Souvenirs : Enfance
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 31-35).
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IX

NATHALIE SAVICHNA


Vers le milieu du siècle dernier, on voyait courir dans le village de Khabarovka une fillette grossièrement vêtue, nu-pieds, mais fraîche et gaie. C’était la grosse Natachka, la fille de Savva, le joueur de clarinette. Pour récompenser les services de Savva, et sur sa prière, mon grand-père prit Natachka chez lui, et elle devint une des femmes de ma grand’mère. Elle se distingua par sa douceur et son zèle, et, à la naissance de ma mère, on choisit Natachka pour être sa bonne. Elle montra dans ces nouvelles fonctions une activité et un dévouement à sa jeune maîtresse qui lui valurent encore des éloges et des récompenses. Cependant, les cheveux poudrés, les culottes courtes et les souliers à boucles de l’officier de bouche Phoca, alors jeune et pimpant, avaient fait impression sur le cœur simple mais aimant de Natachka. Leur service à tous deux les mettait en rapports continuels. Natachka fut subjuguée et prit d’elle-même la résolution d’aller demander à mon grand-père la permission d’épouser Phoca. Mon grand-père se fâcha, la traita d’ingrate et la renvoya en pénitence à la basse-cour, dans un hameau de la steppe. Au bout de six mois, comme elle était impossible à remplacer, on la fit revenir et on la reprit à la maison. Elle arriva d’exil dans son costume de basse-cour, alla se présenter à mon grand-père, se jeta à ses pieds et le pria de lui pardonner, de lui rendre sa bienveillance et d’oublier un moment de folie qui ne reviendrait plus, elle en faisait serment. Elle tint parole.

À dater de ce jour, Natachka devint Nathalie Savichna et coiffa le bonnet des soubrettes. Elle reporta sur sa petite maîtresse les trésors de tendresse amassés dans son cœur.

Quand vint le moment de donner une gouvernante à ma mère, Nathalie reçut les clefs du linge et des provisions. Elle déployait en toutes choses le même zèle et le même dévouement. Elle ne vivait que pour les intérêts des maîtres, voyait partout du gaspillage et du coulage et travaillait par tous les moyens à les empêcher.

Quand maman se maria, elle voulut récompenser Nathalie de ses vingt années de bons services. Elle la fit venir, lui exprima son attachement dans les termes les plus flatteurs, lui remit un papier contenant son acte d’affranchissement et ajouta qu’elle y joignait une pension de 300 roubles, que Nathalie restât ou non dans la maison. Nathalie écouta ce discours sans mot dire, puis elle prit le papier, le regarda d’un air furieux, marmotta quelque chose entre ses dents et se sauva en frappant la porte. Maman n’y comprenait rien. Elle attendit quelque temps : personne. Elle entra alors dans la chambre de Nathalie, qu’elle trouva assise sur une malle, les yeux rouges, occupée à déchirer son mouchoir de poche tout en regardant fixement les débris de l’acte d’affranchissement, épars sur le plancher.

« Qu’est-ce que vous avez, ma bonne Nathalie Savichna ? demanda maman en lui prenant la main.

— Rien, petite mère. Apparemment, je vous ai déplu, puisque vous me chassez… C’est bon ; je m’en vais. »

Elle retira sa main de force en essayant de retenir ses larmes et voulut sortir. Maman l’en empêcha, l’embrassa, et elles se mirent toutes les deux à pleurer.

Du plus loin que je me souvienne, je me rappelle les preuves de tendresse et les caresses de Nathalie Savichna, mais ce n’est qu’à présent que je sais les apprécier ; quand j’étais enfant, je n’avais aucun soupçon de ce que valait cette vieille femme ; je ne me doutais pas que c’était une créature adorable et comme il y en a peu. Non seulement elle ne parlait jamais d’elle, mais elle n’y pensait jamais : sa vie entière ne fut qu’amour et abnégation. J’étais tellement accoutumé à son affection désintéressée pour nous, que je n’imaginais pas qu’il pût en être autrement et que je ne lui étais pas du tout reconnaissant ; jamais je ne songeais à me demander si elle était heureuse et contente.

Parfois, en classe, je demandais à sortir, mais c’était un prétexte et je courais à la chambre de Nathalie. Je m’asseyais et je commençais à rêvasser tout haut, sans m’embarrasser de sa présence. Elle n’était jamais à rien faire. Tantôt elle tricotait un bas, tantôt elle fouillait dans les coffres dont sa chambre était pleine, tantôt elle inscrivait le linge. Je lui racontais que quand je serais général, j’épouserais une femme d’une beauté merveilleuse, je m’achèterais un cheval alezan, je me bâtirais une maison de verre et j’écrirais en Saxe pour faire venir les parents de Karl Ivanovitch. Elle écoutait toutes mes bêtises en répétant de temps en temps : « Oui, mon petit père, oui. » D’ordinaire, quand je me levais pour m’en aller, elle ouvrait un coffre bleu ciel, sur le couvercle duquel (comme je me le rappelle !) étaient collés un hussard colorié, une petite image venant d’un pot de pommade et un dessin fait par Volodia. Elle tirait de ce coffre une cassolette, l’allumait et l’agitait en l’air. « Ça, petit père, ça vient d’Otchakov. Quand votre défunt grand-père — Dieu ait son âme — est allé se battre contre les Turcs, il l’a rapporté. Il ne reste plus que ce petit morceau. C’est la fin, » ajoutait-elle avec un soupir.

Dans les coffres dont sa chambre était pleine, il y avait de tout. Quand il manquait n’importe quoi, on disait : « Allons demander à Nathalie Savichna, » et, en effet, elle fouillait dans ses coffres, trouvait l’objet demandé et le donnait en disant : « Il est bien heureux que je l’aie caché. » Elle avait ainsi des centaines d’objets de toutes les variétés imaginables, dont personne, excepté elle, ne connaissait l’existence et ne s’inquiétait.

Une fois, je me fâchai contre elle. Voici à quelle occasion.

Nous étions à dîner. En me versant du kvass, je renversai mon verre et inondai la nappe.

« Appelez Nathalie Savichna, dit maman ; il faut qu’elle admire son favori. »

Nathalie Savichna vint. En voyant mon lac, elle hocha la tête. Maman lui dit quelque chose à l’oreille et elle sortit en m’adressant un geste de menace.

Après le dîner, j’étais tout gai et je me dirigeais en sautant vers la salle, quand tout à coup Nathalie Savichna surgit de derrière une porte, la nappe à la main, m’empoigna et, malgré ma résistance désespérée, me débarbouilla avec l’endroit mouillé en répétant : « Ne salis pas les nappes, ne salis pas les nappes ! » Cette conduite me parut tellement offensante, que j’en hurlai de rage.

« Quoi ! me disais-je en marchant de long en large dans la salle et en m’engouant à force de pleurer : Nathalie me tutoie et, par-dessus le marché, me frotte avec une nappe mouillée, comme si j’étais un petit serf ! Non, c’est horrible ! »

Quand Nathalie Savichna me vit baver de colère, elle s’enfuit en courant. Moi, je continuais à marcher dans la salle en songeant au moyen de venger l’injure que m’avait faite cette impudente de Nathalie.

Au bout de quelques minutes, Nathalie Savichna reparut. Elle s’approcha de moi timidement : « Assez, mon petit père, ne pleurez pas… pardon… j’ai été stupide… pardon, mon petit pigeon… Voilà pour vous. »

Elle tira de dessous son fichu un cornet de papier rouge, qu’elle me tendit d’une main tremblante. Il y avait dedans deux caramels et une figue sèche. Je n’eus pas le courage de regarder la figure de la bonne vieille. Je pris le cornet en me détournant, et mes larmes coulèrent encore plus fort, mais ce n’était plus de colère : c’était de tendresse et de honte.