Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 4/07

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 4p. 145-157).


CHAPITRE VII.


Jean-Jacques Rousseau. — Thérèse Levasseur. — Les quatre poulardes et le secret. — Le Cardinal Giraud ou Girao, filleul de l’auteur. — Sa fortune ecclésiastique. — Soupçons contre la loyauté de sa conduite envers le Saint-Siége. — Son ministère et sa mort subite. — Le testateur inconnu. — Voyage de Pie VI en Autriche. — Retour du Saint-Père. — Conduite inexplicable et bénédiction silencieuse. — Disparition d’un cadavre à l’hôpital du Saint-Esprit. — Sédition populaire à cette occasion. — Testament du Cardinal Girao. — Ses neveux. — Les neveux de Gabrielle d’Estrées. — Prodigalité du Comte de la Bourdaisière. — Le Chevalier de Créquy. — Application de Rabelais par Mme de Louvois. — Le Cardinal de Belloy, alors évêque de Marseille. — Un legs du Cardinal Girao pour ses neveux. — Étrange découverte. — Fondation de Mme de Créquy pour la rédemption de son filleul.

Je ne sais pourquoi J.-J. Rousseau, qui a bien voulu parler de moi dans ses Confessions, n’a pas voulu raconter la manière dont nous avions fait connaissance, et je ne sais pourquoi il n’y parle pas non plus de Monsieur Giraud, mon filleul.

Il s’était présenté chez moi de la part de Mme Dupin, chez laquelle il était secrétaire (il a dit précepteur), afin de me demander des renseignemens sur l’honnêteté d’un domestique. Jean-Jacques était alors un joli jeune homme intelligent, timide, et qui semblait embarrassé par la délicatesse de ses sentimens et l’infériorité de sa position. J’avais eu l’idée de le renvoyer aux kalendes grecques avec cette commission d’une bourgeoise et ses informations sur un laquais à qui je n’avais jamais dit quatre paroles et qu’on avait renvoyé sans que je me souvinsse à quel propos ; mais sa physionomie m’intéressa : — Attendez, lui dis-je ; et je fis appeler Dupont, dont les réponses ne furent pas autrement défavorables à ce domestique. C’était moi qui avais ordonné de le casser aux gages, parce qu’il était protestant, disait-il, et qu’il ne voulait pas assister, dans ma chapelle, à la prière du soir.

— Je suis aussi… je suis protestant, répondit ce jeune homme avec un air de douceur et de mélancolie.

— En êtes-vous bien sûr ? lui dis-je, et nous voilà faisant de la controverse à qui mieux mieux. On vint m’annoncer Mgr le Nonce Apostolique.

— Arrivez donc, mon filleul, et venez m’aider à triompher d’un calviniste. Je fais asseoir le mandataire de Mme Dupin ; nous parlons de l’Évêque de Genève et de Mme de Solar, du château de Chenonceaux, de la Suisse, de Voltaire ; enfin, je trouve à ce M. Rousseau beaucoup d’esprit, le cœur chaud, du savoir et de la candeur, malgré qu’on en dise. Je l’assurai que je le reverrais avec plaisir, et je me levai pour le saluer en partant, ce qu’il n’a jamais oublié. Il m’a dit cent fois que c’était un encouragement dont il avait eu besoin pour oser se représenter dans mon salon, parmi des Altesses et des Illustrissimes. Il est venu me voir environ tous les huit jours, à peu près pendant quatre ans. Comme il était persuadé de ma véritable affection pour lui, il écoutait de moi les vérités les plus sévères, et c’était sans en être irrité ni fâché. Dans les derniers temps de son séjour à Paris, je faisais fermer ma porte aussitôt qu’il était entré chez moi. Je le grondais, je le faisais pleurer, et mes reproches portaient principalement sur ce qu’il était venu me faire de fausses confidences. Il y avait plus d’illusions dans sa tête que de manque de véracité dans son caractère ; voilà ce que j’ai reconnu plus tard et ce qui m’a fait regretter de n’avoir pas été plus indulgente pour lui. Il n’avait conservé d’amis que le soleil ; mais au plus fort de sa misanthropie, de sa misère et des privations qui suivaient sa pauvreté, c’était à moi…

Mais voilà que j’en pleure et que j’en tremble ! j’allais écrire étourdiment ce que je n’ai jamais voulu dire à personne. La confiance de Rousseau ne sera pas trompée, même après sa mort ; les mystères de son amour-propre et les petits secrets de notre amitié resteront ensevelis avec moi.

Je reviendrai successivement sur tout ce qui se rapporte à ce pauvre Jean-Jacques, mais pour ne pas oublier un détail infime et bien misérable, en vérité, qui me revient à l’esprit en pensant à Thérèse Levasseur, je vous dirai qu’au plus fort de la sauvagerie de son homme (elle ne savait parler qu’en femme de la halle), elle ne manquait pas de venir chez moi tous les samedis pour y prendre quatre grosses poulardes du Mans, dont je faisais la rente hebdomadaire à M. Rousseau, qui préférait cette sorte de comestible à toute autre. Son petit ménage en aurait eu pour toute la semaine, et c’était un de mes calculs de prévoyance et de soulagement pour lui[1].

— Je vous rends mille grâces, me disait-il ensuite, pour ce bon vieux coq dont notre pot-au-feu s’est très bien trouvé ; il n’est rien qui fasse de meilleur bouillon qu’un vieux coq.

— Un vieux quoi, dites-vous ?

— Mais un vieux coq, une vieille poule, une vieille volaille comme celles que vous avez la bonté de faire donner à Mlle Levasseur.

Je parlais d’autre chose afin de ne pas tracasser contre cette vilaine Thérèse, qui vendait nos belles poulardes pour en acheter des charcuteries et des poissons fumés dont elle était singulièrement friande. Elle a fini par se remarier avec un valet de M. Girardin. Voyez comme l’auteur de la Nouvelle Héloïse avait bien appliqué sa principale affection ! Venons présentement à M. le Nonce apostolique.

Je vous ai déjà dit que cet enfant de M. Giraud, que j’avais tenu sur les fonts de baptême en passant à Lyon, était devenu successivement l’Abbé, le Prélat et le Cardinal Girao, nella parola romana. Après avoir achevé ses quatre ans de nonciature à Paris, il fut pourvu de l’archevêché de Ravenne, et puis il fut créé Cardinal, ainsi qu’il est usité depuis 400 ans pour tous les Prélats qui ont exercé l’emploi de Nonce Apostolique auprès des Rois de France et d’Espagne. Enfin le Cardinal Girao a été secrétaire d’État, et chargé des principales affaires de l’Église pendant la première partie du pontificat de Pie VI.

Il ne m’appartient pas d’émettre un avis, et je ne suis pas dans l’obligation de me prononcer sur la loyauté de sa conduite à l’égard du Saint-Siége ; mais ce que j’en puis dire ainsi que tout le monde, c’est que, pendant son séjour à Vienne et ses conférences avec l’Empereur Joseph, le Saint-Père eut l’occasion de vérifier que certains priviléges abusifs, invoqués par la cour de Vienne, étaient véritablement stipulés dans plusieurs bulles émanées de sa chancellerie pontificale, lesquelles bulles n’avaient jamais été ni signées ni scellées par ordre de Sa Sainteté, sinon par supercherie, par surprise ou par la trahison de quelque protodataire.

Le Cardinal secrétaire, en qui N. S. P. le Pape avait toujours eu la plus grande confiance, avait été nommé Vicaire du Saint-Siége pour tout le temps du voyage et du séjour de S. S. dans les États autrichiens ; je ne sais si la conscience du Cardinal ne lui faisait aucun autre reproche, et je ne sais pas non plus si, depuis le départ du Pape, il administrait l’État de l’Église avec la même sécurité ; mais toujours est-il qu’il eut connaissance d’un ordre que le gouverneur du château Saint-Ange avait reçu directement du Saint Père à l’effet de faire disposer le grand appartement de cette prison, lequel ne s’ouvrait jamais que pour incarcérer un Cardinal ou un Prince romain. Le retour du Pape était annoncé pour la fin du mois, et le Cardinal Girao s’empressa d’inviter et de réunir chez lui les principaux membres du sacré-collége, le corps diplomatique et les primats de la haute noblesse de Rome, pour leur donner un souper magnifique. Il y avait quatre-vingt-douze personnes à la même table ; le Cardinal était assis entre la Connétable Colonne et la Marquise d’Aubeterre, ambassadrice de France, et celle-ci m’a dit que la physionomie de S. Em. n’avait eu rien de soucieux. Il avait mangé de bon appétit ; mais à la fin du second service il se pencha la tête sur son assiette en disant qu’il se trouvait mal et qu’il allait mourir. On l’emporta dans son appartement, et comme, à cela près des yeux qu’il tenait fermés, il n’avait sur la figure aucune rougeur, aucun mouvement convulsif, aucun symptôme de souffrance, on espéra que ce serait une indisposition passagère. Ce fut le Comte André Girao, son neveu, qui vint prendre sa place à table et qui fit les honneurs du palais pendant le reste de la soirée.

On apprit le lendemain matin que le Cardinal était mort à trois heures après minuit, et qu’on n’avait eu que le temps de lui faire administrer l’extrême-onction. On exposa son corps à la vénération du peuple romain ; son visage était recouvert d’un masque de cire à son effigie (c’est la coutume) ; on l’inhuma le sixième jour, et le Pape arriva précisément pendant que le cortége défilait sur la place du Peuple. Sa Sainteté fit arrêter le cercueil et lui donna sa bénédiction, ; mais elle ne proféra pas une seule parole de regret ; et ceci fit supposer qu’il avait dû se passer dans le cœur et les sentimens de ce prince, le plus affectueux des hommes, une étrange révolution.

Le Cardinal avait souscrit et fait déposer la veille de sa mort, à la chambre apostolique, un testament par lequel il instituait pour ses héritiers le Pape Pie VI et le chapitre de l’église de Saint-Pierre, et l’on apprit aussi que le Duc de Braschi, neveu du Pape, avait requis l’apposition des scellés sur tous les papiers du Cardinal-Vicaire, immédiatement après sa mort. Les Comtes Girao se trouvèrent privés de la succession de leur oncle, mais le Saint-Père y suppléa par une pension viagère, et du reste ils avaient eu chacun soixante-dix mille livres de rente à la mort de mon compère Giraud, qui était leur aïeul. Ainsi ne les plaignez pas sans les blâmer pour avoir mangé toute leur fortune en extravagances, et par exemple en entreprises de défrichemens et de dessèchement. Voyez la belle imaginative, au lieu de se tenir tranquilles avec leurs quarante-six mille écus de rente ! Mais ils avaient dans le sang l’amour du bénéfice et du hazardeux, et c’est presque toujours ainsi que toutes ces familles enrichies par le négoce et sorties du commerce finissent par retomber dans leur pauvreté originelle.

Vous saurez présentement que l’hôpital du Saint-Esprit n’était séparé du palais Girao que par une cour et par un terrain de servitude où se trouvait un refroidissorio pour les morts de l’hôpital. On y avait déposé le corps d’un transtévérin, lequel cadavre avait disparu pendant la nuit où mourut le Cardinal-Vicaire. La famille de cet homme était arrivée le lendemain matin pour procéder à son ensevelissement, et puis à ses funérailles dans l’église de leur paroisse au-delà du Tibre ; mais, comme les administrateurs de l’hospice n’avaient pu leur délivrer le corps de leur parent ni leur dire ce qu’il était devenu, ces plébéiens transtévères en firent grand bruit ; il se mutinèrent et se portèrent avec une foule de peuple à l’amphithéâtre de chirurgie, qu’ils assaillirent en grand tumulte et qu’ils dévastèrent, ensuite ils retournèrent au Spirito-Santo pour y fouiller le cimetière de l’hospice, ce qui fut pareillement sans résultat pour leur recherche. On fut obligé de faire marcher contre eux la garde pontificale, et la sédition dura trois jours.

On avait fait en outre une singulière remarque. On se disait tout bas que le Cardinal Girao n’avait pas voulu recevoir l’Eucharistie, sur son lit de mort, et que les Preti-parocchi qu’on avait fait venir pour lui donner les derniers sacremens avaient été mandés à Castel Gandolfo pour y être interrogés par le Saint-Père. Il paraît que le Cardinal avait donné plusieurs signes de connaissance et d’assentiment pendant l’administration des sacremens de pénitence et d’extrême-onction ; il avait fait le signe de la croix lorsqu’on avait prononcé l’Absolvo te, et quand on approcha le crucifix de ses lèvres, il y porta la main pour l’y retenir avec une expression de piété fervente ; mais toutes les fois qu’on avait essayé de lui administrer le Saint-Viatique, il avait serré les lèvres avec un mouvement de frayeur et de contraction visible. — Était-ce pour ne pas commettre un sacrilége ? – Il avait pourtant reçu l’absolution. — C’était peut-être que sa maladie provenait d’une indigestion dont il avait le sentiment et dont il redoutait les suites… Je vous en dirai mon avis plus tard, et, pour le moment, laissons le corps du Transtévère ou du Cardinal dans son cercueil drapé d’écarlate et dans son caveau de Sainte-Marie-Majeure.

Indépendamment des Comtes Girao, mon filleul avait laissé trois autres neveux, fils de sa sœur, Mme de la Bourdaisière, et c’étaient trois jeunes Messieurs qui auraient eu grand besoin de la succession d’un Cardinal Exarque de Ravenne et pensionné de l’Autriche. Le dernier Duc de Vendôme leur avait pourtant légué quatre cent mille écus, parce qu’ils étaient parens de sa grand’mère, Gabrielle d’Estrées, laquelle était fille d’une certaine Françoise Babou de la Bourdaisière ; dont il est assez parlé dans les mémoires et les satires de son temps. Ils avaient hérité de je ne sais combien de millions par la maison de Longueval et la succession du vieux Manicamp ; mais tout cela fut engouffré dans un abîme sans fond et sans rivages. L’aîné des trois frères était le moins déraisonnable de la famille ; et, pour avoir une idée de son bon ménage, écoutez l’anecdote suivante :

Il avait fait un admirable trait d’héroïsme en Hongrie, et l’Impératrice Reine l’en avait récompensé par le don d’une riche et superbe terre en Silésie. Par un sentiment d’irritation contre la jalousie des officiers autrichiens, à l’honneur de la libéralité française, et pour éviter qu’on n’attribuât cet acte de bravoure à des idées mercenaires, il avait eu la délicatesse de vendre sa baronnie de Sporthemberg à un fournisseur des armées impériales qui la lui paya cent soixante mille florins d’Empire en espèces sonnantes. Alors il avait déclaré, sur son honneur, qu’il allait non-seulement dépenser tout cet argent-là pendant les deux mois de son quartier d’hiver à Neustadt, mais, de plus, qu’il s’engageait à contracter pour dix mille florins de dettes, hypothéquées sur ses terres de France et sur les appointemens de son grade.

Il se trouva que, pour satisfaire à sa parole d’honneur, il fallait dépenser environ cinq mille cinq cents florins par jour, ce qui n’était guère aisé dans une aussi petite ville que Neustadt ; aussi, craignait-il de s’être aventuré légèrement et d’avoir compromis sa parole. On lui représenta qu’il pouvait employer une partie de son argent à soulager des misérables ; mais il rejeta cette proposition, disant qu’il avait promis de manger l’argent qu’il tenait de la générosité de Marie-Thérèse, mais non pas d’acquérir, par sa charité, de nouveaux droits à ses rémunérations. Il ajouta que la délicatesse de ses sentimens ne lui permettait pas d’employer en bonnes œuvres un argent qu’il avait juré de manger en folies. Ses pertes au jeu ne devaient pas compter, disait-il, attendu qu’il avait la chance de gagner, et que l’argent perdu n’était pas de l’argent dépensé suivant l’engagement qu’il avait pris.

Un si cruel embarras parut affecter le Comte de la Bourdaisière ; il en fut sérieusement préoccupé pendant vingt-quatre heures ; ensuite il eut le bonheur de trouver un moyen qui devait mettre sa parole d’honneur à couvert. Il assembla tout ce qu’on put trouver de cuisiniers, de marmitons, de musiciens, de comédiens, de sauteurs, d’escamoteurs et autres personnages de professions aussi vénérables. Il donnait à manger toute la journée, la comédie le soir, avec un bal pendant la nuit ; et si, malgré le soin qu’il y mettait, on n’avait pu consommer les cinq mille cinq cents florins destinés aux dépenses de la journée, il en faisait jeter le restant par la fenêtre, en disant qu’une pareille action n’était pas dérogatoire à la prodigalité.

C’était par le Chevalier de Créquy que nous avions appris cette belle aventure de son camarade la Bourdaisière, et la chose était d’autant plus curieuse, en nous arrivant par lui qu’il était le plus avare des hommes. J’aurai de ridicules et d’étranges révélations à vous en faire (de ses économies) lorsque j’en serai là[2].

Mme de Louvois comparait les jeunes la Bourdaisière à ces trois neveux de Papimane à qui leur oncle, l’Évêque Jobelin, faisait toujours de si beaux sermens pour ce qu’ils buvaient frais et mangeaient volontiers salé, tantis que lui se tenait coy sanistrement devers les femmes, faisant volontiers de nécessité vertu, et jamais d’une pierre deux coups. Mon filleul avait si bien adopté cette plaisanterie, qu’il employait quelquefois, pour les gronder, les propres expressions de l’Évêque Jobelin à l’endroit de ses troiz enragez de nepveux, Rifflandouille, Foliborax et Culipotent[3].

Toute la famille du Cardinal avait fini par tomber dans la détresse, ou peu s’en fallait. Les Babou de la Bourdaisière s’étaient fait tuer l’un après l’autre, et les Girao n’avaient plus guère autre chose que leur pension sur la caisse del Buon-Governo (il y avait treize ans qu’on avait enterré leur oncle), lorsqu’ils reçurent une lettre de l’Évêque de Marseille qui les invitait à venir le trouver dans sa ville épiscopale, et le plus tôt possible, attendu qu’il avait un legs à leur délivrer[4]. Ils ne doutèrent pas que ce ne fût quelque restitution relative à la succession de leur père, et pour s’épargner les ennuis du voyage, ils écrivirent à M. de Belloy pour le prier de remettre la somme en question entre les mains d’un banquier marseillais qui avait été le correspondant du vieux Giraud, mon compère, et qui leur en ferait parvenir le montant.

La chose était impraticable en ce qu’il était question d’une cassette dont ce prélat avait promis de ne se dessaisir que pour la remettre en propres mains à l’un des frères Girao. Provoqué par les sollicitations continuelles de l’Évêque, le Comte André finit par se décider à faire le voyage de Provence, et ce fut après six mois de correspondance et d’hésitation qu’il arriva chez M. de Marseille.

La cassette était remplie d’obligations au porteur sur le trésor impérial de Vienne, et contenait en outre une trentaine de beaux diamans dont le Comte André Girao (qui vint à Paris pour les vendre) m’a dit qu’il avait retiré près de 400 mille livres.

— Me voilà délivré d’une obligation qui m’inquiétait sans relâche, et, Dieu merci, vous avez votre cassette entre les mains, lui avait dit le bon Évêque. J’avais été appelé dans une bastide isolée où j’ai trouvé deux ecclésiastiques, italiens, je le suppose à leur accent ; l’un d’eux, qui se mourait, m’avait demandé la communion et m’avait fait contracter l’engagement dont je viens de m’acquitter envers vous, Monsieur le Comte. Je n’ai rien voulu savoir et je n’en sais pas davantage ; ainsi ne m’en demandez pas plus.

L’Évêque de Marseille, avec qui ma belle-fille et le Marquis de Muy votre grand-père ; étaient d’une intimité parfaite, n’a jamais voulu répondre à aucune de leurs questions sur le Cardinal ou sur le Comte Girao. Celui-ci m’a révélé des choses bien tristes, mais ce qui nous rassérénait cependant pour le salut de son oncle, c’était la sainte frayeur et la résolution qu’il avait montrée pour ne pas communier profanatoirement après souper, en viatique et sans être véritablement en danger de mort… J’étais sa marraine ; il en résulte une obligation sacrée, mon Enfant, et je vous recommande l’entretien de la messe que j’ai fondée pour le repos de son âme à Saint Sulpice.

  1. Voyez la 2e lettre de Rousseau à Mme de Créquy à la fin de cet ouvrage.
  2. Sébastien légitimé de Créquy, Chevalier de Malte au grand prieuré de Flandre et Mestre-de-camp de cavalerie au service de France, mort en 1794, âgé de 69 ans. Il était fils naturel du Comte de Créquy-Canaples et de Noble Sébastienne Eymerk, Damoiselle de Riskle en Brabant, lors solus et non mariés, porte la charte impériale de sa légitimation, datée du 14 juin 1756.
    (Note de l’Auteur.)
  3. « Vous este dévots non plus qu’une hottée de singes et doulx comme un baril de moustarde. Vous machinez tout jour quelque diablerie contre les légistes, le guet, les sergents et les dévotes sucrées que vous allez faire dampner à l’église. — Oh ! oh ! leur disait tristement leur uncle Jobelin, vous avez de l’entendement comme un bréviaire dezchiré, de la preudance comme un limas sortant des fraises, etc. »
    (Note de l’Édit.)
  4. Jean-Baptiste de Belloy, mort Archevêque de Paris et Cardinal, en 1808, âgé de 99 ans.
    (Note de l’Éditeur.)