Grande Imprimerie (p. 261-266).


VI


L’étonnement jeté par la sortie de Sabine se traduisait de différentes façons.

— Elle a du torrentueux, murmurait le député, en tâchant de ressaisir le fil de ses idées qu’elle avait brouillé sans merci.

— Voilà une femme qui ne tape pas dans la tartine de l’idéal, au moins, s’écria le journaliste qui causait un instant auparavant avec Jenny Varlon.

— C’est jeune, ça a du cœur, ça entend sonner midi, répliqua un médecin ; mais la femme est une hystérique, pas autre chose. Les grandes tirades, pour elle, sont l’exutoire de l’hystérie ; c’est sous l’influence de cette maladie-là qu’elle se passionne pour la politique, la peinture ou les lettres ; c’est elle qui la rend créatrice ; c’est l’hystérie qui constitue le bas-bleu ou la grande actrice. Dans les hautes classes sociales, l’hystérie régente les cerveaux féminins ; fouillez bien l’organisme animal, vous n’y trouverez pas autre chose. Au siècle dernier, on appelait cela : des vapeurs ; aujourd’hui qu’un chat est un chat, l’hystérie…

— Un grand mot, interrompit Mme Raimbaut par-dessus l’épaule du causeur, un grand mot que vous devez sortir souvent, docteur, pour amener les hommes à faire déshabiller leurs femmes devant vous. S’agit-il d’une maladie dont le sens vous échappe, vite vous recourez à votre vocable favori — Votre femme est hystérique, monsieur, il est nécessaire que je la visite. — Il y a bien un peu de grimaces de la part de l’interpellé, mais un médecin n’est pas un homme, assure-t-on. Là-dessus on entoure, on presse, et, au besoin, on ordonne à la jeune femme de subir l’épreuve ; on prend sa douce voix, on siffle de jolis airs. Le mari s’en mêle : — « Je ne te quitterai pas, ma chère ; que crains-tu ? Ne serai-je pas à tes côtés ? » — Il faut céder. Le médecin ausculte, pose sa tête ici et… encore ici, et en face de l’auguste imbécillité du mari, va jusqu’à introduire ses mains… là où un misérable prêtre sera condamné pour avoir… mis autre chose.

— Madame, se récria le docteur en lui baisant ses ongles roses, je vous assure que…

— Que vous mourez d’envie de me trouver hystérique. Mon Dieu, ne vous gênez pas, allez-y.

Et elle pirouetta sur ses talons, dans une direction opposée.

— Quand je vous le disais, poursuivit imperturbablement le docteur, la femme est une nerveuse et une attristée. Elle s’ennuie du présent, du mari qu’elle n’a pas, de l’inconnu qu’elle rêve, du canevas où elle plante son aiguille, des confidences qu’elle reçoit et des confidences qu’elle ne peut pas rendre. Celle qui est dévote change de confesseur ; celle qui ne l’est pas change d’inclination, et ce qu’elle aimera en dernier sera toujours ce qu’elle aimera le mieux…

Le médecin continua à voix basse et le groupe se resserra autour de lui.

— Malheur ! songeait Sabine en arpentant le salon. Si ce n’était pour la revanche comme je balaierais ces gens-là, qui viennent boire mon vin et manger mes truffes, pour le plaisir de tâter le cocuage de mon mari et de m’insulter à mots couverts… Une hystérique, parce que je respirerai un peu sensuellement l’odeur d’une fleur, parce que je parfumerai mon corps, parce que j’aurai plaisir au roman nouveau, parce que mes mouvements prendront sans que j’y pense le rythme d’une strophe que je serai en train de me réciter tout bas, parce que je lancerai mes sens à grande volée dans la vie ? Mais à ce compte-là, Mozart, Corrège, Dante, Lamartine ou Musset ont été de profonds névrosiaques, et tout ce qui rimera des ballades à la lune, et soupirera la romance à madame, n’aura planté et arrosé que les plates-bandes de l’hystérie…

— N’est-ce pas ? fit une voix à ses côtés. Je suis absolument de votre avis, madame.

Elle se retourna surprise et aperçut le jeune journaliste Octave Rémy.

— Que voulez-vous dire, avec votre « n’est-ce pas » ? Je n’ai point pensé haut.

— Non, mais si j’avais suivi votre pensée, en moi-même ?

— Alors, la conclusion serait, monsieur ?…

— Que les hommes ont inventé la maladie, mais qu’ils demandent à la guérir, madame, c’est un peu leur droit.

C’était la première fois qu’on osait lui insinuer un semblant de proposition en face. Or, persuadé que Sabine était la fille naturelle de Duvicquet et que cette liaison formait un monstrueux inceste, le jeune publiciste n’hésitait plus, se reconnaissant autant de droits qu’un autre à ce friand morceau.

— Vrai Dieu, reprit-elle en le regardant en face, je crois, en effet, que vous seriez disposé à me prendre à qui m’a, en cet instant, sachant que celui-là n’est pas mon mari.

Il recula, effrayé de l’audace d’un tel aveu.

— Madame, de grâce… M. Raimbaut n’est pas loin…

— Et quand il serait près ? J’ai certes le droit de répondre que celui auquel vous prétendez vous substituer m’aura, parce qu’il m’a toujours eue, parce que la fièvre qu’il a allumée dans mon sang y brûle depuis mon enfance. Seulement, je le répète, comme ce n’est pas à mon mari que j’appartiens, vous vous dites que vous pouvez me cogner l’épaule et me faire signe. Mon Dieu, oui, l’un des chaînons de la légalité est déjà descellé ; alors vous pensez : — C’est une déclassée, puisqu’elle aime ; je pourrais peut-être hésiter à m’en emparer dans le lit conjugal, mais autant moi qu’un autre, puisqu’elle n’y couche pas. — Hein ! c’est bien votre raisonnement ?…

Et, comme le journaliste, stupéfait, ne savait quelle contenance tenir, elle ajouta d’un ton assez doux :

— Ainsi, devant celle qui s’avancera dans l’enlacement d’un froid hymen, vous passerez grave, courbant l’échine, vous répétant qu’elle ne saurait appartenir à personne. Et vous qui proposez l’amour, vous lui empruntez cependant à cet amour des stigmates pour marquer la femme que vous convoitez, lui donnant à entendre : — Tu aimes ? donc, j’ai le droit de guetter la première vacance de ton cœur, le premier assoiffement de tes sens. — Tu aimes ? donc, tu es prédestinée à appartenir à tous, et, puisque tu as livré ta chair une fois, tu légitimes la suprême insulte de te demander l’instant et l’heure où tu nous la livreras encore… — Nous nous comprenons, n’est-ce pas, Monsieur ?

Avant que Rémy ait pu proférer une parole, ébaucher un geste, une voix coula vers eux, une voix grasseyante, celle de M. Raimbaut qui répondait à la marquise de Mansoury :

— Parbleu ! d’autres à ma place se mettraient martel en tête ; moi, je me dis : C’est la fille naturelle de ce brave Duvicquet ; quoi d’étonnant à ce qu’il jouisse autant que possible de sa présence ? Y a-t-il du mal à cela ? je vous le demande, y a-t-il du mal ?

Il y eut entre Mme Raimbaut et son interlocuteur un de ces silences où l’on entendait les battements du cœur.

Sabine chancela, porta la main à son front ; des sons rauques se pressaient dans sa gorge.

— Sa fille ! répéta-t-elle en regardant Octave Rémi aussi bouleversé qu’elle. Sa fille !

Il voulut la saisir, la soutenir, l’entraîner. Mais elle, nouant rageusement ses poings derrière son dos, et faisant un pas vers le jeune homme, ajouta, les dents serrées :

— Eh bien, oui, je l’aime ! entendez-vous ? je l’aime !