Souvenirs : Enfance
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 35-40).


X

LE DÉPART


Le lendemain des événements que j’ai racontés, à midi, la calèche et la britchka étaient rangées devant le perron. Kolia était en costume de voyage, c’est-à-dire qu’il avait son pantalon dans ses bottes, un vieux paletot et une ceinture bien serrée par-dessus son paletot. Il était debout dans la britchka et arrangeait les manteaux et les coussins. Quand il trouvait que cela faisait trop haut, il s’asseyait sur les coussins et sautait dessus jusqu’à ce qu’il les eût aplatis.

« Par charité, Kolia, est-ce que vous ne pourriez pas prendre la cassette du barine ? dit le valet de chambre de papa en sortant tout essouflé de la calèche. Elle ne tient pas de place.

— Vous auriez dû le dire plus tôt, Michée Ivanovitch, répondit Kolia en parlant vite et en lançant impatiemment, de toutes ses forces, un petit paquet au fond de la voiture. On a déjà la tête qui vous tourne et il faut encore que vous arriviez, avec votre cassette ! » ajouta-t-il en ôtant sa casquette et en essuyant de grosses gouttes de sueur sur son front hâlé.

La domesticité s’était rassemblée autour du perron, les hommes nu-tête, en cafetan ou en manches de chemise, les enfants nu-pieds, les femmes en robe de coton et mouchoir à raies, des marmots sur les bras. Tous regardaient les équipages et causaient entre eux. L’un des postillons (un vieux tout voûté, avec un bonnet fourré et un armiak d’hiver) avait empoigné le timon de la calèche et le tiraillait en examinant l’avant-train d’un air entendu. L’autre postillon était un beau jeune gars en chemise blanche à carrés de cotonnade rouge sous les bras, coiffé d’un chapeau de feutre noir qu’il poussait tantôt sur une oreille, tantôt sur l’autre, en grattant sa tête blonde et frisée. Il avait posé son armiak sur le siège, lancé les rênes sur l’armiak, et il faisait claquer son fouet en regardant alternativement ses bottes et les deux cochers qui graissaient la britchka. L’un de ceux-ci soulevait la voiture avec effort ; l’autre, accroupi en dessous, graissait l’essieu et sa boîte avec beaucoup de soin ; il fit même un dernier tour, en commençant par le bas, pour ne pas perdre ce qui était resté sur son gros pinceau.

Les chevaux de poste, des rosses de toutes les couleurs, agitaient leurs queues à cause des mouches. Les uns dormaient, un de leurs pieds velus tendu en avant. Les autres, pour se désennuyer, se grattaient mutuellement ou broutaient un pied de fougère coriace, poussé près du perron. Plusieurs lévriers étaient couchés au soleil et respiraient péniblement ; d’autres s’étaient glissés à l’ombre de la calèche et de la britchka et léchaient la graisse des essieux. L’air était rempli d’une espèce de vapeur poussiéreuse et l’horizon était d’un gris lilas, mais il n’y avait pas un seul nuage. Un fort vent d’ouest soulevait des tourbillons de poussière sur la route et dans les champs, courbait la tête des grands tilleuls et des bouleaux du jardin et emportait au loin les feuilles jaunies. Je m’étais assis près de la fenêtre et j’attendais avec impatience la fin de tous ces préparatifs.

Lorsque tout le monde se rassembla au salon, autour de la table ronde, pour passer une dernière fois quelques minutes ensemble, je ne songeai pas du tout à la tristesse de l’instant qui nous attendait. Les pensées les plus futiles s’agitaient dans ma tête. Je me posais des questions : « Lequel des postillons ira avec la britchka, lequel avec la calèche ? Qui de nous sera avec papa, qui avec Karl Ivanovitch ? Pourquoi est-ce qu’on veut absolument m’envelopper dans un cache-nez et un cafetan ouaté ? Est-ce qu’on me croit délicat ? Bien sûr, je ne gèlerai pas. Je voudrais que tout ça fût fini…, monter en voiture et partir. »

Nathalie Savichna entra dans le salon, les yeux gros et rouges et un papier à la main.

« À qui madame veut-elle que je donne la liste du linge des enfants ? demanda-t-elle à maman.

— Donne-la à Kolia et venez tous dire adieu aux enfants. »

La vieille voulut dire quelque chose, mais elle ne put parler. Elle cacha son visage avec son mouchoir, agita la main et sortit. Cela me fit de l’effet et mon cœur se serra un peu ; néanmoins l’impatience de partir l’emportait, et je continuai à écouter avec une indifférence parfaite la conversation de mes parents. Ils parlaient de choses qui ne les intéressaient évidemment ni l’un ni l’autre : ce qu’il faudrait acheter pour la maison, ce qu’il fallait dire à la princesse Sophie et à Mme Julie, si la route était bonne.

Phoca parut à la porte et exactement du même ton dont il annonçait : « Le dîner est servi, » il annonça : « Les voitures sont prêtes. » Je remarquai que maman frissonna et pâlit, comme si elle ne s’était pas attendue à cette nouvelle.

On dit à Phoca de fermer toutes les portes. Je trouvai cela très amusant : on aurait dit que nous nous cachions tous de quelqu’un.

On s’assit. Phoca fit comme les autres, mais sur un coin de chaise. Au même instant la porte cria et tout le monde tourna la tête. Nathalie Savichna entra précipitamment et alla s’asseoir, sans lever les yeux, sur la même chaise que Phoca, à côté de la porte. Je vois encore la tête chauve et le visage ridé et immobile de Phoca, le dos voûté et la bonne figure de Nathalie, avec son bonnet sous lequel on aperçoit des cheveux gris. Tous deux se serrent pour tenir sur la même chaise et tous deux sont mal.

Je continuai à être sans souci et impatient. Les dix secondes pendant lesquelles on resta assis, les portes fermées, me parurent une heure. Enfin chacun se leva et fit le signe de la croix ; puis les adieux commencèrent. Papa serra maman dans ses bras et l’embrassa plusieurs fois.

« Allons, mon amie, dit-il, nous ne nous séparons pas pour toujours.

— C’est tout de même triste ! » dit maman d’une voix entrecoupée par les larmes.

Quand j’entendis cette voix, que je vis ces lèvres tremblantes et ces yeux pleins de larmes, j’oubliai tout le reste et je ressentis une si affreuse tristesse, une telle douleur, que j’aurais voulu me sauver et ne pas lui dire adieu. Je compris à ce moment qu’en embrassant papa elle nous avait déjà fait intérieurement ses adieux.

Elle avait tant embrassé Volodia et fait tant de signes de croix sur lui, que je crus mon tour venu et me glissai auprès d’elle ; mais elle continuait à le bénir et à le serrer dans ses bras. Je pus enfin l’embrasser et, me cramponnant à elle, je pleurai, pleurai, sans penser à autre chose qu’à mon chagrin.

Lorsque nous sortîmes pour monter en voiture, nous trouvâmes dans le vestibule toute la domesticité venue pour nous dire adieu. Leurs « Donnez votre petite main », leurs gros baisers sonores et l’odeur de suif de leurs têtes éveillèrent chez moi un sentiment très voisin de l’agacement. Sous l’influence de ce sentiment, j’embrassai tout à fait froidement Nathalie Savichna sur son bonnet, lorsqu’elle me dit adieu en sanglotant.

Chose étrange ! je vois encore tous les domestiques et je pourrais dessiner leurs portraits jusque dans les moindres détails ; mais le visage et l’attitude de maman m’échappent entièrement. Cela vient peut-être de ce que, pendant toute cette scène, je n’eus pas une seule fois le courage de la regarder. Il me semblait que si je la regardais, son chagrin et le mien dépasseraient toutes les bornes.

Je me jetai dans la calèche avant que personne fût monté et m’assis au fond. La capote étant relevée, je ne voyais plus rien ; mais un instinct me disait que maman était encore là.

« La regarderai-je encore une fois ?… ce sera la dernière ! » Je me penchai hors de la calèche, du côté du perron. Pendant ce temps, maman, qui avait eu la même idée, faisait le tour de la voiture et m’appelait par l’autre portière. En entendant sa voix derrière moi, je me retournai si brusquement que nos têtes se cognèrent. Elle sourit tristement et m’embrassa une dernière fois en me serrant étroitement.

Les voitures parties, je voulus la revoir. Le vent agitait le fichu bleu noué sur ses cheveux. Elle montait lentement le perron, la tête baissée et le visage caché dans ses mains. Phoca la soutenait.

Papa était à côté de moi et ne disait rien. Je m’engouais à force de sangloter et ma gorge était si serrée que j’avais peur d’étouffer. En tournant sur la grande route, nous aperçûmes un mouchoir blanc qu’on agitait du balcon de la maison. J’agitai le mien et ce mouvement me calma un peu. Je continuais à pleurer ; mais la pensée que mes larmes montraient ma sensibilité m’était agréable et me consolait.

Au bout d’une verste, je devins plus tranquille et je me mis à contempler devant moi, avec une attention opiniâtre, l’objet le plus rapproché : c’était la croupe du cheval de côté. Je le regardai agiter sa queue et galoper ; il galopait mal ; le postillon lui allongea un coup de fouet et il corrigea son allure. Je regardai le harnais danser sur la croupe et se couvrir d’écume. Puis je me mis à regarder de côté les bornes du chemin, les champs ondoyants d’orge mûre, la jachère noire, où l’on apercevait une charrue, un moujik, un cheval et son poulain. Je jetai même un coup d’œil sur le siège, pour savoir quel postillon nous avions, et les larmes n’avaient pas encore séché sur mes joues que ma pensée était loin de ma mère, dont je venais peut-être de me séparer pour toujours. Cependant tous les souvenirs qui me traversaient l’esprit ramenaient ma pensée vers elle. Je me rappelais le champignon que j’avais trouvé la veille dans l’allée de bouleaux ; Lioubotchka et Catherine s’étaient disputées à qui le cueillerait, et elles aussi avaient pleuré en nous disant adieu.

Elles me faisaient peine ! Nathalie Savichna aussi me faisait peine, et l’allée de bouleaux, et Phoca. Jusqu’à l’odieuse Mimi qui me faisait peine ! Tout, tout me faisait peine ! Et pauvre maman ? Mes yeux se remplirent de nouveau de larmes, mais pas pour longtemps.