Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 4/06

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 4p. 126-144).


CHAPITRE VI.


Le Maréchal de Richelieu veut se marier en troisièmes noces. — Digression sur la cuisine moderne. — Réprobation du Maréchal pour les ragouts-mêlés. — Découverte du vin de Bordeaux, grâce au Maréchal de Richelieu. — Sollicitude gastronomique du Duc de Nivernais. — Un dîner du Maréchal de Richelieu pendant la guerre de Hanovre. — Menu de ce dîner publié dans les Nouvelles à la main. — M. de la Reynière et son fils. — Régime et sobriété de l’auteur. — Mariage du Maréchal de Richelieu, âgé de 84 ans. — Grossesse de la Maréchale. — Le Duc de Fronsac à Versailles. — Le Maréchal à son lit de mort. — Visite que lui fait l’auteur. — Dévotion du Maréchal de Richelieu pour sainte Geneviève. — Commission dont il charge Mme de Créquy. — Vestris le père à l’hôtel de Richelieu. — Motif de ses assiduités. — Leçon donnée par le vieux Vestris au prince de Lamarck. — Mort du Duc d’Orléans. — Les princes du sang font défendre à Mme de Montesson de porter le grand deuil, etc.

Vous pourrez croire aisément qu’avec un fils comme le sien, le Maréchal de Richelieu ne manqua pas de se trouver dans un isolement bien triste après la mort de sa charmante fille ; et plusieurs fois il me parla de manière à faire comprendre qu’il aurait envie de se remarier et qu’il ne serait pas fâché d’épouser Mme de Durfort[1]. — Elle est modestement raisonnable et sagement douce, ainsi vous ne sauriez mieux faire ; épousez-la pour être assuré de mourir chrétiennement. — Il n’y a qu’une difficulté, me répondait-il, c’est qu’elle ne le veut pas, à cause de ce que je suis trop riche et qu’elle est trop pauvre, à ce qu’elle me dit.

— Alors épousez la veuve de M. de Brunoy…

— Elle est par trop riche ; et puis, d’ailleurs, je ne répondrais pas de ne la point battre. Nous nous disputerions continuellement sur les salades à la crème et les sultanes en sucre filé qui s’attache aux dents. Elle est entichée de cette nouvelle cuisine qui me paraît d’une bêtise amère, et toute chose à manger est historiée chez elle au point qu’on n’y saurait démêler ce qu’on mange. C’est la femme aux macédoines, et que le diable l’emporte ! Parlez-moi d’une maîtresse de maison comme vous, pour le bon goût de la véritablement bonne chère, ajoutait le Maréchal. On ne se doute pas combien il faut avoir de finesse dans le tact et de solidité dans le jugement pour organiser et conserver une excellente cuisine avec une office parfaite ; et je veux mourir de faim si j’ai vu jamais qu’une personne sans esprit puisse obtenir d’avoir une bonne table pendant six mois. Les friands et les gourmands ne sont pas les fins gourmets, et rien n’est si funeste au talent d’un fin cuisinier que la sotte recherche ou la goinfrerie de son maître. Pour faire bonne chère, il ne faut, après l’argent et la bonne intention, que de la sobriété, de la mémoire et du bon sens. Si l’imagination doit être appelée la folle du logis, c’est principalement dans la cuisine et la salle à manger ; voyez plutôt les belles inventions de ce temps-ci ! Vous me dites toujours que la monarchie périra par les finances, et moi je vous dis que les financiers perdront la cuisine française. Qui vivra verra.

Il est assez connu que nous étions, le Maréchal et moi, les deux personnes de notre temps qui mangeaient le moins et chez lesquelles on mangeait le plus. J’avais hérité d’un trésor de traditions admirables, et j’ai toujours tenu fortement à mes traditions. On est généralement persuadé que tous les ragoûts fins sont d’invention nouvelle, et rien n’est moins vrai pourtant. On voit dans les dispensaires du XVIe siècle qu’on servait à la table de François Ier des cervelles de faisan, des langues de carpe et des foies de lotte étuvés au vin d’Espagne. Notre excellent potage à la Reine (à la purée de blanc de poularde et d’avelines) était la soupe de tous les jeudis à la cour des Valois, et son nom lui vient de la prédilection de la Reine Marguerite. Je n’ai jamais repoussé les innovations heureuses ; mais, à l’exception des bisques à la purée de petits crabes, des timballes aux œufs de caille, et des glaces au pain bis, tranchées de glace au beurre frais, je vous puis assurer qu’on n’a rien inventé qui fût satisfaisant ni distingué, depuis soixante et quinze ans que je mange et que je fais manger les autres. C’est principalement à dater de la mort de Louis XV que le véritable savoir gastronomique, et par conséquent la science du cuisinier, s’en sont allés dégringolant.

Quand le Duc de Nivernais était obligé de changer ses chefs de cuisine, ou lorsqu’on avait appris quelque nouveauté qui nous paraissait admissible, il avait la patience et la conscience de s’en faire servir et d’en goûter huit jours de suite, afin de conduire et faire aboutir la chose au point de sa perfection. Il avait le palais tellement bien exercé qu’il pouvait distinguer si le blanc d’une aile de volaille était provenu du côté droit (c’est-à-dire du côté du fiel), et j’en ai vu l’expérience ; il se moquait de votre grand-père qui ne s’entendait à rien de ce qui se laisse manger, et qui lui disait à souper chez nous, en lui proposant de l’esturgeon : — Voulez-vous de cet émincé de veau ? il est bon, mais il a comme un goût de poisson, je vous en préviens. Le Richelieu se prit à me dire : — Que je serais honteux et malheureux si j’étais la femme d’un homme comme ça !

Le Président Hénault rapportait sur M. de Richelieu une historiette qui lui semblait fort intéressante, et qui vous prouvera du moins quelle était son aptitude et son expérience culinaire, comme disait le Président. C’était à la guerre d’Hanovre, où le pays se trouvait dévasté tout autour de l’armée française à plus de vingt lieues à la ronde. On avait fait prisonniers tous les Princes et toutes les Princesses d’Ostfrise au nombre de vingt-cinq personnes, auxquelles il est bon d’ajouter encore une certaine quantité de filles d’honneur et de chambellans. Le Maréchal de Richelieu avait résolu de leur donner la clé des champs, mais avant de lâcher prise il imagina de leur donner à souper, ce qui mit ses officiers de bouche au désespoir.

— Qu’est-ce que vous avez à la cantine ?

— Monseigneur, il n’y a rien, il n’y a rien du tout, si ce n’est un bœuf avec des conserves et des fruits secs, et quelques légumes.

— Eh bien ! c’est plus qu’il n’en faut pour donner le plus joli souper du monde !

— Mais, Monseigneur, on ne pourra jamais…

— Allons donc ! vous ne pourriez jamais ?

— Rullières, écrivez le menu que je vas vous dicter pour mâcher la besogne à ces ahuris de Chaillot. Savez-vous comment on écrit le tableau d’un menu, Rullières ?… Allons, donnez-moi votre place et votre plume. Et voilà notre généralissime qui s’assied à la table de son secrétaire, où il improvise au bout de la plume un souper classique, un menu qui fut recueilli dans la collection des la Poupelinière, et voici comment il est inscrit dans les Nouvelle à la main :


MENU D’UN EXCELLENT SOUPER TOUT EN BŒUF.

dormant.

Le grand plateau de vermeil avec la figure équestre du Roi.

Les statues de Du Guesclin, de Dunois, de Bayard et de Turenne.
Ma vaisselle de vermeil avec les armes en relief émaillé.

premier service.

Une ouille à la Garbure gratinée au consommé de bœuf.

Quatre hors-d’œuvre.

Palais de notre bœuf à la Sainte-Menehould        Les rognons de ce bœuf à l’oignon frit.
=====       =====
Petits pâtés de hachis de filet de bœuf à la ciboulette       Gras-double à la poulette au jus de limon.

Relevé de potage.

La culotte du bœuf garnie de racines au jus.

(Tournez grotesquement vos racines à cause des Allemands.)


Six entrées.

La queue de bœuf à la purée de marons.   

La noix de notre bœuf braisée au céleri.

Sa langue en civet (à la bourguignone.)

Rissoles de bœuf à la purée de noisettes.

Les paupiettes du bœuf à l’estoufade aux capucines confites. Croûtes rôties à la moelle de notre bœuf. Le pain de munition vaudra l’autre.

second service.

L’aloyau rôti (vous l’arroserez de moelle fondue).

Salade de chicorée à la langue de bœuf.

Bœuf la mode à la gelée blonde mêlée de pistaches.

Gâteau froid de bœuf au sang et au vin de Jurançon.

(Ne vous y trompez pas.)


Six entremets.

Navets glacés au suc de bœuf rôti. Purée de culs d’artichauds au coulis de bœuf.
Tourte de moelle de bœuf à la mie de pain et au sucre candi. Beignets d’amourettes de bœuf marinés au jus de bigarades.
Aspic au jus de bœuf et aux testes de citron pralinées. Gelée de bœuf au vin d’Alicante et aux mirabelles.

Et puis tout ce qui me reste de confitures ou conserves.

Si, par un malheureux hasard, ce repas n’était pas très bon, je ferais retenir sur les gages de Muret et de Ronquelère une amende de cent pistoles. Allez, et ne doutez plus. Richelieu.

Il m’a conté que le Roi lui disait un jour : — Monsieur le Gouverneur de Septimanie, d’Aquitaine et de Novempopulanie, parlez-moi d’une chose : est-ce qu’on récolte du vin potable en Bourdelais ?

— Sire, il y a des crûs de ce pays-là dont le vin n’est pas mauvais.

— Mais qu’est-ce à dire ?

— Ils ont ce qu’ils appellent du blanc de Sauterne, qui ne vaut pas celui de Montrachet, ni ceux des petits coteaux bourguignons, à beaucoup près, mais qui n’est pourtant pas de la petite bière. Il y a aussi un certain vin de Grave qui sent la pierre à fusil comme une vieille carabine, et qui ressemble au vin de la Moselle, mais il se garde mieux. Ils ont encore, dans le Médoc et le Bazadois, deux ou trois espèces de vins rouges dont les gens de Bordeaux font des gasconades à mourir de rire. Ce serait la meilleure boisson de la terre et du nectar pour la table des dieux, à les entendre, et ce n’est pourtant pas là du vin de Haute-Bourgogne, ou du vin du Rhône, assurément ! Ça n’est pas bien généreux ni bien vigoureux, mais il y a du bouquet pas mal, et puis je ne sais quelle sorte de mordant sombre et sournois qui n’est pas désagréable. Au reste, on en pourrait boire autant qu’on voudrait ; il endort son monde, et puis voilà tout. C’est là ce que j’y trouve de mieux.

Pour satisfaire à la juste curiosité du Roi, M. de Richelieu fit venir du vin de Château-Lafitte à Versailles, où S. Majesté le trouva passable. On n’aurait jamais imaginé jusque-là qu’on pût faire donner du vin de Bordeaux à ses convives, à moins que ce ne fussent des Bourdelais-Soulois, des Armagnacots, Astaracquois et autres Gascons. Voyez combien les goûts changent, et dites-moi comment vous trouvez celui des Romains qui mettaient de l’assa-fœtida dans leurs ragoûts, tandis qu’ils avaient l’odeur et la saveur des citrons dans une horreur sans égale !

La famille de finance la plus renommée pour ses prétentions, ses recherches gastronomiques et ses autres ridicules, était celle de la Reynière. Il est inutile de vous en rapporter des détails qui traînent partout ; je ne vous parlerai pas ici de la sotte vanité de Mme de la Reynière, née de Jarente, non plus que des affectations populacières de M. son fils, né Grimod. Je vais en rapporter seulement une historiette, et c’est parce que je ne l’ai vue citée nulle part.

Le père la Reynière, qui revenait d’une inspection financière, entre dans une auberge de village et s’en va bien vite à la cuisine afin d’y faire quelque bonne remarque et pour y procéder à l’organisation de son souper. Il y voit devant le feu sept dindes à la même broche, et pourtant l’aubergiste n’avait à lui donner, disait-il, que des fèves au lard. — Mais toutes ces dindes ? — Elles sont retenues par un monsieur de Paris. — Un monsieur tout seul ? — Il est tout seul comme l’as de pique. — Mais c’est un Gargantua comme on n’en vit jamais ! enseignez-moi donc sa chambre…

Il y trouva son fils qui s’en allait en Suisse. — Comment donc ! c’est vous qui faites embrocher sept dindes pour votre souper !

— Monsieur, lui répond son aimable enfant, je comprends que vous soyez péniblement affecté de me voir manifester des goûts si vulgaires et si peu conformes à la distinction de ma naissance, mais je n’avais pas le choix des alimens : il n’y avait que cela dans la maison.

— Parbleu ! je ne vous reproche pas de manger de la dinde à défaut de poularde ; en voyage on est bien obligé de manger ce qu’on trouve ; c’est une épreuve à supporter et je viens d’en avoir de rudes ! mais la chose qui m’étonne est ce nombre de sept, et pourquoi donc faire ?

— Monsieur, je vous avais ouï dire assez souvent qu’il n’y a presque rien de bon dans une grosse dinde, et je n’en voulais manger que les sot-l’y-laisse.

— Ceci, répliqua son père, est un peu dispendieux (pour un jeune homme), mais ça n’est pas déraisonnable, et j’aime à vous voir profiter des observations que je fais.

À présent que je vous ai parlé gourmandise avec un air de suffisance et de résolution déterminée, je suis bien aise de vous déclarer que j’ai toujours été sobre comme un chameau. Vous savez que je ne bois ni vin ni liqueurs, mais ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que je n’ai jamais bu que de l’eau, sinon pendant mes grossesses, où les médecins m’obligeaient à faire usage de vin sucré. Il y aura tantôt cinquante ans que je ne mange autre chose que des légumes étuvés au bouillon de poule, et puis des compotes grillées : ce qui ne veut pas dire qu’on ne s’observe attentivement dans cette partie de ma cuisine, et ce qui ne fait pas que je n’y voie juste et droit dans un horizon si borné. Enfin depuis quarante ans on fait bouillir l’eau que je bois et l’on y fait dissoudre un peu de sucre candi au capillaire ; voilà toute la recherche qui me soit personnelle. Vous en conclurez, si vous voulez bien, que ma sensualité n’était pour rien dans la perfection de mes soupers. C’était une affaire de bon procédé, de politesse élégante et soigneuse, et peut-être aussi d’amour-propre, attendu que les personnes avec qui je me trouvais naturellement en relation familière étaient dans les habitudes de la délicatesse la plus exquise. Au reste, il en était alors de la gastronomie comme de la dévotion ; les personnes qui s’en occupaient le mieux n’en parlaient jamais.

Je serais bien fâchée que vous devinssiez ce qu’on appelle un gourmand, mais je ne vous exhorte pas à pratiquer la mortification dans le régime alimentaire. Vous n’êtes pas destiné pour le cloître, et vous vivrez dans le plus grand monde. Je ne vous dirai pas, comme les Vaudois et les Albigeois, que le lait et le miel de la terre sont pour les saints ; mais je vous dirai sérieusement avec l’apôtre : — Usez de toute chose de la terre avec prudence, avec innocence, à la seule condition d’en pouvoir rendre grâce à Dieu qui les a créées et qui vous les a données pour en user. Telle est la maxime de la Compagnie de Jésus relativement aux gens du monde, et rien n’est plus sage. La régularité n’est pas la rigidité, mon Enfant ; l’Église ne vous demande que d’être exact et soumis. La religion de l’Homme-Dieu n’a rien d’insociable : l’exigente austérité prônée par les jansénistes ne saurait être et n’a jamais été le catholicisme bien entendu.

Pourtant que le Maréchal de Richelieu n’usât pas toujours des choses créées avec assez d’innocence, on apprit qu’il allait épouser à 84 ans la veuve d’un Gentilhomme irlandais qui avait servi dans la brigade des réfugiés catholiques au service de France, et qui s’appelait M. de Roothe de Nugent. Mme de Roothe était d’une famille chapitrale de Lorraine (au nombre des petits chevaux). C’était une Comtesse de Lavaulx, assez belle encore et parfaitement bonne. Elle avait été Chanoinesse de Remiremont, à xvi quartiers ; elle avait la réputation la plus intacte et 40 ans pour toute fortune. — Je ne sais pas si j’aurai beaucoup d’enfans. La Maréchale n’est pas bien jeune… Il faut vous dire que la Maréchale était devenue grosse, et qu’elle a fait une fausse couche après six mois de mariage, ce qui ne laissait pas d’inquiéter le Duc de Fronsac. Son père l’aperçut un jour qui descendait le grand escalier de Versailles, et il se mit à crier derrière lui : — M. de Fronsac ! M. de Fronsac !

— Monsieur, puisque j’ai l’honneur de vous rencontrer, lui dit-il, j’aurai celui de vous prévenir que je suis marié depuis deux mois. Vous voyez que mes procédés valent mieux que les vôtres, car vous ne m’aviez fait parler du projet de votre mariage que par un intermédiaire. Malgré mes 84 ans, je compte bien avoir un fils et j’espère qu’il sera plus honnête que vous. J’ai l’honneur de vous saluer.

Mme la Maréchale de Richelieu m’avait fait prier d’aller voir son mari pendant sa dernière maladie. — N’est-ce pas, me dit-il, que j’ai toujours mieux valu qu’on ne le disait ?

Je lui répondis qu’il y avait quelque chose de cela dans son affaire.

— Vous savez bien que je n’ai jamais pu souffrir les économistes et les philosophes ; je leur ai toujours mis des bâtons dans les roues pour les empêcher d’arriver à l’Académie française, et je leur ai toujours dit comme Fontenelle : — Il n’y a point de milieu, mes beaux messieurs, athées, ou le baptême des cloches ! Vous savez aussi que la guerre d’Hanovre m’a coûté deux cent mille écus de mes deniers, comme on le vérifiera bien aisément dans les registres de mon intendance. Je vous proteste que la Présidente de Saint-Vincent n’était qu’une voleuse ; enfin, vous savez que je n’ai jamais eu l’indignité de faire ma cour à M’ame Pompadour et à la Dubarry…

— C’est la vérité, lui répliquai-je ; mais est-ce que vous n’auriez pas eu l’occasion d’offenser Dieu différemment, mon cher Maréchal ?… Ne faites-vous rien pour vous exciter à la contrition ?

— Ah ! dame, la contrition ! n’en a pas qui veut, à ce qu’il paraît. J’ai la crainte de Dieu, qui est le commencement de la sagesse, voilà tout.

— C’est du repentir et du regret que la justice de Dieu réclame de vous.

Ils disent que j’ai l’attrition ; c’est toujours autant de gagné, comme disait le Grand-Prieur de Rabutin. Savez-vous, Marquise, à quoi je pense le plus souvent depuis que je suis alité ? J’envisage le mal que j’aurais pu faire et que je n’ai pas fait : et combien c’est un soulagement pour un homme qui va mourir, je ne m’en serais jamais douté. J’ai payé douze cent mille écus pour mon père, en pure compassion de ses pauvres créanciers et sans vouloir profiter de mon bénéfice de substitution. À cause de cet autre accident qui m’était survenu à Gennevilliers, j’ai renoncé à la chasse, pour qui je suis resté passionné toute ma vie. J’ai vendu cette maison, où je ne me pouvais plus souffrir ; je n’ai pas remis la main sur un fusil de chasse ; ceci n’est peut-être pas sans quelque mérite, et voilà ce que ne font pas tous les Rois quand ils ont fait tuer des soldats par milliers. Il est assez connu des Bordelais que j’ai toujours exercé la justice du Roi mon maître équitablement, sans acception des circonstances ou des personnes. Priez le bon Dieu de me faire miséricorde. J’ai désiré vous revoir avant que de mourir ; je voudrais bien, ajouta-t-il à voix basse, que vous allassiez me recommander à la protection de sainte Geneviève. Il y a si long-temps que je vous connais et vous aimiez tant ma fille !…

Je lui recommandai principalement de se réconcilier avec son fils, ce qu’il me promit et ce qu’il exécuta le plus tôt possible. Sa très sotte et très jolie belle-fille approcha de son lit quelques heures avant sa mort, et se mit à lui conter qu’il n’était pas bien malade et qu’elle lui trouvait un visage charmant.

— Allons donc ! est-ce que vous me prenez pour un miroir ? Voilà les dernières paroles qu’il ait dites.

Louis-Antoine-Armand de Vignerod du Plessix, Maréchal Duc de Richelieu, est mort à 95 ans, ou peu s’en fallait, mais il aurait vécu beaucoup plus long-temps s’il avait eu la précaution de soigner un tout petit rhume qui devint un gros catharre et qui finit par une inflammation des bronches. C’était pourtant lui qui me disait toujours : — Soignons-nous bien, prenons bien garde ; une année de plus, un soin de plus ! Je ne sais si je vous ai dit une bonne réponse de ce Maréchal au vieux d’Hangest à qui Mme de Pompadour avait donné mission de le pressentir sur un projet de mariage entre son Alexandrine et M. de Fronsac, âgé de 14 ans. — Ce serait une alliance qui nous ferait beaucoup d’honneur, répliqua-t-il avec un ton d’emphase ; mais comme mon fils a celui d’appartenir, par sa mère, à la maison de Lorraine, il faudra que j’en écrive à l’Empereur, aîné des Princes lorrains. J’espère bien qu’il ne demandera pas mieux.

Mme de Pompadour avait apprécié les intentions ironiques de cette réponse, qui fit rire Louis XV, et dont elle a toujours gardé rancune à M. de Richelieu.

Je voudrais ne pas manquer à vous dire aussi que, pendant cette dernière maladie du Maréchal, le vieux Vestris était continuellement dans ses antichambres et demandait sans relâche à lui parler pour une affaire urgente et majeure. Mme la Maréchale avait fini par découvrir que cette grande affaire était d’engager les quatre premiers gentilshommes de la chambre à solliciter du Roi le cordon noir de Saint-Michel pour lui, le père Vestris, le maître de danse ! — Oh ! par la sambleu ! dit le Maréchal à sa femme, il faut qu’il entre, et, pourtant que je vous en demande pardon, Madame, ayez la bonté de rester là. — Signor Vestris, lui dit-il, il ne serait pas convenable que j’écrivisse au Roi pour lui recommander personne, mais je vous assure que je lui parlerai de vous la première fois que j’irai à Versailles. — Oh ! Monseigneur, puis-je espérer que ?… — Je ne vous réponds de rien, sinon d’en parler au Roi, mais vous pouvez compter que je n’y manquerai pas si je puis sortir de mon lit avant ma mort, et je vous réponds qu’il s’en divertira.

Il était impossible que je ne vous disse pas quelques mots sur ce vieux coryphée qui doit être compté parmi les singularités du dix-huitième siècle. On n’a jamais réuni tant de fanatisme chorégraphique et de niaiserie à plus d’esprit naturel, à plus de finesse dans les observations et d’originalité dans leur expression[2]. Le père Vestris avait donné des leçons de contenance et de révérences à ma belle-fille, à qui je l’ai ouï dire des choses et donner des avis d’une subtilité d’intelligence incomparable ; j’ai retrouvé dernièrement et bien à propos le programme ou plutôt la copie d’une leçon qu’il avait donnée devant mon fils au Prince de Lamarck, et que Rullières avait écrite sous leur dictée. Vous connaissez la bonne mémoire et le talent d’imitation de votre père ; ce sera comme si vous entendiez lé Diû dé la danse. Écoutez donc le grand Vestris, et tenez-vous droit.


« Voyons, Monsieur le Prince, là bien ; salüez d’abord… salüez… Sa Majesté l’Impératrice d’Allémagne… Ah ! plus bas ! Monsieur, plus bas (ceci très vite) ! Vous restérez trois quarts dé séconde avant dé vous réléver… Là bien.

« En vous rélévant, Mousieur, vous dévez tourner légèrement et modestement la tête vers la main droite de S. M. Impériale et Apostolique. Baisez cette main qui porte le sceptre (sans oser toutéfois porter vos régards jusqu’au visage auguste dé cette souvérraine).

« Vous ne donnérez, Monsieur, aucune sorte d’expression à votré physïonomie en saluant une si grande princesse ; l’air dé respect et même dé crainte est dé rigûr et n’ôte rien dans une moment si terrible à la grâce corporelle.

« Vous vous réprésentérez, s’il est bésoin, tant dé couronnes éblouissantes, dé titres superbes, dé suprêmetés, d’altitudes, dé siècles passés, dé combats à mort et autres grandûrs, qué vous en déviendrez naturellément saisi. Voilà toute.

« À présent, Mousieur le Prince, salüez Madame la Landgrave dé Hesse-Darmstadt… Ah ! c’est trop bas ! trop bas dé quatre pouces. Vous salüez là comme une Reine… Dé la nuance ! Mousicer, dé la nuance ! Et récommencez… Là, bien, bravissimamenté ! — Mais cé n’est rien qu’uné Landgrave à salüer, en sortant dé la cour impériale dé Laxembourg !

« Régardez donc la vénérable damé d’honnûr, et dites-lui de l’air et du sourire : « Sans l’étiquette, jé vous rendrais ici même toutes les grâces qué jé dois à vos bontés, Madame la Comtesse, à vos vertus, votre grand âge et le rang que vous ténez à la cour. »

« Jé voudrais mainténant, Monsieur, vous voir salüer la Connétable dé Rome… Ah ! mon Prince, qué vous mé faites, qué vous mé faites dé la peine ! Est-ce donc là le prix dé tant d’espérïence, dé soins, dé labûr et dé zèle ?… Céla n’est pas céla, Mousieur le Prince, c’est trop bas pour vous, c’est trop bas ! Vous prénez, Diû mé pardonne ! une Excellence pour une Altesse Royale, et vous lui faites des révérences soumises comme une gentilhomme du Poitou ! Qué votre air ouvert dise agréablement : « Princesse, j’ai le cœûr épanoui, vraiment, dé cé qué mon voyage à Rome mé rend loisiblé d’y salüer uné dame illustrissime, la flûr des belles, et qui fait honnûr à sa patrie en protégeant les beaux arts… Rétournez-vous donc presto-visto du côté du Prince dé Palestrine, le fils aîné dé la Connétable, qui sé trouve poliment dans la gallerie dé sa mère, Mousieur, parce qu’il a su votre vénue au palais Colonna… Hélas ! hélas ! sango de mi ! Qué vois-jé ? En croirais-jé mes sens éperdus ?… Comment, comment !… Pauvre jeune homme !… Vous le saluez de cette triste mine anglaise qui est toute au plus bonne à faire l’aumône à des galériens ! Le voilà bien récompensé dé sa prévénance urbaine ! Et qu’en arrivé-t-il, mon Prince ? il vous régardé froid, il va vous éplucher, vous critiquer, vous prendre en haine… Il est votre ennemi ; rien n’y féra ; c’est sans rémède !

« Qué cetté léçon, Mousieur, vous préservé pour une autré fois, et quand vous allez voir arriver Don Gaétano Colonna, son frère, qué votre air aimable lui disé d’abord avant dé parler : « Jé suis charmé véritablement dé faire votré connaissance ; jé désire votre amitié, jé vous offre la mienne (l’air fier et capable), elle vaut son prix !… »

« Sans trop prévénir, prévénez toujours, Monsieur le Prince, vous vous en trouvérez fort bien ; croyez-moi ; la sotté modo dé raidûr actuelle né tient jamais contre une air affable ; où l’on voit cependant : Qui s’y frotte, s’y pique, cetté dévisé dé Charlémagné, je crois ; n’importe pas.

« À présent, Monsieur, descendons dé quelques dégrés ; rendez le salut à une fameux virtuose. Salüez libéralement ;… « Prénez garde a cé qué vous allez faire et né vous pressez pas ! Voyez dans un artiste celébre les délices d’une vaste empire, un homme dé néant qui monte aux astres ! qué les monarques chérissent, ennoblissent, enrichissent… Réprésentez-vous le viûx Vestris, honoré d’une pension, décoré du cordon noir (qué j’aurais à présent, là, qué j’aurais là, Mousieur le Prince, sans cette lucifériqué révolution) ! Voyez en moi le chévalier Vestris ! Salüez, Monsieur… Salüez… — Un peu plus bas !… »


J’allais oublier de vous dire que M. le Duc d’Orléans avait fini par expectorer le peu d’âme et d’esprit qu’il avait eu dans la région stomachique. L’Abbé Maury lui fit une oraison funèbre admirablement curieuse, en ce qu’il n’y parlait d’aucune personne et qu’il y parlait de toute chose. C’était depuis le sceptre jusqu’à la houlette, et depuis le cèdre jusqu’à l’hysope, à l’exemple de Salomon, dont la Sagesse avait un certain rapport avec celle de l’Abbé Maury. Mme de Montesson se crut obligée de se retirer dans un couvent jusqu’à la fin de l’année, parce que Nosseigneurs les Princes du sang lui firent savoir que si elle avait le malheur de sortir en grand deuil et voiture drapée, on conduirait son carrosse en fourrière après l’avoir fait descendre sur le pavé. Elle s’en revancha de la belle manière en faisant tapisser en drap noir l’intérieur de son logis, sa tribune à l’église, et jusqu’à l’escalier qui menait à son parloir. C’est le Duc de Chartres, aujourd’hui Duc d’Orléans, qui est devenu le gendre de M. le Duc de Penthièvre. Il avait toujours été sans esprit, sans courage et sans dignité. Plût à Dieu que je n’eusse aucune autre chose à vous dire de lui !

  1. Georgine O’Connor des Comtes de Sligoe, Comtesse douairière de Durfort et de Verviers. Morte en 1785, sur un navire anglais qui la transportait en Irlande.
    (Note de l’Auteur.)
  2. Un de ses ridicules était de vouloir absolument dissimuler son âge. Une danseuse émérite ayant dit qu’elle avait été son écolière : — Oh ! mignonne Rosette, fut-il lui dire (votre père et mes neveux se trouvaient sur la scène), vous débitez avoir pris leçons de moi ; mais, bachelette, vous en donniez depuis vingt ans que je n’en prenais point encore ! — Elle me croit, dit-il en se retournant avec un air juvénile et moqueur, — Elle me croit un Saturne de la Fable, ou le Destin d’Homère !
    (Note de l’Auteur.)