Religion et Évolution/Conférence III

Traduction par Camille Bos.
Schleicher frères (p. 81-114).

III

Troisième Conférence de Berlin.

19 avril 1905.

La lutte soulevée par la notion de l’âme.
Immortalité et conception de Dieu.

« Le plus merveilleux des phénomènes de la nature, celui que, conformément à la tradition, nous désignons de ce seul mot esprit ou âme est une propriété absolument générale des êtres vivants. Dans toute matière vivante, dans tout plasma, nous devons reconnaître les premiers éléments de la vie psychique, la sensation sous sa forme la plus simple de plaisir et déplaisir, le mouvement sous sa forme la plus simple, d’attraction et de répulsion. Mais les degrés de développement et de complexité de cette « âme » sont très différents ; ils vont de la silencieuse âme cellulaire des protistes, par une longue série d’étapes progressives et graduées jusqu’à l’âme humaine, consciente et raisonnable. »

Âmes cellulaires et Cellules psychiques (1878).
(Conférences populaires, vol. I no 5).
Mesdames et Messieurs !

Il n’entrait pas dans mes vues de faire encore, après mes conférences du 14 et du 16 avril, une troisième conférence. Si, bien qu’à mon corps défendant, je m’y suis laissé entraîner et si je fais, aujourd’hui, un dernier appel à votre attention, il y a à cela trois motifs. Et d’abord je me suis aperçu à regret et tardivement que dans les deux premières conférences, pressé par le temps, j’avais passé sous silence bien des points importants de mon sujet, ou du moins, que j’en avais parlé insuffisamment ; en particulier, la question si importante de l’âme n’a pas été élucidée comme il convenait. En second lieu, j’ai pu me convaincre par les nombreux comptes-rendus publiés ces jours-ci dans les journaux, et qui sont pleins de contradictions, que bon nombre de mes idées, insuffisamment développées ont été mal comprises ou faussement interprétées. Troisièmement, enfin, le devoir semblait s’imposer à moi d’exposer une fois encore, dans cette conférence d’adieu, brièvement et clairement les points principaux qui marquent le passé, le présent et l’avenir de notre doctrine évolutionniste, en montrant leurs rapports l’un avec l’autre et en particulier avec les trois grands problèmes de l’immortalité personnelle, du libre arbitre et d’un Dieu personnel.

Plus encore que lors de mes deux premières Conférences, je serai obligé de faire aujourd’hui appel à la patience et à l’indulgence de l’honorable assemblée. Car pendant ces deux derniers jours, je n’ai pu trouver le temps de préparer cette conférence improvisée. Et la grande imperfection de mon exposé se fera d’autant plus sentir que mon sujet compte parmi les problèmes les plus difficiles et les plus obscurs de la pensée humaine. Dans mes deux derniers ouvrages populaires, sur Les Énigmes de l’Univers et Les Merveilles de la Vie, j’ai traité d’une façon plus complète la plupart des questions biologiques qu’aujourd’hui je ne ferai qu’effleurer en passant ; mais ce à quoi je tiens précisément, c’est à vous présenter cette fois, dans un aperçu général, les arguments puissants mis en campagne par la science naturelle moderne dans le combat qu’elle livre à la superstition régnante en faveur de l’idée d’évolution ; et ce que je tiens aussi à vous montrer, c’est que notre monisme, notre conception unifiée de l’Univers répand une entière lumière sur les grands problèmes de Dieu et du monde, de l’âme et de la vie.

J’ai essayé dans mes deux précédentes conférences, de vous donner une idée générale de l’état actuel de la doctrine évolutionniste et du combat victorieux de l’idée d’évolution sur les mythes traditionnels relatifs à la Création. Nous avons acquis la conviction que le plus parfait des organismes, l’homme lui aussi, loin d’être le produit d’un acte surnaturel de création, provenait par un développement graduel d’une longue série d’ancêtres mammifères. En même temps, ce fait important nous est apparu que les mammifères les plus voisins de l’homme, les singes anthropoïdes, présentaient une structure qui, sur les points essentiels, était la même que celle de l’homme et que l’évolution historique par laquelle celui-ci proviendrait de ceux-là pouvait être aujourd’hui considérée comme une hypothèse pleinement démontrée, ou mieux, comme un fait historique ! Mais, dans ces recherches phylogénétiques, nous avions surtout en vue la construction du corps et de ses organes particuliers ; en revanche, nous n’avons fait qu’effleurer le développement de l’esprit humain, ou de l’âme immatérielle qui, d’après la conception traditionnelle, n’habite le corps que pendant un certain temps. Aujourd’hui, par contre, nous envisagerons en première ligne le développement historique de l’âme et nous résoudrons la question de savoir si l’évolution intellectuelle de l’homme est régie, elle aussi, par les mêmes lois naturelles que son développement corporel et si elle est, comme celui-ci, inséparablement liée à l’histoire des autres mammifères.

Dès que nous abordons ce domaine épineux, nous nous heurtons à ce fait étrange qu’aujourd’hui encore, dans nos universités, deux conceptions radicalement différentes de la nature de l’âme ou de la psychologie s’opposent l’une à l’autre. Il y a d’abord, d’un côté, les psychologues métaphysiciens, ceux qu’on appelle les « psychologues de profession ». Ils représentent aujourd’hui encore, cette opinion vieille comme le monde suivant laquelle l’âme de l’homme est un être particulier, un individu spécial, indépendant, qui n’élit sa demeure que passagèrement dans un corps mortel et l’abandonne après la mort pour continuer à vivre sous forme d’esprit immortel. Cette conception dualiste se rattache, comme on sait, aux dogmes de la plupart des religions et elle doit sa haute autorité à ce qu’elle se rattache aux intérêts les plus graves, éthiques, sociaux et pratiques. En philosophie, Platon déjà avait fait valoir le dogme de l’immortalité de l’âme. Plus tard, Descartes en particulier, lui a donné une importance spéciale, en accordant à l’homme seul une âme proprement dite, tandis qu’il la refusait aux autres animaux.

En face de cette psychologie métaphysique, qui pendant longtemps régna seule, se développa au XVIIIe et plus encore au xixe siècle, la psychologie comparée. Une comparaison impartiale entre les phénomènes psychiques, chez les animaux supérieurs et inférieurs, montra l’existence de nombreuses formes transitoires et intermédiaires ; une longue série de ces intermédiaires relie la vie psychique des animaux supérieurs, d’une part à celle de l’homme, de l’autre à celle des animaux inférieurs. Une ligne de démarcation nette entre l’homme et les autres animaux, telle que Descartes la traçait, ne se laisse plus affirmer avec certitude.

Mais le coup le plus rude qui fut porté à la théorie métaphysique régnante lui vint, il y a trente ans, des nouvelles méthodes de la psychophysique. Par des expériences ingénieuses, des physiologistes distingués, comme Th. Fechner et E. H. Weber de Leipzig, montrèrent qu’une partie importante de l’activité intellectuelle peut être aussi exactement mesurée et mathématiquement déterminée que d’autres processus physiologiques, les contractions musculaires, par exemple ; les lois fixes de la physique gouvernent ainsi une partie de la vie psychique, aussi absolument que les phénomènes de la nature inorganique. Sans doute la psychophysique n’a satisfait que partiellement les hautes espérances qui se rattachaient alors à elle et à la portée qu’elle pourrait avoir du point de vue moniste ; mais un fait important reste acquis : c’est qu’une partie de la vie intellectuelle est liée aussi nécessairement aux lois physiques, que tous les autres phénomènes de la nature.

La psychologie physiologique fut ainsi, par la psychophysique, élevée au rang de science physique, de science en principe exacte ; mais auparavant déjà elle avait trouvé des fondements très importants dans d’autres domaines de la biologie. La psychologie comparée avait pu retracer la longue série d’intermédiaires qui descend de l’homme aux animaux supérieurs et de ceux-ci jusqu’aux êtres les plus inférieurs. C’est alors qu’au dernier échelon, elle avait rencontré ces êtres merveilleux, invisibles à l’œil nu, et que, sitôt après la découverte du microscope (dans la seconde moitié du xviie siècle) on avait découverts partout dans les eaux stagnantes et désignés du nom d’infusoires. La première description exacte et la première classification systématique de ces infusoires sont dues au célèbre microscopiste berlinois, G. Ehrenberg. En 1838, cet infatigable explorateur de la « vie minuscule » publia un grand ouvrage de luxe qui nous exposait, en soixante quatre beaux tableaux, toute la richesse de la vie microscopique et qui passe, aujourd’hui encore, pour constituer la base de nos études sur les protistes. Ehrenberg était un observateur très assidu, plein d’imagination et qui savait communiquer à ses élèves son zèle pour l’étude des infiniment petits. Je pense encore avec plaisir aux excursions attrayantes que je faisais étant étudiant, il y a de cela cinquante ans, (pendant l’été de 1854), dans le Tiergarten de Berlin, avec mon maître Ehrenberg et quelques-uns de ses élèves, parmi lesquels mon camarade d’études, le célèbre géographe Ferd. de Richthofen. Munis de filets très fins et de petits verres nous pêchions, dans les étangs du Tiergarten et dans la Sprée, les milliers de microorganismes invisibles qui, examinés ensuite au microscope, par leurs formes gracieuses et leurs mouvements mystérieux, stimulaient notre désir de nous instruire.

Les conférences dans lesquelles Ehrenberg nous exposait la structure et les manifestations vitales de ses Infusoires étaient, à vrai dire, assez étranges. Il s’était imaginé, en effet, — induit en erreur par la comparaison des véritables infusoires avec les rotifères, animaux microscopiques mais présentant un haut degré d’organisation —, que tous les animaux étaient organisés au même degré et il avait déjà indiqué cette théorie erronée dans le titre de son œuvre : « Les Infusoires et la perfection de leur organisme, aperçu de ce qu’est la vie dans les profondeurs de la nature organique ». Il croyait aussi pouvoir distinguer, dans les plus simples des Infusoires, les mêmes organes distincts que chez les animaux supérieurs : un estomac et un cœur, des ovaires et des reins, des muscles et des nerfs ; il jugeait également de leur activité psychique, en vertu du même « principe d’égale organisation, à lui propre ».

Cette théorie particulière de la vie, exposée par Ehrenberg, n’en était pas moins complètement erronée et, dès l’heure de sa naissance (1838) elle fut déracinée par la théorie cellulaire qui surgit en même temps qu’elle et avec laquelle elle ne put jamais se réconcilier. Après que Math. Schleiden, en ce qui concerne la plante, puis aussitôt après Th. Schwann en ce qui concerne l’animal, eurent démontré que tous les tissus et organes consistaient en une agglomération de cellules microscopiques, derniers éléments structurés de l’organisme vivant, cette théorie cellulaire prit bien vite une importance si fondamentale que Kolliker et Leydig fondèrent sur elle l’histologie moderne et que Virchow, en l’appliquant à l’homme malade, put édifier sa pathologie cellulaire : progrès les plus essentiels qu’ait réalisés la médecine moderne. Cependant un temps assez long, s’écoula encore avant que fut résolue la question difficile de savoir comment il fallait concevoir ces microscopiques êtres vivants, du point de vue de la théorie cellulaire. Dès 1845, Ch. Th. de Siebold avait soutenu que les Infusoires proprement dits et les rhizopodes, leurs proches parents, étaient des organismes monocellulaires et il les avait distingués des autres animaux sous le nom de protozoaires. À la même époque, Ch. Naegeli, de son côté, décrivait les algues inférieures comme des « plantes monocellulaires ». Mais cette importante conception ne rencontra que plus tard une adhésion universelle, que je contribuai à lui acquérir lorsqu’en 1872 je réunis tous les organismes monocellulaires sous la dénomination de protistes, ou êtres primitifs, et que je définis leurs fonctions psychiques par le terme d’âme cellulaire.

Ce qui m’amena à m’occuper très particulièrement de ces protistes monocellulaires et de leur âme cellulaire primitive, ce fut l’étude approfondie des radiolaires, classe d’organismes extrêmement curieux, microscopiques et vivant en suspension dans la mer ; j’ai consacré à les rechercher de tous côtés et à les étudier à fond, plus de trente des meilleures années de ma vie (de 1856 à 1887) et si je suis parvenu finalement, en ce qui concerne toutes les grandes questions de principes biologiques, à une conviction moniste solidement établie, je le dois en grande partie aux innombrables observations et aux réflexions ininterrompues sur les merveilles inouïes de la vie, qui m’ont été suggérées par ces êtres vivants, les plus petits et les plus fins de tous, en même temps que les plus beaux et les plus variés dans leurs formes.

J’avais, en quelque mesure, accepté l’étude des radiolaires comme un legs précieux de mon grand maître, J. Müller. Il s’était, pendant les dernières années de sa vie, voué de préférence à des recherches sur cette classe d’animaux (dont on avait seulement découvert quelques espèces l’année même de ma naissance, en 1834) et il en avait fait, en 1855, le groupe spécial des rhizopodes (protozoaires). Son dernier ouvrage, qui ne fut publié qu’un peu après sa mort (1858) et dans lequel sont décrites cinquante espèces de radiolaires, m’accompagna sur la Méditerranée lorsque, pendant l’été de 1859, j’entrepris mon premier voyage de recherches un peu long. J’eus le bonheur de découvrir à Messine, environ cent cinquante espèces nouvelles de radiolaires et de pouvoir bientôt fonder là-dessus ma première monographie de cette instructive classe de protistes (1862). Je ne soupçonnais pas alors que quinze ans plus tard, les trouvailles faites au fond des mers par la célèbre expédition anglaise du « Challenger » me mettraient entre les mains une collection sans prix de ces merveilleux organismes ; dans la seconde monographie que j’en donnai (1887), je pus décrire plus de quatre mille espèces différentes de radiolaires et les reproduire, pour la plus grande partie, en cent quarante tableaux. J’ai réuni un choix des plus gracieuses variétés que j’ai présentées en dix tableaux, dans mes « Formes d’art de la Nature ».

Nous n’avons pas aujourd’hui le loisir de nous étendre davantage sur les formes et les phénomènes vitaux divers que présentent les radiolaires, leur importance générale a d’ailleurs été exposée d’une manière fort attrayante, dans différents ouvrages populaires, par mon ami G. Bölsche. Je dois me borner ici à faire ressortir les phénomènes généraux qui présentent un intérêt particulier pour l’objet de notre étude, la question de l’âme. Les ravissantes cuirasses siliceuses qui, chez les radiolaires, enferment en le protégeant le corps mou et monocellulaire de l’animal, ne sont pas seulement remarquables par leur délicatesse et leur beauté extraordinaires, mais encore par la régularité géométrique et la stabilité relative de leurs formes. Les quatre mille espèces de radiolaires sont aussi, constantes que les quatre mille espèces de fourmis connues ; et de même que le Jésuite darwiniste, le P. Wasmann a acquis, au sujet de ces dernières la conviction qu’elles dérivent toutes par des transformations jointes à l’hérédité, d’une forme ancestrale commune, — de même, j’ai acquis la conviction tout aussi certaine que les quatre mille variétés de radiolaires provenaient, par l’adaptation jointe à l’hérédité, d’une seule forme ancestrale. Cette forme ancestrale, la radiolaire souche (Actissa) est une simple cellule sphérique dont le corps mou, fait de plasma vivant, comprend deux parties distinctes : une capsule centrale interne (au milieu de laquelle est le noyau cellulaire, sphérique et solide) et une enveloppe externe gélatineuse (Calymma) ; de la surface externe de celle-ci rayonnent des centaines ou des milliers de filaments muqueux, prolongements mobiles et sensibles de la substance interne vivante, du plasma (ou protoplasma). Ces délicats filaments microscopiques, sortes de petits pieds (pseudopodes), sont des organes merveilleux, à la fois instruments de la sensation (organes tactiles), du mouvement de déplacement (organes de suspension), et de la construction régulière des enveloppes siliceuses (architectes) ; ils se chargent, en outre, de nourrir le corps monocellulaire et pour cela ils saisissent les infusoires, les diatomées et autres protistes qu’ils amènent à l’intérieur du corps plasmique où cette proie est digérée et assimilée. La reproduction des radiolaires a lieu ordinairement par sporulation ; le noyau cellulaire, à l’intérieur de la sphère plasmique, se subdivise en une multitude de petits noyaux, dont chacun s’entoure d’une parcelle de plasma et forme à son tour une nouvelle cellule.

Qu’est-ce maintenant que ce plasma ? Qu’est-ce que cette énigmatique « substance vivante » qui s’offre à nous comme une base matérielle partout où nous voyons se produire les « merveilles de la vie » ? Le plasma, ou « protoplasma » comme le disait déjà très justement Huxley il y a trente ans, est la « base physique de la vie organique » — ou, plus nettement encore, la combinaison chimique de carbone qui fournit la condition exclusive des divers phénomènes vitaux. Sous sa forme la plus simple, la cellule vivante n’est rien de plus qu’une sphère molle de plasma renfermant un noyau solide ; cette substance nucléaire interne (karyoplasma) diffère un peu chimiquement de la substance cellulaire externe (cytoplasma) ; mais toutes deux sont composées, l’une comme l’autre, de carbone, d’oxygène, d’hydrogène, d’azote et de soufre ; toutes deux appartiennent au groupe merveilleux des albuminoïdes, de ces carbonates azotés, que caractérise l’extraordinaire grandeur de leur molécule et la position des nombreux atomes (plus de mille) qui la constituent.

Il y a cependant des organismes plus simples chez lesquels la différenciation en noyau et substance cellulaire n’est même pas encore effectuée : ce sont les monères, que je mentionnais tout à l’heure et dont le corps vivant tout entier n’est qu’un grain de plasma homogène (chromacées et bactéries). Les célèbres bactéries, précisément, qui jouent aujourd’hui un rôle si important dans les plus dangereuses maladies infectieuses, comme agents de décomposition et de corruption, nous révèlent d’une manière indubitable que la vie organique tout entière n’est qu’un processus physico-chimique, et n’est point régie par quelque « force vitale » mystérieuse et inconnue.

C’est ce que nous enseignent encore, d’une manière beaucoup plus explicite, nos radiolaires et elles nous montrent en même temps d’une façon nette que l’activité psychique, elle aussi, est un processus physicochimique pareil aux autres. Car toutes les fonctions différentes de l’âme cellulaire, la sensation résultant des diverses excitations, tout comme le mouvement du plasma, la nutrition tout comme la croissance et la reproduction sont subordonnées à la composition chimique particulière qui est propre à chacune des quatre mille espèces ; et cependant celles-ci elles-mêmes ne se sont produites que par l’adaptation, provenant toutes par hérédité de la forme ancestrale commune, de la radiolaire souche, nue et sphérique (Actissa).

Un fait particulièrement intéressant à noter dans la vie psychique de ces radiolaires monocellulaires, c’est l’extraordinaire capacité de leur mémoire. Car la constance relative avec laquelle ces quatre mille espèces se transmettent de génération en génération la forme régulière et souvent très compliquée de leur enveloppe siliceuse, ne peut s’expliquer qu’en admettant que les constructeurs de cette demeure protectrice, les invisibles molécules de plasma des pseudopodes possèdent un délicat « sentiment plastique de la distance » et un souvenir fidèle de l’activité architecturale de leurs ancêtres ; sans cesse, les fins et informes filaments de plasma bâtissent les mêmes ravissantes coquilles siliceuses, avec un grillage régulier, des épines radiales protectrices et des soutiens pour la suspension, qui partent des mêmes points de la surface et forment des rayons équidistants. Déjà le physiologue E. Hering, de Leipzig, dans une brochure ingénieuse, mais précisément à cause même de cela peu remarquée, avait désigné, dès 1870 « la mémoire comme une fonction générale de la matière organisée ». Moi-même, en 1875, prenant pour base cette importante donnée, j’avais cherché, dans mon travail sur La périgénèse des plastidules à expliquer les rapports moléculaires de l’hérédité, par la mémoire des molécules plasmiques. Tout récemment (1904), un de mes élèves les plus distingués, le professeur R. Semon, de Munich, dans un ouvrage de valeur, a examiné longuement « La Mneme, en tant que principe conservateur dans les changements du devenir organique » et il a réalisé l’analyse des phénomènes mécaniques de reproduction, d’une manière convaincante, sur une base nettement physiologique.

La considération impartiale de l’âme cellulaire et de sa mémoire chez les radiolaires et autres protistes monocellulaires, nous conduit immédiatement à leur analogue chez la cellule-œuf, ce stade initial monocellulaire de la vie individuelle, d’où sortira chez tous les histones, chez tous les animaux et plantes à tissus, l’organisme compliqué et polycellulaire. Notre propre organisme humain, lui aussi, n’est au début de son existence individuelle, qu’une simple sphère de plasma, pourvue d’un noyau, n’ayant qu’un quart de millimètre de diamètre et n’apparaissant que comme un petit point à l’œil nu. Cette cellule souche (cytula) se produit à l’instant où l’ovule est fécondé, où la cellule femelle fusionne avec le petit spermatozoïde mâle ; l’ovule transmet par hérédité les qualités personnelles de la mère à l’enfant, le spermatozoïde celle du père — et cette transmission héréditaire porte aussi bien sur les caractères les plus délicats de l’âme que sur ceux du corps. Les recherches modernes sur l’hérédité, qui tiennent aujourd’hui tant de place dans la littérature biologique, et dont Darwin a été le premier promoteur (1859), se rattachent immédiatement aux processus matériels visibles de la fécondation.

Les phénomènes infiniment intéressants et importants de la fécondation ne nous sont connus dans tous leurs détails que depuis trente ans. D’innombrables et minutieuses recherches ont montré, sans exception, que le développement individuel du germe provenant de la cellule souche, ou ovule fécondé, a lieu partout conformément aux mêmes lois. La cellule souche donne bientôt naissance, par des divisions successives, à de nombreuses cellules simples qui servent tout d’abord à construire un petit nombre d’organes primitifs simples, les feuillets germinatifs ; plus tard seulement et peu à peu, ils se différencient et donnent naissance aux nombreux organes distincts dont on ne trouverait pas encore la trace dans le germe. La loi fondamentale biogénétique nous apprend comment, alors, les grandes lignes du début de l’histoire de la race sont reproduites ou récapitulées par les processus épigénétiques de l’histoire de l’être individuel et ces faits à leur tour ne s’expliquent que par la mémoire inconsciente du plasma, par la « Mneme de la substance vivante » contenue dans les cellules embryonnaires et surtout dans leurs noyaux.

Le résultat le plus important de ces découvertes modernes, c’est, avant tout, ce fait acquis par la psychologie, que l’âme personnelle a un commencement déterminé et qu’il est possible de préciser, à un cheveu près, l’instant auquel la psyché commence d’exister ; c’est, en effet, l’instant où s’opère la fusion des deux cellules-parents, de l’ovule et du spermatozoïde. Ainsi donc, ce que nous appelons « esprit de l’homme » et « âme de l’animal » n’existait pas auparavant, mais se produit, comme un fait nouveau, au moment de la fécondation ; c’est chose liée à la constitution chimique du plasma qui, dans les noyaux de l’ovule maternel et du spermatozoïde paternel, est le porteur matériel de l’hérédité. Comment un tel être, qui s’est produit dans le temps, pourra ensuite devenir « immortel » — c’est ce qu’on ne saisit pas.

L’examen comparatif de la simple âme cellulaire, chez les Infusoires monocellulaires, et du rudiment d’âme individuelle dans l’embryon monocellulaire de l’homme et des animaux supérieurs, nous convainc immédiatement que le fait d’avoir une âme n’est pas lié, comme on l’admettait autrefois, à la possession d’un système nerveux développé. Celui-ci fait encore défaut chez beaucoup d’animaux inférieurs et chez toutes les plantes, et néanmoins des formes d’activité psychique sont partout présentes avant toute autre la sensation, l’excitabilité et l’activité réflexe. Tout plasma vivant est donc animé et, en ce sens, l’âme est une fonction partielle de la vie organique en général. Mais les facultés supérieures de l’âme, en particulier, les manifestations de la conscience ne se développent que peu à peu chez les animaux supérieurs, chez lesquels, (par suite de la division du travail entre les organes), c’est le système nerveux qui accomplit ces fonctions particulières.

Parvenus à ce point, il peut y avoir intérêt pour nous à jeter encore un regard sur le système nerveux central des vertébrés, de cette grande famille dont nous nous considérons nous-mêmes comme la floraison suprême et la plus accomplie. Ici aussi, les faits anatomiques et embryologiques nous parlent, mieux que tous les autres, un langage absolument clair et sans ambiguïté. Chez tous les vertébrés, depuis les poissons inférieurs jusqu’à l’homme, l’organe de l’âme se présente partout, dans l’embryon, sous la même forme et disposé de la même manière comme une simple gouttière cylindrique, située du côté dorsal, sur la ligne médiane du corps embryonnaire. La partie antérieure de cette « gouttière médullaire » s’élargit de manière à figurer une vésicule en forme de crosse, l’ébauche du cerveau ; la partie postérieure, plus mince, devient la moelle épinière. La vésicule cérébrale se subdivise, par des étranglements transverses en trois, plus tard en quatre ou cinq vésicules. La plus importante, de beaucoup, est la première, le cerveau antérieur, organe de la plus haute activité psychique. Plus l’intelligence se développe, chez les vertébrés supérieurs, plus le cerveau antérieur devient grand, plus son contenu augmente et plus ses diverses parties se différencient. En particulier, sa partie la plus importante, le manteau gris ou écorce cérébrale, atteint, à partir seulement des mammifères supérieurs, ce degré de développement quantitatif et qualitatif qui l’élève au rang d’ « organe de l’esprit » proprement dit. Les célèbres découvertes de Paul Flechsig (de Leipzig) ont démontré, il y a de cela onze ans, l’existence distincte de huit zones dans l’écorce cérébrale dont quatre zones sensorielles servent à percevoir les sensations internes, tandis que quatre zones intellectuelles (régions d’associations), situées entre les précédentes, sont le siège des opérations intellectuelles supérieures : liaison des impressions, formation des représentations et pensées, induction et déduction. Ce véritable « organe de l’esprit », le phronema n’est pas du tout encore développé chez les mammifères inférieurs ; il se forme seulement peu à peu chez les mammifères supérieurs et parallèlement aux progrès de l’intelligence. C’est seulement chez les plus intelligents des placentaliens, d’une part chez les ongulés supérieurs (le cheval, l’éléphant), d’autre part chez les carnassiers (renard, chien) et surtout chez les primates, que le phronema atteint ce haut degré de développement qui nous conduit finalement du singe anthropoïde à l’homme primitif et de celui-ci à l’homme civilisé.

Quant à la signification spéciale des diverses parties du cerveau, en tant qu’organes des diverses fonctions psychiques, nous sommes renseignés grâce aux grands progrès de la physiologie expérimentale moderne. Les recherches instructives de Goltz, Munk, Bernard et de beaucoup d’autres physiologistes ont montré que la conscience normale, le langage, la perception interne sont liés à certains domaines déterminés de l’écorce cérébrale et que ces diverses parties de l’âme sont anéanties par la destruction de leurs organes respectifs. Les expériences les plus instructives ont d’ailleurs été réalisées inconsciemment par la nature elle-même. Car les maladies de ces divers domaines nous apprennent comment la destruction partielle ou totale des cellules cérébrales qui les constituent (neurones ou cellules ganglionnaires), entraîne la suspension partielle ou totale de leurs fonctions. Sur ce point encore, c’est Virchow qui a ouvert la voie, car le premier, il a examiné minutieusement, au microscope, les changements les plus délicats des cellules malades et expliqué par là toute la pathologie. Je me rappelle avec précision, aujourd’hui encore, une observation qui fit sur moi la plus profonde impression (cela se passait pendant l’été de 1855, à Würzbourg). Dans le cerveau d’un aliéné, qui ne présentait rien de particulier à un examen superficiel, le regard pénétrant de Virchow avait remarqué une petite tache suspecte ; lorsqu’il me la confia pour que je l’examine au microscope, j’y trouvai une grande partie des cellules ganglionnaires altérées, ayant subi une dégénérescence en partie graisseuse, en partie calcaire. Les remarques instructives que mon grand maître put faire avec certitude sur ce cas et sur celui d’autres aliénés implantèrent en moi, dès lors, cette ferme conviction de l’unité de l’organisme humain, de la liaison indissoluble de l’esprit et du corps qu’il soutenait lui-même alors avec sa froide raison. Si Virchow, vingt ans après, (en particulier depuis son discours de 1877, à Munich), a sacrifié cette conception moniste de la vie de l’âme au dualisme et au mysticisme régnants, ce revirement s’explique tant par la métamorphose psychologique accomplie en lui que par les motifs politiques exposés par moi dans ma conférence précédente.

Nous trouvons une série d’autres témoignages importants en faveur de notre psychologie moniste, dans l’évolution individuelle de l’âme chez l’enfant et chez les jeunes animaux. Nous savons que le nouveau-né ne possède encore ni conscience, ni intelligence, ni jugement ou pensée personnelle. Nous pouvons suivre pas à pas le développement graduel de ces fonctions psychiques supérieures, au cours des premières années de la vie, et constater qu’il est constamment parallèle au développement anatomique de l’écorce cérébrale auquel il est lié. Les recherches sur l’ « âme de l’enfant », commencées à Iéna il y a vingt-cinq ans, par W. Preyer, ses minutieuses « Observations sur le développement intellectuel de l’homme pendant les premières années de sa vie », ainsi que les travaux complémentaires de divers physiologistes modernes ont encore confirmé, par l’ontogénie, le fait que l’âme n’est pas un être immatériel spécial, mais la somme d’un certain nombre de fonctions cérébrales liées ensemble. Quand meurt le cerveau, l’âme, du même coup, atteint sa fin.

D’autres témoignages à l’appui de cette thèse nous sont fournis par la phylogénie de l’âme, telle qu’elle ressort de la psychologie comparée des mammifères inférieurs et supérieurs, des peuples primitifs et civilisés. L’ethnographie moderne nous présente, aujourd’hui encore, à côté les uns des autres, les niveaux les plus divers de hauteur intellectuelle. Les peuples les plus primitifs, les Weddas de Ceylan, les Nègres d’Australie, ne dépassent que fort peu la vie psychique des singes anthropoïdes les plus rapprochés d’eux ; les sauvages supérieurs nous conduisent peu à peu, en passant par le stade intermédiaire des barbares, aux peuples civilisés et de ceux-ci aux nations parfaitement cultivées. Mais ici encore, quel abîme se révèle entre le génie d’un Goethe, d’un Lamarck ou d’un Darwin et un philistin ordinaire ou un bureaucrate de troisième ordre ! Toutes ces expériences concordent pour nous convaincre que l’âme humaine, elle aussi s’est développée phylogénétiquement pour s’élever avec le temps à la hauteur où elle est aujourd’hui, — qu’elle ne diffère pas qualitativement, mais seulement quantitativement de l’âme des mammifères supérieurs, — et que, par suite, elle ne saurait, en aucun cas, être immortelle.

Si, en dépit de cette évidence nette, un si grand nombre de savants, aujourd’hui encore, demeurent attachés au dogme de l’immortalité personnelle, cela s’explique par la puissance inouïe de la tradition conservatrice et par cette regrettable circonstance pédagogique que, dès la plus tendre jeunesse, on imprime de force à la raison naissante ces inadmissibles articles de foi. Et c’est bien précisément pour cela que l’Église et sa plus belliqueuse cohorte, le noir troupeau des Jésuites, veulent à tout prix garder en mains l’école : ils peuvent ainsi dominer et exploiter sans ménagement les adultes, après que la pensée et le jugement personnels ont été de bonne heure étouffés chez l’enfant.

Nous nous heurtons ici à une question intéressante, celle de savoir comment s’accorde avec ce problème de l’âme, la théorie de la descendance selon l’Église et les Jésuites (le « Darwinisme sous son aspect le plus récent ») ? L’homme, fait à l’image de Dieu, est selon Wasmann, un être absolument à part, qui se distingue de tous les autres animaux par la possession d’une âme immortelle et qui, à cause de cela déjà, doit avoir une tout autre origine. L’âme immortelle de l’homme, d’après la doctrine jésuitique et sophistique de l’auteur, est « spirituelle-sensuelle », tandis que celle des animaux est « purement sensuelle », sans esprit. Dieu a implanté en l’homme son propre esprit et l’a lié à une âme animale pour le temps de l’existence. Cependant Wasmann soutient que le corps de l’homme a été, lui aussi, immédiatement créé par Dieu ; mais, d’autre part, en face des preuves écrasantes qui établissent que l’homme descend du singe, il admet comme possible que le corps humain soit l’aboutissant immédiat d’une série d’autres animaux, grâce à des transformations graduelles plus tard seulement l’esprit divin aurait été insufflé à ce corps. Les Pères de l’Église chrétienne, qui se sont beaucoup occupés de l’introduction de l’âme dans l’embryon humain, nous enseignent que l’âme immortelle pénètre dans l’embryon dénué d’âme quarante jours après la fécondation de l’œuf, s’il s’agit d’un garçon, mais s’il s’agit d’une fille, quatre-vingts jours seulement après les phénomènes indiqués. Si Wasmann adopte cette introduction de l’âme en ce qui concerne également le développement de l’espèce, il doit postuler, dans la phylogénie des singes anthropoïdes, un moment historique auquel Dieu aurait inoculé son esprit à l’âme du singe, jusqu’alors dépourvue de spiritualité.

Considérée impartialement, à la lumière de la raison pure, cette croyance à l’immortalité est manifestement en contradiction insoluble avec les faits de l’évolutionnisme, comme avec ceux de la physiologie. Le dogme ontogénétique de l’ancienne Église, d’après lequel l’âme aurait été « introduite » dans le corps sans âme de l’embryon, à un moment précis de son développement, est tout aussi absurde que le dogme phylogénétique des Jésuites modernes, d’après lequel l’esprit de Dieu aurait été « insufflé » au corps sans âme du singe anthropoïde, à un moment précis de l’histoire de l’espèce (pendant la période tertiaire !), moment auquel serait alors apparue l’âme immortelle de l’homme. On pourra envisager et examiner sur tous les points ce dogme favori de l’athanisme ; partout il apparaîtra comme une superstition mystique ; l’incroyable puissance de la tradition le maintient seule en vigueur, jointe à la puissance des gouvernements conservateurs, dont les chefs, d’ailleurs, pour la plupart, ne croient pas personnellement à ces soi-disant « révélations », mais demeurent convaincus, en pratique, que « le trône et l’autel » doivent se soutenir mutuellement ; — malheureusement, ils n’oublient qu’une chose, c’est qu’en général le trône devient bientôt le tabouret de l’autel et que l’Église exploite l’état, non pour son avantage à lui, mais dans son propre intérêt à elle-même.

L’histoire de l’athanisme nous apprend d’ailleurs que la croyance à l’immortalité n’a trouvé accès dans la science que relativement tard. On ne la rencontre pas dans les conceptions monistes des grands philosophes de la nature qui, en Grèce, six cents ans avant J.-C. ont pénétré le plus profondément l’essence véritable du monde : on ne la rencontre ni chez Démocrite, ni chez Empédocle, ni chez Sénèque, ni chez Lucrèce ; on ne la rencontre pas dans les anciennes religions orientales, pas plus dans le bouddhisme ou dans l’ancienne religion populaire des Chinois, que dans la doctrine ultérieure de Confucius ; bien plus, dans les cinq livres de Moïse et dans les premières Écritures qui composent l’ancien Testament, (celles qui ont été écrites avant la captivité de Babylone), il n’est pas question de l’immortalité personnelle de l’homme. Les premiers, Platon et son élève Aristote établirent le dogme de la double nature de l’homme sur leur métaphysique dualiste et ce dogme, rattaché plus tard aux doctrines du Christ et de Mahomet, prit la plus grande extension.

À côté de la croyance à l’immortalité de l’âme, il est un autre dogme psychologique qui, pas plus que le premier, ne peut se concilier avec l’idée moderne de l’évolution, c’est la croyance au libre arbitre de l’homme. La physiologie moderne nous convainc, d’une façon claire et qui ne laisse pas de doute, que la volonté, chez l’homme comme chez l’animal, n’est jamais réellement libre, mais déterminée par l’organisation du cerveau, et celle-ci à son tour, dans ses propriétés individuelles est soumise d’une part aux lois de l’hérédité, de l’autre à l’influence de l’adaptation. C’est seulement parce que la liberté apparente de la volonté est d’une si extraordinaire importance pratique dans le domaine de la religion et de la morale, de la sociologie et de la jurisprudence, qu’elle continue de faire l’objet des affirmations les plus contradictoires. En théorie, le déterminisme, la conviction que toutes nos actions volontaires s’enchaînent étroitement est depuis longtemps établi.

La croyance à la liberté absolue de la volonté et à l’immortalité personnelle de l’âme, s’accompagne, aujourd’hui encore, chez beaucoup de gens des plus cultivés, d’un troisième article de foi : la croyance en un Dieu personnel. Comme on sait, cette pieuse croyance, dont on fait souvent à tort une pierre fondamentale de toute religion, est l’objet d’interprétations indéfiniment variées. Cependant la plupart ont un trait commun, qui est l’anthropomorphisme avoué ou dissimulé. Dieu est conçu comme un « Être suprême », qui, si on l’examine de plus près, se révèle comme un homme idéalisé. Tandis que, d’après le récit mosaïque de la création, « Dieu créa l’homme à son image », de fait c’est le plus souvent le contraire qui a lieu : « L’homme crée son Dieu à son image ». Cet homme idéalisé en tant que démiurge, construit le monde, ainsi qu’un grand architecte, il façonne les diverses espèces d’animaux et de plantes, ainsi qu’un statuaire, il régit le monde ainsi qu’un sage et tout-puissant monarque, et au jour du « Jugement dernier », il dispense aux bons les récompenses, aux méchants les châtiments, ainsi qu’un juge équitable. Les idées enfantines qu’on s’était faites de ce Dieu extra-mondial, qui s’opposait au monde matériel comme un être indépendant, de ce créateur personnel, qui maintenait et gouvernait l’Univers, — sont complètement inconciliables avec les progrès accomplis dans la connaissance de la Nature au xixe siècle, en particulier avec ses deux grands triomphes : la loi de substance et la doctrine moniste de l’évolution.

Mais la philosophie critique, elle aussi, a depuis longtemps prononcé son arrêt de mort. Avant tout, notre célèbre philosophe critique, E. Kant dans sa Critique de la raison pure, a démontré que la science, qui ne présuppose rien, ne peut découvrir aucune preuve de l’existence des trois grands dogmes centraux de la métaphysique : un Dieu personnel, l’immortalité de l’âme et le libre arbitre. Il est vrai que plus tard (au cours d’une métamorphose dualiste et dogmatique), le même Kant a déclaré que nous devions croire à l’existence de ces trois grandes puissances mystiques et qu’elles constituaient des postulats indispensables de la raison pratique ; à celle-ci, d’ailleurs incombait le primat sur la raison pure. La métaphysique allemande moderne, qui vante « le retour à Kant » comme la suprême sagesse, voit précisément dans cette impossible réunion des deux pôles contraires, le suprême mérite du philosophe. Cette opposition diamétrale des deux raisons, chez le grand métaphysicien de Königsberg, dont conviennent tous les kantiens loyaux, satisfait pleinement la belliqueuse Église et son alliée, l’autorité gouvernementale. La première utilise l’imprécision qui résulte du conflit pour rejeter le flambeau de la foi dans l’obscurité de la raison en proie au doute, et prétend par là sauver la religion.

Puisque nous abordons ici l’important domaine de cette religion, notre premier devoir est de réfuter le reproche qu’on nous a souvent adressé et qu’on a repris ces jours-ci avec une particulière insistance, à savoir que notre philosophie moniste et son principal fondement, l’idée d’évolution, détruisaient la religion. Notre philosophie n’est une ennemie que pour ces formes inférieures de religion, fondées sur la superstition et l’ignorance et qui, par un formalisme vide, par la croyance au surnaturel, veulent opprimer la raison humaine afin de la dominer et de l’exploiter dans un but politique. C’est, au suprême degré, le cas du papisme ou ultramontanisme, cette odieuse caricature du pur christianisme, qui de nos jours joue encore une fois un rôle si important. Notre grand réformateur, Martin Luther, se redresserait dans son tombeau s’il voyait la prépondérance actuelle dans l’Empire allemand, du centre romain. De fait, c’est le pape de Rome, l’ennemi naturel et mortel de l’Empire allemand protestant, qui en dirige les destinées et le parlement allemand se soumet volontairement à la direction des Jésuites. Ce lamentable parlement allemand, qui devrait être la véritable représentation de la nation intelligente et cultivée, réclame la suppression de la loi contre les Jésuites et abandonne les intérêts les plus sacrés de la liberté de penser. Aucun de ces représentants de la nation ne s’avise de réclamer, au Reichstag, la suppression des trois institutions les plus dangereuses et les plus funestes au bien public qu’ait créées le papisme romain : le célibat obligatoire du clergé catholique, la confession auriculaire et le commerce des indulgences. Bien que ces institutions tardives de l’Église romaine n’aient rien à voir avec l’organisation primitive de l’Église des vieux catholiques et du christianisme pur, bien que leurs conséquences immorales soient connues de tous comme préjudiciables à la famille et à l’état, elles subsistent cependant, aujourd’hui encore, comme avant la Réforme. Plus d’un prince protestant encourage, malheureusement, l’arrogance du clergé ultramontain en ce sens qu’il va faire à Rome le « Voyage de Canossa » et courber le genou devant le grand charlatan du Vatican.

Il est également fort regrettable que le goût croissant pour le luxe extérieur et la pompe fastueuse, caractéristiques des soi-disant « mœurs nouvelles », portent un grave préjudice à la véritable religion intérieure. Rien ne témoigne d’une façon plus frappante de cet esprit d’ostentation de la part de l’Église, que la splendide cathédrale nouvelle, de Berlin, qu’on prendrait pour une église catholique et non pour un temple protestant. Dans l’Inde, j’ai souvent rencontré des prêtres et des pèlerins qui croyaient faire plaisir à leur Dieu en tournant des roues de prières, ou bien en dressant des moulins de prières qui, lorsque le vent était favorable, mettaient en mouvement ladite roue. On pourrait introduire, dans le même but, l’usage de l’invention moderne des automates : dans la cathédrale de Berlin, on placerait des prieurs automatiques, ou des indulgences automatiques qui pour un mark rachèteraient les péchés véniels, pour vingt marks les péchés mortels. Cette combinaison fournirait d’importants revenus à l’Église militante, surtout si on l’appliquait aussi dans les nombreuses autres églises neuves de Berlin, qui ont été construites en ces derniers temps au prix de plusieurs millions. Ces grosses sommes auraient été mieux employées au profit des écoles.

Si je me permets ici de faire loyalement quelques remarques sur le caractère odieux de l’orthodoxie et de la bigoterie modernes, mon attitude paraîtra un moyen de défense bien légitime contre les attaques auxquelles, depuis quarante ans, je suis en butte et qui, ces jours-ci précisément, sont reprises et dirigées contre moi avec une violence particulière. Les porte-paroles de l’orthodoxie catholique et évangélique, à leur tête la « Germania » romaine et le « Messager de l’empire », luthérien, ont rivalisé de zèle pour déplorer, comme une « profanation de cette salle, lieu de tous temps respectable », les conférences que je fais à la Sing-Akademie, et pour flétrir la doctrine de l’évolution que j’y enseigne, — cela, naturellement, sans fournir la moindre réfutation des vérités biologiques sur lesquelles se fonde cette doctrine. Les orthodoxes « enfants de Dieu », remplis de l’esprit chrétien d’amour du prochain, ont même trouvé bon de placer, à l’entrée de cette salle, des porteurs d’affiches qui distribuaient aux auditeurs, lorsque ceux-ci entraient, des feuilles injurieuses, pleines des plus grossières attaques contre ma personne et contre la science que je sers. On y exploitait largement, entre autres, les insultes et les calomnies fanatiques semées par le prédicateur du tribunal suprême, Stocker, le théologien Loofs, le philologue Dennert et autres adversaires de mes Énigmes de l’Univers, auxquels j’ai répondu quelques mots dans l’appendice qui fait suite à ces conférences. Je rejette purement et simplement les nombreux mensonges de ces pieux champions de Dieu ; nous autres naturalistes, nous avons de la vérité une autre conception que celle qui règne dans les milieux ecclésiastiques[1].

Je voudrais ajouter encore un mot sur la question des rapports de notre connaissance de la nature avec le christianisme et je remarquerai simplement que la première est inconciliable avec les dogmes mystiques et la croyance au surnaturel du second, mais qu’elle reconnaît pleinement la haute valeur éthique de la morale chrétienne. Il est vrai que les préceptes les plus élevés de cette religion, la pitié et l’amour du prochain en premier lieu, ne sont pas des découvertes nouvelles du christianisme, mais étaient déjà enseignés et pratiqués, comme la « règle d’or » de la morale, bien des siècles avant J.-C. Au christianisme revient pourtant le mérite de les avoir prêchés et développés d’une façon plus chaleureuse ; en outre, il a agi victorieusement en son temps sur les progrès de la civilisation, bien qu’ensuite, le papisme du Moyen-Âge, avec l’Inquisition, les procès de sorcellerie, les bûchers et les guerres de religion ait fourni le plus sanglant antipode à la douce religion de l’amour. Quant au christianisme historique orthodoxe, il n’a pas été ruiné directement par les sciences naturelles modernes, mais par les honnêtes et érudits théologiens eux-mêmes. Déjà le protestantisme éclairé qui, ici même à Berlin, atteignit il y a quatre-vingts ans, grâce à Schleiermacher une si haute valeur, plus tard les œuvres de Feuerbach, les recherches sur la vie de Jésus de D. Strauss et Renan, plus récemment les conférences faites ici même par Delitzsch et Harnack — ont laissé bien peu de chose debout de ce que l’orthodoxie sévère maintient comme base indispensable du christianisme historique. Kalthoff, de Brême, va même jusqu’à déclarer que toutes les traditions chrétiennes sont des mythes et que le développement du christianisme est un produit nécessaire de la civilisation de l’époque.

En regard de ces puissantes tendances rationalistes de la théologie et de la philosophie au début du xxe siècle, il y a lieu de déplorer sous bien des rapports comme un triste anachronisme que, dans les deux plus grands états allemands, la Prusse et la Bavière, les ministères influents de l’instruction naviguent en plein dans l’eau trouble de l’Église romaine et cherchent à en implanter l’esprit jésuite dans l’enseignement primaire comme dans le supérieur. Il n’y a pas plus de quelques semaines, le ministère prussien des cultes — un des plus arriérés, dans l’histoire de l’enseignement en Allemagne — faisait à nouveau des tentatives dangereuses pour opprimer la liberté académique, palladium de la vie intellectuelle en Allemagne. Cette croissante réaction intellectuelle dans « l’Empire allemand de l’esprit romain », fait songer à ces tristes époques du xviiie et du xixe siècle où des milliers de citoyens allemands parmi les meilleurs, les plus honnêtes et les plus doués émigraient vers l’Amérique du Nord afin d’y pouvoir, sans entrave, déployer dans un air libre, leurs forces intellectuelles. Si ce processus de sélection a été positivement profitable aux États-Unis, son action, en revanche, a été incontestablement très désavantageuse pour notre patrie allemande. Une quantité de caractères serviles, d’individus incapables, cupides et rampants se sont trouvés, par suite, conservés et se sont propagés. Les idées fossiles de beaucoup de nos juristes, parmi ceux qui donnent le ton, nous semblent aujourd’hui reculer souvent jusqu’à la période crétacée ou jurassique, tandis que les déclamations paléozoïques de beaucoup de théologiens et de synodes nous reportent même jusqu’aux périodes permienne et carbonifère.

Nous ne devons cependant pas prendre trop au sérieux les craintes que pourraient nous inspirer les progrès de la réaction politique et religieuse. Songeons à la puissance inouïe de culture que représente aujourd’hui le commerce international, si colossal, et fions-nous à l’échange de pensées libérateur que rendent chaque jour possible des milliers de lignes de chemin de fer et de bateaux à vapeur qui unissent l’Orient à l’Occident. Chez nous aussi, en Allemagne, l’obscurité aujourd’hui régnante devra céder devant les rayons du soleil revenu et c’est à quoi, j’en ai la ferme conviction, le triomphe inévitable de l’idée d’évolution contribuera puissamment[2].

À côté de la loi d’évolution et en étroit rapport avec elle, on peut considérer comme le suprême triomphe de la science moderne la toute-puissante loi de substance, la loi de conservation de la matière (Lavoisier, 1789) et de la conservation de la force ou énergie (Robert Mayer, 1842). Ces deux grandes lois sont en contradiction manifeste avec les trois grands dogmes centraux de la métaphysique, que la plupart des gens cultivés considèrent aujourd’hui encore comme les trésors les plus précieux de leur vie intellectuelle supérieure : la croyance en un Dieu personnel, à l’immortalité personnelle de l’âme et à la liberté de la volonté humaine. Mais ces trois précieux objets de foi, intimement reliés à d’innombrables et nobles créations de l’esprit ou institutions de la civilisation, ne disparaîtront pas pour cela ; ils seront seulement supprimés, en tant que vérités, du domaine de la science pure. En revanche, ils subsisteront, précieux produits de la fantaisie, dans le domaine de la poésie. Là, non seulement, comme ils l’ont fait jusqu’ici, ils fourniront par milliers les motifs les plus beaux et les plus élevés à toutes les branches de l’art, architecture, sculpture, musique et poésie, mais ils conserveront, en outre, une haute valeur éthique et sociale dans l’éducation de la jeunesse et l’organisation de la société. Ainsi que les légendes de l’antiquité classique (par exemple la superbe légende d’Hercule, ou l’Iliade et l’Odyssée) ou l’histoire de G. Tell, nous fournissent une quantité de modèles artistiques et éthiques, de même, les légendes de la mythologie chrétienne auront, longtemps encore, une destinée analogue ; il en va de même des créations poétiques et fantaisistes d’autres religions, qui ont donné les formes les plus diverses aux notions transcendantes de Dieu, de la liberté et de l’immortalité.

Et ainsi, à l’avenir, l’art si noble et propre à échauffer les cœurs demeurera à côté de la science, rayonnante et lumineuse — non pas en opposition, mais en harmonie avec elle, — la plus précieuse possession de l’esprit humain. Une fois de plus, la parole de Gœthe se trouvera confirmée :

« Celui qui possède la science et l’art,
« Celui-là a également de la religion !
« Celui qui ne possède ni l’un ni l’autre de ces deux biens,
« Que celui-là ait de la religion ! »

Notre Monisme — « en tant que lien entre la religion et la science » — comprendra en ce sens, tout ensemble « Dieu et le monde », selon une vérité que le grand Spinoza avait déjà clairement exprimée et sur laquelle Giordano Bruno avait apposé un sceau en mourant dans les flammes. On a, dans ces derniers temps, soutenu à diverses reprises, que Gœthe avait été un « chrétien croyant » et un orateur célèbre a même invoqué, ici à Berlin, il y a de cela quelques années, le témoignage de notre plus grand poète, en faveur des dogmes merveilleux de la confession chrétienne. En présence de ces faits, il convient de rappeler que Gœthe lui-même s’est donné expressément comme un « Non chrétien décidé » ; le « grand païen de Weimar » a formulé, précisément, sa profession de foi panthéiste avec le plus de netteté dans ses plus belles œuvres poétiques : dans Faust, dans Prométhée, dans Dieu et le monde. Comment au reste, un si puissant penseur, dans la pensée duquel le développement de la vie organisée n’avait pu se faire qu’à travers des millions d’années, — aurait-il pu adopter la croyance bornée en un juif, prophète et enthousiaste qui, il y a dix neuf cents ans a voulu racheter l’humanité par sa mort volontaire ?

Notre Dieu moniste, en tant qu’être universel, embrassant le Cosmos, tout entier — le « Dieu Nature » de Spinoza et Gœthe — est identique à l’énergie éternelle qui anime toutes choses et loin d’être étranger et hostile à la matière, qui remplit l’espace, il lui est uni pour former avec elle la substance éternelle et infinie ; il « vit et existe en toutes choses », comme dit aussi l’Évangile. Puisque nous constatons que la loi de substance a une valeur absolument universelle, que la conservation de la force et celle de la matière (de l’énergie et de la matière) sont inséparables, — puisque nous constatons, en outre, que l’évolution ininterrompue de cette substance est soumise aux mêmes « éternelles, grandes lois d’airain », nous pouvons conclure que Dieu se trouve dans la loi naturelle elle-même. La volonté de Dieu agit selon des lois, aussi bien dans la goutte de pluie qui tombe et dans le cristal qui se développe, que dans le parfum de la rose et dans l’esprit de l’homme. Et ainsi, en fin de compte, nous en revenons toujours à cette sublime parole que le plus grand de nos génies allemands, W. Gœthe, nous a proposée comme suprême expression de la sagesse divine,

« Que serait-ce qu’un Dieu qui ne ferait qu’imprimer le mouvement du dehors,
« Qui ferait tourner le monde en le poussant du doigt !
« Ce qui lui sied, c’est de mouvoir l’univers du dedans,
« D’enclore la Nature en lui, de se perdre lui-même dans la Nature,
« De telle sorte qu’à rien de ce qui vit, s’agite, existe en lui,
« Ne manque sa force, ne fasse défaut son esprit. »


  1. Profanation de la Sing-Akademie de Berlin. — Parmi les nombreuses attaques et injures que les journaux pieux de la capitale m’ont adressées pendant que je faisais, à Berlin, mes conférences, revenait souvent ce reproche que « la salle, de tous temps respectable, de la Sing-Akademie serait honteusement profanée par ces conférences ». En même temps que je remercie mes noirs ennemis de cette involontaire marque d’honneur, je les prie de la reporter à un plus grand naturaliste que moi, à Alex. de Humboldt. Car ce célèbre savant berlinois fit, au même endroit, il y a de cela 77 ans (en 1828), les conférences si justement applaudies d’où sortit son œuvre principale, le Cosmos. Ce grand homme, qui avait exploré le monde, dont le regard clair avait reconnu la régulière unité de la nature dans son ensemble et qui, avec Goethe, trouvait là la vraie connaissance de Dieu — essayait alors d’exposer au public cultivé de Berlin sous une forme populaire très élégante les « Principes de la description physique de l’Univers » et de montrer partout la prédominance de la loi naturelle. Ce que j’essayai 77 ans plus tard d’établir au sujet du monde organique, c’est exactement ce qu’en cette même salle Humboldt avait démontré au sujet de la nature inorganique ; je voulais faire voir comment les progrès immenses de la biologie moderne (depuis Darwin) nous permettent de résoudre jusqu’au plus difficile de tous les problèmes, celui du développement historique des plantes et des animaux et à leur sommet, de l’homme, par l’application des mêmes « grandes lois éternelles et d’airain ». Humboldt avait recueilli, d’une part, la gratitude et le succès le plus vifs, dans tous les milieux où la pensée est libre et où l’on a soif de vérité, — d’autre part, en revanche, la désapprobation et les soupçons, dans les milieux berlinois orthodoxes et conservateurs et dans l’entourage de la cour ; le général de Witzlehen avait représenté au roi de Prusse combien ces doctrines « ennemies de la foi » menaçaient la puissance de la « religion » sans laquelle l’État ne pouvait subsister ! Néanmoins, Humboldt était trop considéré par la cour de Prusse (qui, elle-même assistait aux conférences du savant et marquait son approbation) pour être sérieusement menacé par ces dénonciations. S’il vivait encore aujourd’hui et s’il se risquait à enseigner, comme une conséquence naturelle de son Cosmos, la théorie de la descendance et de l’anthropogénie, il aurait, à la cour actuelle, une situation difficile ! D’ailleurs je conseille aux pieux soutiens du trône et de l’autel, qui se plaignent aujourd’hui amèrement de la « profanation de la Sing-Akademie », de remédier au mal de remédier au mal par les procédés de la désinfection moderne, ainsi que le pape, en septembre 1904, a fait désinfecter les saintes églises de Rome, « profanées » par le Congrès de la libre-pensée. Je ne crois pas en tous cas que le bacille de la vérité, si redouté et si haï, puisse être détruit par ces fumigations de formol, pas plus que par les déclamations des prédicateurs de la cour berlinoise, qui se lamentent sur les théories destructives de l’évolution et de la descendance du singe !
  2. La religion et l’idée d’évolution. — À l’occasion de ces mêmes conférences de Berlin, on m’a adressé de nouveau, dans les journaux orthodoxes et conservateurs, avec une violence particulière, le vieux reproche que l’idée d’évolution détruisait la religion et avec elle les bases d’un état organisé et jusqu’à la civilisation tout entière. Ce grave reproche n’est justifié que si l’on entend par « religion » la superstition traditionnelle, la conception anthropomorphiste d’un « Dieu personnel » défini, la prétention égoïste à une bienheureuse « vie éternelle » et la croyance erronée que l’humanité et la moralité véritables ne sont possibles que fondées sur ces imaginations mystiques. Je crois fermement, au contraire, à cette idée rationnelle que notre religion moniste, fondée sur la connaissance moderne de la nature, sur la loi de substance et la doctrine évolutionniste constitue le plus grand progrès de l’esprit humain sur le domaine lui-même de la philosophie pratique, en éthique comme en sociologie, en pédagogie comme en politique. J’ai longuement cherché à justifier cette conviction inébranlable dans mes deux derniers ouvrages, les Énigmes de l’Univers et les Merveilles de la vie.