Grande Imprimerie (p. 252-260).


V


— Et vous êtes sûre, madame, que la transformation s’est opérée à ce point ? Vous croyez à Duvicquet une main dans le sac ?

— Si je le crois… mais c’est-à-dire qu’il a été favorisé par des relations politiques qui eussent empêché les autres de lutter à côté de lui. Vous comprenez qu’il avait les nouvelles deux jours avant nous, et alors il réussissait à acheter en sous-main toutes les valeurs qu’on poussait en baisse à dessein pour les remettre à un taux scandaleux le lendemain.

— Allons ! avouez qu’il y a de l’exagération.

— Non, aucune, je vous le certifie. On prétend même que Duvicquet est le secret possesseur d’une île n’appartenant à aucun État reconnu.

— Est-ce qu’il aurait envie de s’y réfugier ?

— Cela ne supporterait pas l’examen. Je vous donne la nouvelle comme on me l’a apportée ; une absurdité ; les racontars suivent leur train.

— Une chose m’étonne, c’est l’allure bon enfant que prend si naturellement Mme Raimbaut envers son mari.

— Elle a pour lui la reconnaissance que l’on éprouve à l’égard d’un homme que l’on sait prêt à reconnaître et à saluer de cris de joie un enfant qu’il n’a pas fait.

— Vous m’en direz tant, reprit le jeune homme, auquel s’adressait cette réponse. Et, regardant celle dont il était question qui se tenait au bout du salon vêtue d’une robe de velours noir : — Mais Mme Raimbaut n’affiche donc plus maintenant ce mépris du sexe auquel j’appartiens ?

— Notre mépris à l’égard des hommes présents, interrompit d’un air sarcastique l’interlocutrice femelle, démontre suffisamment qu’un autre doit exister, que nous ne méprisons pas.

— Encore très juste.

— Et j’ajouterai que certaines insouciances du moment actuel sont la preuve directe qu’on aimera quelqu’un dans l’avenir.

— Ne serait-il pas logique de répliquer… qu’on aime déjà quelqu’un dans le présent ?

La personne à laquelle on insinuait cette opinion, Jenny Varlon, regarda le jeune homme d’un air qui n’offrait aucune ambiguïté.

— Je ne vous ai rien dit, entendez-vous, monsieur ? je ne vous ai rien dit.

— Eh ! madame, qui prétend que vous m’ayez dit quelque chose ?

— Si cette infamie existe, vous comprenez que je n’en suis pas le publiciste responsable.

— Cette infamie ? quoi, s’agirait-il, pour celui qu’aimerait cette jeune femme, d’un homme…qu’elle… n’aurait pas le droit… d’aimer ?

— Monsieur… monsieur…

— Ah ! remarqua le jeune homme, après un temps, j’ai côtoyé des corruptions dans ma vie ; mais celles-là me semblent toujours roides.

— Mais qui vous prouve que ce que l’on soupçonne soit vrai ?

— Peuh ! je comprends maintenant les événements, le brisement de la carrière artistique d’Henri Duvicquet, sa lutte enragée à la Bourse. Aussi, quand je l’ai questionné, je n’ai pu en obtenir autre chose que ces mots : — « Je vais bien rire quand un huissier quelconque ou l’avoué Blavadis par exemple, me rencontrant, me demandera d’une voix gouailleuse : — Et vous faites toujours de la peinture ? — Je lui répondrai : — Non, je suis banquier. — C’est le Blavadis qui en fera une tête ! J’en piaffe de bonheur. »

— Il est certain qu’à voir Duvicquet manier des liasses de billets de banque, on se demande si une maison ne va pas vous tomber sur la tête. Il y eut un silence. Celle qui avait suggéré le précédent entretien se moucha avec affectation et regarda autour d’elle.

Certaines obscurités planaient au sujet de cette femme. Veuve d’un homme de lettres médiocre, elle feignait de ressentir pour les livres de son mari un culte qu’on respectait, parce qu’il relevait d’un sentiment légitime ; mais la fine mouche jouait de son ancien amour conjugal afin de prendre certains honnêtes gens ; elle couvrait de son affection pour le défunt les choses malpropres qui se passaient chez elle. De ses habitués, deux surtout étaient mis en relief par elle : deux jeunes gens qu’elle nommait ses « bébés » on ne comprenait pas au juste pourquoi. L’un des deux, M. Tuchard, étudiant en médecine, conservait la réputation d’un galant homme fourvoyé chez une drôlesse. Le second, M. Senelle, secrétaire d’une Société d’agronomie, appartenait à la police secrète, et fréquentait la Varlon parce qu’il possédait le moyen de s’en servir en la forçant à manœuvrer souterrainement. Du reste, les relations de Mme Varlon avec certains fonctionnaires de la sûreté s’accentuaient chaque jour. Dans une affaire assez connue, où un député, nommé Roudier, se trouvait avoir été poursuivi pour outrage à la pudeur, la femme de ce député, ancienne pensionnée de l’impératrice, tentait tout pour faire luire au jour l’innocence de son mari. Mme Varlon lui ayant été désignée comme un instrument dont on jouerait facilement, Mme Roudier parvenait, grâce à son intermédiaire, à ce que l’on révisât le jugement qui n’acquittait son mari que faute de preuves, et à lancer la justice à la piste du véritable coupable.

Telles étaient les réflexions qui montaient au cerveau d’Octave Rémy en regardant son étrange interlocutrice.

En cet instant, de retentissants éclats de rire saluaient une péroraison à propos du divorce ; on entendait la voix de Mme Raimbaut.

— Ah ! si au lieu d’être à la Chambre vous étiez au théâtre, avec un rien d’ampleur tragique dans la voix, un élargissement du geste, quel succès vous auriez pour votre portrait de l’honnête homme trompé par une indigne — Ça prend toujours une salle, ces choses-là. — Et, quand on pense qu’aucune voix un peu ferme, un peu virile, ne vous ripostera : — Vous parlez de l’honnête homme trompé ! mais sachez donc, brutes que vous êtes, que l’homme trompé est destiné à l’être. La société, logique en cela comme en autre chose, répond à ses doléances : — Et après ? Parce qu’il a plu à un rural de quitter son carré de choux et son pied de laitue, à un négociant le rond de caoutchouc où il s’assied pour courir à la grand’ville épouser une coquette, s’agira-t-il que la société soit sa complice et se constitue son auxiliaire afin de conserver sa femme ? Était-ce à nous de veiller, de rendre ce monsieur sociable, éducable, fashionable et acceptable à sa conjointe ? Parce que, je le répète, il voulait qu’elle restât fidèle, s’ensuit-il qu’on l’aura voulu à la même heure ? C’est trop d’outrecuidance à la fin. Non, à ceux d’entre vous auxquels incombe le malheur qui amène deux époux à occuper les bancs de la correctionnelle, l’opinion publique n’a malheureusement qu’un seul vocable : — « Tant pis pour lui, fallait pas qu’y aille… »

— Oh ! interrompit le député…

— Elle a raison, dit lentement Raimbaut d’un air satisfait, en cessant la patience qu’il était en train de combiner. Celui qui n’a pas su garder sa femme n’a que ce qu’il mérite. Voilà mon opinion, à moi.

Et il regarda les assistants d’un air placide qui jeta un léger froid dans le salon ; après, il continua tranquillement à aligner ses cartes.

— Mais, madame, reprit le député, vous devez être pour le divorce, cependant ?

— Est-ce que je le sais, pour quoi je suis ! reprit-elle en haussant les épaules. Le savez-vous vous-même ? Le divorce ! mais, bon Dieu, qu’on se hâte donc de le voter aujourd’hui ; vous verrez si, au bout de deux mois, on se souvient qu’il existe. La République manque de femmes, assure-t-on ? c’est une manière comme une autre de les ramener sur le tapis que de s’occuper du divorce. Vous les mettez à la porte du Parlement ? mais vous trouvez moyen de les y faire rentrer d’une façon détournée en agitant les grelots des procédés coupables dont les femmes se croient à chaque minute martyres. Oh ! votre moyen est ingénieux pour les conquérir, les amener à trouver excellent un gouvernement comme le vôtre. Vous leur montrerez qu’elles sont victimes depuis le ventre de leur mère. Quelques-unes ne s’en doutaient pas, mais comme elles seront bien aises de l’apprendre ! de quels cris de joie elles salueront cette révélation ! — car, enfin, se croire heureuse, et découvrir subitement qu’on est à cent lieues de ce que l’on supposait, quel réveil, messeigneurs !

— Neuf de pique, sept de pique, dix de pique. Que de piques ! murmurait la voix distraite de Raimbaut.

— Mais voilà qu’un beau matin la République dit à la phâme : « Infortunée, l’heure est sonnée de secouer un joug détestable, et au lieu de tromper secrètement ton mari, la société se charge de te donner de nombreuses garanties pour cela. Maintenant tu n’auras pas besoin de payer des domestiques véreux, des fiacres mal rembourrés, d’avoir un sommeil coupé de remords : tu vas pouvoir, ô la plus douce et la plus martyrisée des femelles, tu vas pouvoir te payer de l’adultère à ciel ouvert ; ton mari lui-même n’aura qu’à filer droit et à céder sa place à l’ami de ton choix. » — Ainsi interpellée, savez-vous ce que répond la femme ? — « Minute, mes enfants ; vous voulez me bannir les remords ? mais ça constitue la meilleure partie de mon amour ; m’ôter les secrètes terreurs par lesquelles je mouille quinze chemises dans une journée ? mais mes terreurs c’est encore un peu de ma passion ; il me les faut. Sans transes, sans remords, sans danger à courir pour celui que j’aime, quel charme y a-t-il à l’aimer ? Si je ne joue pas ma vie, quel plaisir lui reste-t-il à m’offrir ? Si je ne tremble pas un peu dans ses bras, quelle volupté sera la mienne ? Et si en jouant ma réputation, je ne joue pas ma tête, ma vie, tout ce que je puis être, quel don de moi-même ai-je accompli, quelle élévation, quel vague héroïsme ai-je mêlés à la faute qu’aucune grandeur ne précède alors pour la faire excuser ou pardonner ? »

Il y eut un moment de stupeur.

— Dieu de Dieu, continuait Raimbaut, voilà le valet de cœur que je ne peux pas contraindre à reparaître dans mon jeu ; je lui montre pourtant un visage souriant ; le drôle s’obstine à se fourrer je ne sais où.

Sabine reprit d’un ton moins tranchant :

— Si vous nous ôtez nos chances de périls, et si, en entrant chaque soir dans nos lits, nous avons le privilège, grâce au divorce, de reconquérir à l’heure précise notre libre arbitre, vous nous amoindrissez, messieurs, en croyant nous préserver de la surprise des sens ; et, partant, vous ôtez à nos liaisons illicites, à nos affreuses amours — comme vous les appelez — le délire, l’entraînement que les conditions du mariage actuel leur conservent quand même. Du moment où rien d’irréfléchi, où aucun emportement ne nous est suggéré par l’obstacle, la passion perd de son vol, puisqu’elle cesse d’être maîtrisée, l’existence ses secousses, le ciel son orage, l’esprit ses tourments, le cœur son exaltation… Non, non… quoi que vous puissiez inventer et exprimer, quel est celui d’entre vous qui ne préfère, aux douceurs béates de l’alcôve, la crise d’une heure qui nous jette tout effarouchées en vos bras ? et que nous direz-vous quand vous n’aurez pas nos larmes à tarir, nos craintes à apaiser, votre tendresse, votre tendresse immense, à substituer à la place de l’honneur, de la foi conjugale que nous trahissons pour vous dans une seule minute d’irréflexion bienheureuse ?

— Sabine, fit à voix basse Duvicquet en s’approchant, prends garde…

Mais un accent de triomphe couvrit sa voix, un cri de victoire poussé par une poitrine subitement allégée d’un poids énorme :

M. Raimbaut venait enfin de rentrer en possession du valet de cœur.