Socrate chrestien/Discours 3

Augustin Courbé (p. 31-42).

DE LA RELIGION
CHRESTIENNE,
ET DE SES PREMIERS
COMMENCEMENS.



LEs dernieres paroles de Socrate l’avoient comme ravi en extase ; mais estant revenu de son transport, il ne demeura pas long-temps dans le calme. La premiere esmotion ne fut qu’un passage à la seconde, & reprenant la matiere qu’il avoit laissée, il nous parla à peu prés en cette sorte.

IL ne paroist rien icy de l’Homme ; rien qui porte sa marque, & qui soit de sa façon. Ie ne voy rien qui ne me semble plus que naturel, dans la naissance & dans le progrés de cette doctrine. Les Ignorans l’ont persuadée aux Philosophes. De pauvres Pescheurs ont esté erigez en Docteurs des Roys & des Nations ; en Professeurs de la science du Ciel. Ils ont pris dans leurs filets les Orateurs & les Poëtes, les Jurisconsultes & les Mathematiciens.

Cette republique naissante s’est multipliée par la chasteté et par la mort ; bien que ce soit deux choses steriles, et contraires au dessein de multiplier. Ce peuple choisi s’est accru par les pertes et par les deffaites : il a combatu, il a vaincu estant desarmé. Le monde en apparence avoit ruiné l’eglise : mais elle a accablé le monde sous ses ruines. La force des tyrans s’est renduë au courage des condamnez. La patience de nos peres a lassé toutes les mains, toutes les machines, toutes les inventions de la cruauté.

Chose estrange, et digne d’une longue consideration ! Reprochons-la plus d’une fois à la lascheté de nostre Foy, & à la tiedeur de nostre Zele. En ce temps-là il y avoit de la presse à se faire deschirer, à se faire brusler pour Iesus-Christ. L’extrême douleur & la derniere infamie attiroient les hommes au Christianisme : C’estoient les appas & les promesses de cette nouvelle Secte. Ceux qui la suyvoient, & qui avoient faveur à la Cour, avoient peur d’estre oubliez dans la commune Persecution : Ils s’alloient accuser eux-mesmes, s’ils manquoient de Delateurs. Le lieu où les feux estoient allumez & les bestes deschaisnées, s’appelloit en la langue de la primitive eglise, la place où l’on donne les couronnes.

Voilà le stile de ces grandes ames, qui mesprisoient la mort, comme si elles eussent eu des corps de loüage, et une vie empruntée. Bien davantage, et tousjours dans la rigueur de l’histoire, sans rien donner à la licence de la rhetorique. Si c’eust esté le sang d’autruy, et non pas le leur, ils n’en eussent pas fait si bon marché, car la charité les eust retenus, et l’amour propre les avoit abandonnez.

C’estoit donc dans les joyes et dans les plaisirs, qu’ils disoient à Dieu c’est assez, & qu’ils luy demandoient des tréves & du relasche, & non pas dans les supplices & dans les tourmens. O mon ame, que d’honneur & de gloire ! O mon imagination, que de delices & de douceurs, s’escrioient-ils au milieu des flammes ! En cet estat-là, pour parler encore le langage de la primitive Eglise, ils estoient pleins, ils estoient possedez de Iesus-Christ. Iesus-Christ avoit pris la place de leur esprit & de leur raison : ils n’estoient plus animez que de Iesus-Christ : ils ne songeoient plus qu’à luy : Ils ne se souvenoient plus que de luy : Il leur tenoit lieu de toutes choses. Ce n’estoit plus amour ni constance ; c’estoit une alienation de sens, une maladie surnaturelle, une sainte, une divine fureur.

Aussi les payens s’en estonnoient-ils, et en faisoient des proverbes. Vous le pouvez voir dans les propos d’Epictete, recueillis par Arrien. Ils parloient des chrestiens, comme de personnes travaillées d’une melancholie incurable ; personnes tentées par le desespoir ; ennemies du jour et de la lumiere. à leur dire, c’estoient des gens qui vouloient perir ; qui s’ennuyoient en ce monde ; (ce sont les differens termes dont ils se servoient) qui se dévoüoient, qui se precipitoient à la Mort.

Nous sommes descendus de ces gens-là, quoy qu’apparemment ils ne deussent point laisser de posterité ; quoy qu’ils fissent tout ce qu’il faut faire pour ne pas durer. De leurs Cendres, & de leurs Ruines s’est eslevée la Grandeur & la Souveraineté de nostre Eglise. Le Corps s’est trouvé entier dans la dissipation de ses Membres.

Ie ne m’estonne point que les Cesars ayent regné, & que le Party qui a eté le victorieux, ait esté le maistre. Mais si c’eust esté le vaincu, à qui l’avantage fust demeuré ; si les Desroutes eussent fortifié Pompée, et restabli sa fortune ; si les proscriptions eussent grossi le parti d’un mort, et luy eussent fait naistre des partisans ; si un mort luy-mesme, si une teste coupée eust donné des loix à toute la terre, veritablement il y auroit dequoy s’estonner d’un succes si esloigné du cours ordinaire des choses humaines. Je trouverois estrange qu’apres la bataille de Pharsale, et plusieurs autres batailles, decisives de l’empire, les amis de Pompée eussent esté empereurs de Rome, à l’exclusion des heritiers de Cesar. J’aurois de la peine à croire, quand le plus veritable & le plus religieux historien de Rome me le diroit, que des gens eussent triomphé, autant de fois qu’ils furent battus ; qu’une cause si souvent perduë, eust tousjours esté suyvie. Au moins me semble-t-il que ce n’est pas bien le droit chemin, pour arriver à l’empire, et que d’ordinaire on se sert de tout autre moyen, pour obtenir le triomphe. Ce n’est pas la coustume des choses du monde, que les bons succes ne servent de rien ; que la victoire soit decreditée, et que le gain aille au malheureux.

Nous voyons pourtant icy cét evenement irregulier, et directement opposé à la coustume des choses du monde. Le sang des martyrs a esté fertile, et la persecution a peuplé le monde de chrestiens. Les premiers persecuteurs voulant esteindre la lumiere qui naissoit, et estouffer l’eglise au berceau, ont esté contraints d’avouër leur foiblesse, apres avoir espuisé leurs forces. Les autres qui l’attaquerent depuis, ne reüssirent pas mieux en leur entreprise. Et bien qu’il y ait encore en la nature des choses, des inscriptions qu’ils ont laissées, pour avoir purgé la terre de la nation des chrestiens ; pour avoir aboli le nom Chrestien en toutes les parties de l’Empire, l’Experience nous fait voir qu’ils ont triomphé à faux, & leurs Marbres ont esté menteurs. Ces Superbes Inscriptions sont aujourd’huy des Monumens de leur vanité, & non pas de leur victoire. L’ouvrage de Dieu n’a pû estre deffait par la main des Hommes. Et disons hardiment à la gloire de nostre Iesus Christ, & à la honte de leur Diocletien, les tyrans passent, mais la verité demeure.