Souvenirs : Adolescence
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 104-109).

ADOLESCENCE



XXIV

OÙ MES IDÉES CHANGENT


Deux équipages sont de nouveau rangés devant le perron de Petrovskoë. L’un est une voiture fermée, dans laquelle prennent place Mimi, Catherine, Lioubotchka et une femme de chambre. Iacof en personne, l’intendant, est sur le siège et conduit. L’autre équipage est une britchka. J’y monte avec Volodia et notre nouveau laquais, Vassili.

Papa, qui doit nous suivre dans quelques jours à Moscou, est nu-tête sur le perron ; il fait le signe de la croix sur la portière de la voiture fermée et sur la britchka.

« Le Seigneur soit avec vous ! En route ! »

Iacof et le cocher (nous partions avec nos chevaux) ôtent leurs bonnets fourrés et se signent. « Dieu soit avec nous ! » Les caisses des voitures commencent à sauter sur le chemin raboteux et les bouleaux de la grande allée défilent l’un après l’autre devant nous. Je ne suis pas le moins du monde triste ; les yeux de mon esprit regardent ce qui m’attend et non ce que je quitte. À mesure que je m’éloigne des objets auxquels se rattachent les cruels souvenirs dont mon âme a été remplie jusqu’à présent, ces souvenirs s’émoussent et se transforment rapidement en une sensation agréable : se sentir vivre, se sentir jeune, plein de force et d’espoir.

J’ai rarement passé des jours, je ne dirai pas aussi gais, — je me faisais encore scrupule d’être gai, — mais aussi agréables, aussi bons, que les quatre jours de ce voyage. Je n’avais plus sous les yeux la porte close de la chambre de maman, devant laquelle je ne pouvais passer sans un frisson ; ni le piano fermé, dont personne n’approchait et qu’on ne regardait même pas sans une sorte de terreur ; ni les vêtements de deuil (on nous avait mis à tous des costumes de voyage ordinaires) ; ni ces mille objets qui, en ravivant le souvenir de notre perte irréparable, m’obligeaient à me garder de toute manifestation de vie, de peur d’offenser sa mémoire. Maintenant, au contraire, une succession ininterrompue de tableaux nouveaux et pittoresques occupe mon attention ; l’influence du printemps fait couler dans mon âme le contentement du présent et l’espoir lumineux en l’avenir.

Le dernier jour, Catherine était avec moi dans la britchka. Sa jolie petite tête penchée en avant, elle regardait d’un air pensif la route poudreuse fuir sous les roues. Je la considérais en silence et m’étonnais de l’expression que je surprenais pour la première fois sur son visage rose : ce n’était pas une tristesse d’enfant.

« Nous sommes bientôt arrivés, lui dis-je. Comment te figures-tu Moscou ?

— Je ne sais pas, dit-elle comme à contre-cœur.

— Mais enfin, comment te le figures-tu ? plus grand que Serpoukhov, ou non ?

— Je n’en sais rien. »

Grâce à l’instinct qui nous fait deviner les pensées des autres et qui est le fil conducteur de la conversation, Catherine comprit que son indifférence me froissait. Elle leva la tête et me dit : « Papa vous a dit que nous habiterions chez votre grand’mère ?

— Oui. Grand’mère veut vivre tout à fait avec nous.

— Nous demeurerons tous ensemble ?

— Naturellement. Nous aurons la moitié du haut, papa habitera l’aile et nous dînerons tous ensemble en bas, chez grand’mère.

— Maman dit que grand’mère est si imposante, si irritable ?

— Non. Ça fait cet effet-là au commencement. Elle est imposante, mais pas du tout irritable ; au contraire, elle est très bonne, très gaie. Si tu avais vu notre bal, pour sa fête !

— C’est égal, j’ai peur d’elle. Du reste, Dieu sait si nous…… »

Catherine se tut brusquement et redevint pensive.

« Quoi ? demandai-je avec inquiétude.

— Rien.

— Si ; tu as dit : « Dieu sait…… »

— Tu disais que le bal de ta grand’mère avait été très beau ?

— Oui ; quel dommage que vous n’ayez pas été là ! Il y avait une masse de gens, mille personnes ! et de la musique, des généraux, et j’ai dansé…… Catherine ! dis-je en m’arrêtant tout à coup au milieu de ma description. Tu ne m’écoutes pas ?

— Si, j’écoute. Tu disais que tu as dansé.

— Pourquoi as-tu l’air si triste ?

— On n’est pas toujours gaie.

— Non, tu n’es plus du tout la même depuis que nous sommes revenus de Moscou. Voyons, continuai-je d’un ton décidé en me tournant vers elle, dis-moi pourquoi tu es devenue toute singulière ?

— Je suis singulière ? répliqua Catherine avec une vivacité qui montrait que ma remarque l’avait intéressée. Je ne suis pas du tout singulière.

— Non, tu n’es plus comme tu étais, poursuivis-je. Avant, on voyait que tu ne faisais qu’un avec nous, pour tout, que tu nous regardais comme ta famille et que tu nous aimais comme nous t’aimons ; à présent, tu es toute sérieuse, tu t’éloignes de nous……

— Pas du tout……

— Non, laisse-moi parler, » interrompis-je.

Je commençais à sentir dans le nez un léger chatouillement, précurseur des larmes qui ne manquaient jamais de me monter aux yeux lorsque j’exprimais une pensée qui m’étouffait depuis longtemps.

« Tu t’éloignes de nous, tu ne causes qu’avec Mimi, tu as l’air de ne plus vouloir nous connaître.

— On ne peut pas rester toujours les mêmes. Il faut bien changer un jour ou l’autre, » répondit Catherine.

Quand Catherine ne savait que dire, elle formulait ainsi quelque loi inexorable. C’était une habitude. Je me rappelle qu’un jour, en se disputant avec Lioubotchka, celle-ci l’appela sotte. Catherine repartit que tout le monde ne pouvait pas avoir de l’esprit, qu’il fallait qu’il y eût aussi des sots. Cependant, sa réponse : « qu’il fallait bien changer un jour ou l’autre », ne me satisfit pas, et je continuai mes questions.

« Pourquoi faut-il changer ?

— Nous ne vivrons pas toujours ensemble, répliqua Catherine en rougissant légèrement et en regardant fixement le dos de Philippe, notre cocher. Maman pouvait vivre chez votre mère, qui était son amie. Qui sait si elle s’entendra avec la comtesse, qu’on dit si difficile ? D’ailleurs il faudra toujours nous séparer, un jour ou l’autre. Vous êtes riches — vous avez Petrovskoë ; et nous, nous sommes pauvres — maman n’a rien. »

« Vous êtes riches, nous sommes pauvres. » Ces mots, et les idées qu’ils éveillaient, me parurent extraordinairement bizarres. Dans mes idées d’alors, il n’y avait de pauvres que les mendiants et les moujiks, et il m’était impossible d’associer l’idée de pauvreté avec la gracieuse et jolie Catherine. Je me figurais que Mimi et sa fille, quand elles devraient vivre éternellement, habiteraient toujours avec nous et que nous partagerions toujours tout avec elles. Cela ne pouvait pas être autrement. Les paroles de Catherine me suggérèrent mille pensées nouvelles et confuses sur leur situation isolée, et je me sentis si gêné de ce que nous étions riches tandis qu’elles étaient pauvres, que je rougis et que je n’osais plus regarder Catherine.

« Qu’est-ce que cela fait, pensais-je, que nous soyons riches et elles pauvres ? en quoi est-ce que cela oblige à se séparer ? Pourquoi ne pas partager également ce que nous avons ? » Je comprenais pourtant qu’il ne serait pas à propos de parler de ce sujet à Catherine. Une sorte d’instinct pratique me mettait déjà en garde contre mes déductions logiques et m’avertissait que Catherine avait raison, et qu’il serait déplacé de lui faire part de mon idée.

« Est-ce que tu vas vraiment nous quitter ? dis-je. Comment ferons-nous pour vivre séparés ?

— J’en aurai aussi du chagrin, mais comment faire ? Seulement, si cela arrive, je sais bien ce que je ferai……

— Tu te feras actrice…… Quelle bêtise ! interrompis-je, sachant que le théâtre avait toujours été son rêve favori.

— Non ; je disais cela quand j’étais petite……

— Alors, qu’est-ce que tu feras ?

— J’entrerai au couvent et je vivrai là ; j’aurai une petite robe noire et un petit bonnet de velours. »

Catherine fondit en larmes.

Vous est-il jamais arrivé, lecteur, de vous apercevoir tout à coup, à certains moments de la vie, que votre manière de voir sur les choses change complètement, comme si tous les objets tournaient subitement vers vous une face nouvelle et ignorée ? Une transformation de cette nature se produisit en moi, pour la première fois, pendant le voyage d’où je fais dater le commencement de mon adolescence.

Pour la première fois, j’eus la perception nette que nous, c’est-à-dire notre famille, nous n’étions pas seuls sur la terre ; que tous les intérêts ne tournaient pas autour de nous ; qu’il existait dans le monde d’autres gens, n’ayant rien de commun avec nous, ne s’occupant pas de nous et ne connaissant même pas notre existence. Sans doute je savais tout cela auparavant ; mais je ne le savais pas comme je le sus à partir de cet instant ; je n’en avais pas le sentiment ; je ne le réalisais pas.

Il n’y a pour chacun de nous qu’un seul chemin par lequel ce changement moral s’accomplit, et ce chemin est souvent tout à fait inattendu, tout à fait à part de celui qu’auraient suivi d’autres esprits. Pour moi, le chemin fut la conversation avec Catherine, qui me troubla profondément, en m’obligeant à envisager l’avenir de Mimi et de sa fille. Je contemplais les villages et les villes que nous traversions et où, dans chaque maison, vivait au moins une famille comme la nôtre. Les femmes et les enfants regardaient notre équipage avec une curiosité d’une minute et disparaissaient pour toujours de nos yeux ; les boutiquiers et les moujiks, non seulement ne nous saluaient point comme à Petrovskoë, mais ne nous honoraient même pas d’un regard. Et je me posai pour la première fois cette question : De quoi peuvent-ils être occupés, puisqu’ils ne font aucune attention à nous ? Et cette question en fit naître d’autres : Comment et de quoi vivent-ils ? comment élèvent-ils leurs enfants ? leur font-ils faire des leçons ? les laissent-ils jouer ? comment les appellent-ils ? etc.