le reprochais à l’historien. Qu’avait donc vu le savant anglais ! La logique aidant, j’affirmais que c’était une Guêpe, et je ne pouvais rencontrer plus juste. Ch. Darwin, en effet, m’apprit plus tard que son grand-père avait dit a wasp, dans son livre Zoonomia. Si la rectification honorait ma perspicacité, elle ne m’était pas moins très pénible, car j’avais émis des soupçons sur la clairvoyance de l’observateur, soupçons injustes où m’avait entraîné l’infidélité du traducteur. Que cette note remette dans les limites convenables les affirmations de ma bonne foi surprise. Je fais hardiment la guerre aux idées que je crois fausses ; mais Dieu me garde de le faire jamais à ceux qui les soutiennent.