Religion et Évolution/Conférence II

Traduction par Camille Bos.
Schleicher frères (p. 43-79).

II

Deuxième Conférence de Berlin.

16 avril 1905.

La lutte soulevée par la reconstruction de l’arbre généalogique. Parenté avec les singes et famille des vertébrés.

« Rien ne conduit plus sûrement que l’étude de la zoologie et de l’anatomie à reconnaître l’identité essentielle de l’animal et de l’homme, considérés dans leur nature phénoménale. Que dire, dès lors, quand nous voyons, de nos jours, un « Zootomiste » qui fait le bigot, avoir l’impertinence de proclamer qu’il y a une différence absolue et radicale entre l’homme et l’animal, — et aller si loin dans cette voie, qu’il ose attaquer et diffamer les honnêtes zoologistes qui, (loin de toute bigoterie, servilité et tartufferie) poursuivent leur chemin sans s’écarter de la Nature et de la Vérité ? »

Arthur Schopenhauer.
(Du fondement de la morale, 1839.)
Mesdames et Messieurs !

Dans la conférence que j’ai eu l’honneur de faire ici avant-hier, j’ai tâché de vous donner un aperçu général de l’état actuel de la lutte soulevée par l’idée d’évolution. La comparaison des diverses branches essentielles de la connaissance nous a montré que le point de vue des anciennes conceptions mythologiques relatives à la création de l’Univers, était depuis longtemps dépassé dans le domaine des sciences inorganiques, mais qu’il était destiné à ne céder la place que beaucoup plus tard à l’idée rationnelle du développement naturel dans le domaine des sciences organiques. Sur ce terrain, la lutte soulevée par l’idée d’évolution n’a guère abouti qu’au début du xxe siècle à un triomphe complet, en ce sens que l’adversaire la plus acharnée et la plus redoutable de l’évolutionnisme, l’Église, vient de se voir contrainte d’y adhérer. L’aveu public du P. jésuite Wasmann est, à cet égard, du plus grand prix ; on peut, dès à présent se demander anxieusement quelle sera l’évolution ultérieure de ce prêtre. Si sa force de conviction et son courage moral sont assez puissants, il déduira les conséquences de sa profonde connaissance de la nature, et refusera de faire plus longtemps partie de l’Église romaine, ainsi que cela est arrivé dernièrement pour deux jésuites de valeur, le comte Hœnsbroech, homme de mérite, et le professeur Renard, de Gand, géologue pénétrant, qui avait exposé les résultats de l’expédition du « Challenger » pour l’étude des dépôts de la haute mer. Mais quand bien même Wasmann ne suivrait pas cet exemple, son adhésion partielle au darwinisme, en tant que représentant de l’église chrétienne, n’en constituerait pas moins une étape dans l’histoire du transformisme. Sa tentative artificieuse, toute jésuitique, pour unifier ces deux pôles opposés, n’aura pas d’action durable ; elle servira, en revanche, à hâter la victoire de l’idée scientifique d’évolution sur la croyance mystique à la création, telle que la propage l’Église.

Ces choses, je l’espère, vous apparaîtront plus claires encore si j’aborde aujourd’hui l’examen critique du problème particulier le plus important parmi ceux que soulève la théorie de la descendance, de cette « parenté » si redoutée de l’homme avec le singe, — et si je vous montre qu’elle est inconciliable avec le dogme traditionnel de l’Église, selon lequel Dieu aurait créé l’homme à son image. Que cette « théorie du singe », ou théorie pithécoïde soit une conséquence nécessaire et logique du transformisme, c’est ce dont la pénétration de l’Église s’était déjà clairement aperçu il y a quarante-cinq ans, sitôt après l’apparition du grand ouvrage de Darwin ; et c’est cela qui lui avait paru constituer le plus solide motif du combat énergique qu’elle avait livré au darwinisme. C’est très clair : Ou bien l’homme, tout comme les autres espèces animales, a été produit par un acte particulier et surnaturel de la création divine, ainsi que l’enseignent Moïse et Linné (le célèbre Agassiz, en 1858, appelle encore l’homme « incarnation d’une idée divine de la création ») ; ou bien l’homme est issu, par une transformation naturelle, d’une série d’ancêtres mammifères, comme le prétend la théorie de la descendance de Lamarck et Darwin.

Vu l’extraordinaire importance de cette théorie pithécoïde nous jetterons d’abord un rapide regard rétrospectif sur ses fondateurs, après quoi nous examinerons de près les arguments qui témoignent en sa faveur. Le grand biologiste français, J. Lamarck, fut le premier naturaliste qui soutint nettement que « l’homme descend du singe » et essaya de l’établir scientifiquement ; dans sa grandiose Philosophie zoologique par laquelle il devançait son temps de cinquante ans (1809), Lamarck exposait avec clarté les modifications et les progrès qui avaient dû s’accomplir dans la transformation, jusqu’à l’homme, des singes anthropoïdes (c’est-à-dire des primates analogues à l’orang-outang et au chimpanzé) : l’adaptation à la station verticale, la différenciation des pieds et des mains qui en est le résultat, enfin plus tard, le développement du langage articulé et des formes supérieures de la raison. Mais en même temps que la théorie de la descendance tout entière, pourtant si remarquable, la plus importante de ses conséquences tomba bientôt dans l’oubli. Lorsque, cinquante ans plus tard, Darwin la ressuscita, il n’y prit aucunement garde ; il se contenta, dans son ouvrage principal, de cette courte prophétie : « La lumière viendra éclairer l’origine de l’homme et son histoire ». Cette simple et innocente phrase elle-même parut si grave au premier traducteur allemand, Bronn, qu’il la supprima. Lorsque Wallace demanda à Darwin s’il ne traiterait pas le sujet d’une manière plus approfondie, son ami lui répondit : « Je pense supprimer toute cette question, car elle touche à trop de préjugés ; je reconnais, néanmoins, pleinement que c’est là le problème le plus élevé et le plus intéressant qui puisse occuper un naturaliste ».

Les premiers travaux, d’ailleurs approfondis et des plus importants, qui traitent de cette difficile question, datent de 1863 ; c’est, en Angleterre, Thomas Huxley et, en Allemagne, Ch. Vogt qui ont cherché à montrer que l’origine simienne de l’homme était une conséquence inévitable du darwinisme, et qui ont entrepris d’établir leur thèse empiriquement, au moyen des arguments dont on disposait alors. La spirituelle étude de Huxley sur « la place de l’homme dans la nature » est une œuvre particulièrement précieuse ; l’auteur y discute tout d’abord, en trois conférences convaincantes, les trois grands « arguments » qui sont autant de données empiriques sur ce « problème important entre tous les problèmes » : 1o l’histoire naturelle des singes anthropoïdes ; 2o les relations anatomiques et embryologiques qui unissent l’homme aux animaux immédiatement inférieurs et ; 3o les restes humains fossiles, récemment découverts. J’ai fait à mon tour (1866) dans ma « Morphologie générale », la première tentative d’ensemble pour établir, sur des recherches anatomiques et ontogénétiques, les principes de la théorie de la descendance, et pour déterminer, dans le système naturel phylogénétique des vertébrés, les étapes principales que durent parcourir les premiers ancêtres vertébrés de l’homme. L’anthropologie n’est, par suite, qu’une partie de la biologie. Ces premiers essais phylogénétiques ont été développés ensuite dans mon Histoire de la création naturelle et ils ont subi, dans les éditions ultérieures, de nombreuses corrections (1re édit. 1868, 10e édit. 1902).

Dans l’intervalle, le grand maître, Darwin, s’était décidé à traiter, lui aussi, ce problème capital de sa théorie dans un ouvrage spécial : en 1871 parurent les deux volumes si intéressants sur La descendance de l’homme et la sélection sexuelle ; l’auteur y montrait, en particulier, le rôle de la sélection sexuelle, l’influence directrice de l’amour sexuel et des qualités morales supérieures qui s’y rattachent, ainsi que l’importance de ces facteurs dans la détermination de l’individu à naître. Et comme cette partie de l’œuvre de Darwin a été plus tard attaquée avec une violence particulière, je ne dissimulerai pas ma conviction, à savoir que pour la théorie de l’évolution, en général, aussi bien que pour la psychologie, l’anthropologie et l’esthétique, ce point de la doctrine est de la plus haute importance.

Mes premiers et timides essais (1866), en vue de rattacher l’homme non seulement aux singes qui lui sont étroitement apparentés, mais aussi en vue de retracer la longue série de ses ancêtres vertébrés, plus éloignés et inférieurs — m’avaient fort peu satisfait ; j’avais, en particulier, dans ma « Morphologie générale », laissé pendante la question très intéressante de savoir à quels animaux invertébrés la famille des vertébrés se rattache à l’origine. Un peu plus tard seulement, le problème s’éclaira d’une lumière inattendue, grâce aux découvertes surprenantes de Kowalevsky, qui révélaient, sur tous les points essentiels, l’identité du développement embryologique chez le dernier des vertébrés (l’amphioxus), et chez un tunicier inférieur (l’ascidie). D’autre part, grâce à de nombreuses découvertes faites au cours des années suivantes sur la formation des feuillets germinatifs chez les animaux les plus divers, notre horizon embryologique s’élargit de telle sorte qu’en 1872, dans ma monographie des éponges calcaires, je pus démontrer la complète homologie, chez tous les métazoaires, du gobelet germinatif à deux feuillets, la gastrula ; j’en conclus, d’après la loi fondamentale biogénétique, à une origine commune de tous les métazoaires qu’il conviendrait de placer dans une forme primitive analogue à la gastrula, la gastrea. Bien plus tard seulement (1895), les observations de Monticelli démontrèrent, que cette forme primitive hypothétiquement, construite et à laquelle se rattachent les premiers ancêtres pluricellulaires de l’homme — se rencontrait aujourd’hui encore à l’état vivant. Pour comprendre comment les plus simples métazoaires dérivent d’animaux primitifs monocellulaires, encore plus simples (les protozoaires), il faut se reporter aux processus qui marquent ce passage et s’observent lors de la formation d’une « gouttière », ou gastrulation, alors que sort de la simple cellule-œuf le germe à deux feuillets.

Aidé par ces grands progrès de la phylogénie naissante, m’appuyant sur les nombreuses découvertes récentes de l’anatomie comparée et de l’ontogénie, auxquelles ont collaboré tant d’observateurs remarquables, j’ai pu, en 1874, me risquer pour la première fois à exposer dans son ensemble l’histoire tout entière des origines de l’homme. Je n’ai cessé de m’appuyer sur le terrain solide de la loi fondamentale biogénétique, en ce sens qu’en face de chaque fait embryologique, j’ai cherché à établir une cause phylogénétique. Mon Anthropogénie, dans laquelle j’essayai d’abord de résoudre cette tâche difficile, fut, à la suite d’importantes découvertes ultérieures, augmentée et complètement remaniée ; la dernière édition (1903), comprend trente leçons en deux volumes dont le premier est consacré à l’ontogénie, le second à la phylogénie[1].

Bien que j’eusse conscience que ces premiers essais en vue d’établir une anthropogénie naturelle, devaient comporter bien des lacunes et des faiblesses, dues à la difficulté de la tâche, j’espérais cependant qu’ils exerceraient quelque influence sur l’anthropologie moderne et qu’en particulier les premières ébauches d’arbres généalogiques des animaux, susciteraient des améliorations et des recherches nouvelles. Sur ce point, je m’étais fortement trompé. L’école alors régnante, celle de l’anthropologie allemande en particulier, repoussa l’introduction de la théorie de la descendance, comme étant une hypothèse non fondée et déclara que les arbres généalogiques, édifiés au prix de tant de réflexion, n’étaient que des constructions vides et fantaisistes. En première ligne, cette attitude hostile s’expliquait, ainsi que je l’ai déjà brièvement indiqué avant-hier, par la grande autorité du fondateur de la société anthropologique, qui fut longtemps son président, R. Virchow. Vu le renom extraordinaire dont ce grand naturaliste jouit, à Berlin précisément, et vu les difficultés énormes que rencontra par suite de l’opposition qu’il lui fit, la théorie de la descendance, il est indispensable que nous insistions ici sur l’attitude de Virchow en face de l’évolutionnisme. Ce devoir s’impose d’autant plus à moi que des idées tout à fait erronées circulent sur ce sujet, idées que je suis à même de redresser puisque j’ai connu le grand savant qui a été mon maître, pendant cinquante ans.

Entre tous les nombreux élèves et amis de Virchow, nul ne peut apprécier plus que moi les services réels qu’il a rendus à la science médicale. La « pathologie cellulaire » du maître (1858), application conséquente de la théorie cellulaire à la pathologie, constitue, selon moi, le plus grand progrès accompli par la médecine moderne. J’ai eu, moi-même, le bonheur de commencer mes études médicales en 1852, à Würzbourg et de les poursuivre avec le plus grand fruit, six semestres durant, sous la direction personnelle de quatre biologistes de premier rang : A. Kolliker et R. Virchow, F. Leydig et C. Gegenbaur. Le vif intérêt que ces grands maîtres avaient éveillé en moi pour l’étude de la vie sous toutes ses formes (anatomie comparée et microscopique), a été le point de départ de toute ma culture biologique et m’a permis de suivre plus tard les spéculations hardies du génial J. Müller. Auprès de Virchow, en particulier, je n’appris pas seulement l’art analytique de l’observation pénétrante et de l’appréciation critique des faits anatomiques isolés, — j’acquis, en outre, la compréhension synthétique de l’organisation humaine tout entière, cette conviction fondamentale de l’unité de l’être humain, de la liaison indissoluble entre l’esprit et le corps, exprimée tout au long par Virchow, en 1849, dans son ouvrage classique sur Les efforts vers l’unification dans la médecine scientifique. Les articles de tête qu’il écrivit alors pour l’Archive d’anatomie et de physiologie pathologiques, fondée par lui, contiennent, à côté d’aperçus nouveaux et excellents sur les merveilles de la vie, un certain nombre de considérations générales non moins excellentes sur leur interprétation, pensées fécondes dont nous pouvons tirer un profit immédiat pour notre monisme. De même, dans le combat qui se livrait alors entre le rationalisme empirique et le matérialisme, d’une part, et l’ancien vitalisme ou mysticisme, de l’autre, Virchow prit parti pour le premier et combattit à côté de J. Moleschott, C. Vogt et L. Büchner. La conviction profonde que j’ai de l’unité de la nature dans le monde inorganique et dans le monde organique, du caractère mécanique de toute activité vitale et psychique, conviction que j’ai toujours défendue comme étant le fondement d’une saine conception moniste de l’Univers, je la dois en grande partie à l’enseignement de Virchow et aux longs entretiens qu’en qualité d’assistant, j’ai eus avec lui. Les notions fondamentales sur la nature de la cellule, sur l’indépendance individuelle des organismes élémentaires, qu’il a exposées dans son plus grand ouvrage, — la pathologie cellulaire, — sont restées pour moi par la suite, des étoiles conductrices dans les recherches étendues que j’ai poursuivies pendant trente ans sur l’organisation des radiolaires et autres protistes monocellulaires ; et de même pour la théorie de l’âme cellulaire qui résulte naturellement de l’étude psychologique de la cellule.

La période d’éclat, dans la carrière scientifique de l’infatigable Virchow, est sans contredit celle qu’il a passée à Würzbourg. Les choses prirent une tout autre tournure après qu’en 1856 Virchow eût regagné Berlin. Ici, sa préoccupation principale devint bientôt l’action politique, sociale et municipale. À ce dernier point de vue, il a, comme on sait, fait tant et de si grandes choses pour la ville de Berlin et le bien-être du peuple allemand, que je n’ai pas besoin de m’attarder en paroles inutiles. Je ne vous entretiendrai pas non plus longuement de cette activité politique accaparante et souvent ingrate pour Virchow, devenu chef du parti progressiste ; sa valeur, vous le savez, est très diversement appréciée. Nous insisterons d’autant plus sur l’étrange attitude du savant vis-à-vis de la doctrine évolutionniste et de la plus importante de ses conséquences, la « théorie pithécoïde ». À son égard, l’attitude de Virchow fut d’abord favorable, plus tard sceptique et finalement nettement hostile.

Après que la théorie de la descendance, posée par Lamarck, eût été reprise par Darwin en 1859, bien des gens regardèrent Virchow comme appelé à prendre une place marquante parmi ses défenseurs ; il avait, en effet, étudié à fond le problème important de l’hérédité et l’étude des altérations pathologiques lui avait révélé la puissance de l’adaptation ; ses études anthropologiques l’avaient d’ailleurs mis directement en face de la grande question de l’origine de l’homme. De plus, il passait pour l’adversaire décidé de tout dogmatisme et il combattait la transcendance, tant sous la forme de croyance religieuse, que sous celle d’anthropomorphisme. En 1862, il déclarait encore que « la possibilité du passage d’une espèce à une autre espèce était un besoin de la science ». Lorsqu’en 1863, à la réunion des naturalistes de Stettin, j’exposai pour la première fois en public la théorie darwiniste, Virchow était, avec Al. Braun, du petit nombre des naturalistes qui déclaraient la question très importante et digne d’une étude approfondie. Lorsqu’en 1865 je lui communiquai deux conférences que j’avais faites à Iéna sur l’origine et l’arbre généalogique de l’homme, il les inséra volontiers dans sa collection des conférences de vulgarisation scientifique. Au cours de nombreux entretiens que j’eus avec lui sur ces sujets, il exprima toujours une manière de voir qui, pour l’essentiel, était d’accord avec la mienne, bien qu’avec cette prudente réserve et ce froid scepticisme qui étaient dans sa nature. C’est encore la même attitude modérée qu’il montra dans la conférence qu’il fit ici même, à l’association des Artisans, sur « Le crâne de l’homme et celui du singe. »

C’est à partir de l’année 1877, seulement, que l’attitude de Virchow vis-à-vis du darwinisme devint tout autre et nettement hostile. Au Congrès des naturalistes, qui se tint à cette époque à Munich, j’avais accepté, sur les instances pressantes de mes amis de là-bas, de faire la première conférence (le 18 septembre) sur : « La théorie actuelle de l’évolution dans ses rapports avec l’ensemble de la science ». J’avais développé, pour l’essentiel, les mêmes aperçus généraux que j’ai repris ensuite dans mes ouvrages sur le Monisme, les Énigmes de l’Univers et les Merveilles de la vie. Dans la capitale ultramontaine de la Bavière, en face d’une grande Université qui se qualifie elle même avec insistance de catholique, une telle profession de foi moniste était chose très risquée. L’impression profonde qu’elle produisit éclata, en effet dans les vives manifestations approbatives, d’une part, réprobatives, de l’autre, qui se produisirent tant au sein de la réunion que dans la presse. Je partis dès le lendemain pour l’Italie (ainsi que j’avais résolu depuis longtemps de le faire). Virchow n’arriva que deux jours après à Munich et là, sur les instances pressantes de personnages haut placés et influents, il fit le 22 septembre sa célèbre réplique sur « La liberté de la Science dans l’État moderne ». La tendance de ce discours était de restreindre la liberté en question ; la théorie de la descendance était une hypothèse non vérifiée, on n’avait pas le droit de l’enseigner à l’école car elle était dangereuse pour l’État ; « nous n’avons pas le droit d’enseigner que l’homme descend du singe ou de n’importe quel autre animal ». En 1849, le jeune Virchow, alors moniste, avait exprimé avec emphase sa conviction, « qu’il ne se trouverait jamais dans le cas de renier le principe de l’unité de l’être humain, ni aucune de ses conséquences » ; en ce jour, vingt-huit ans plus tard, le sage politicien, devenu dualiste, reniait complètement le dit principe. Il avait jadis enseigné que tous les processus corporels et mentaux ayant leur siège dans l’organisme humain, étaient ramenables à la mécanique de la vie cellulaire ; en 1877 il faisait de l’âme une substance spéciale et immatérielle. Mais il mit le comble à ce discours réactionnaire par son compromis avec l’Église que, vingt ans auparavant, il avait combattue avec la plus vive énergie ; tranquillement cette fois, il déclarait trouver « les seules bases solides de l’enseignement dans la religion de l’Église ».

Ce qui fait le mieux ressortir le caractère de ce discours de Virchow fait à Munich, c’est le vif succès qu’il eut aussitôt dans tous les journaux réactionnaires et cléricaux ; c’est aussi le regret profond qu’exprimèrent toutes les voix de la presse libérale, aussi bien dans le camp politique que dans le camp religieux. Darwin, d’ordinaire si modéré dans ses jugements, écrivit après avoir lu la traduction anglaise de ce discours : « La conduite de Virchow est honteuse et j’espère qu’un jour viendra où il en aura honte ». Dans ma brochure sur « La science libre et l’enseignement libre » (1878), j’ai donné une réplique détaillée à ce discours et j’ai reproduit quelques-uns des articles les plus importants qu’il provoqua[2].

Depuis le tournant décisif que marque, dans la vie de Virchow son discours de Munich, jusqu’à sa mort, c’est-à-dire pendant vingt-cinq ans, il est resté l’infatigable et puissant adversaire de la théorie de la descendance. Dans les Congrès où il se rendait chaque année, il n’a cessé de combattre cette théorie et, en particulier, il s’est obstiné à défendre sa phrase : « Il est absolument certain que l’homme ne descend ni du singe ni d’aucun autre animal. » À la question : « D’où donc, alors, vient-il ? » Virchow ne trouvait pas de réponse et il se réfugiait dans l’attitude résignée des agnostiques, prédominante jusqu’à Darwin : « Nous ne savons pas comment la vie est apparue ni comment les espèces se sont produites sur terre. » Le gendre de Virchow, le professeur Rabl a récemment tenté de ressusciter le premier point de vue du maître et il a prétendu que Virchow, même dans la dernière période de sa vie, reconnaissait pleinement le bien fondé de la théorie de la descendance lorsqu’il causait avec quelque interlocuteur. Ce ne serait que plus mal de sa part d’avoir toujours professé le contraire en public. Un fait demeure certain, c’est que depuis 1877 tous les adversaires de la théorie de la descendance, les réactionnaires et les cléricaux avant tous les autres, invoquent la haute autorité de Virchow.

La conception tout à fait rétrograde de l’Univers qui s’est trouvée par suite favorisée, a été très justement appréciée par Robert Drill (1902), dans son opuscule sur : « Virchow réactionnaire ». À quel point le grand pathologiste était incapable de comprendre sur quel fondement scientifique reposait la « théorie pithécoïde ». c’est ce dont témoigne l’absurde phrase qu’il prononça en 1894, à Vienne, dans son discours solennel d’ouverture du Congrès des Anthropologistes, à savoir : « Que l’homme pourrait aussi bien descendre du mouton ou de l’éléphant que du singe ». Tous les zoologistes compétents seront obligés de conclure à une ignorance surprenante de la zoologie systématique et de l’anatomie comparée. Cependant, l’autorité de Virchow, président de la société allemande d’anthropologie, restait inébranlée et il était impossible aux idées darwiniennes de se faire jour. Même des lutteurs aussi énergiques que C. Vogt, des défenseurs de l’homme pithécoïde du Neandertal aussi versés dans les sciences que Schaaffhausen, ne parvinrent pas à triompher de l’opposition. Cette autorité demeura pendant vingt ans, tout aussi puissante dans la presse berlinoise, dans les journaux libéraux aussi bien que dans les journaux conservateurs. Le Journal de la Croix et le Journal de l’Église évangélique étaient ravis que « le progressiste érudit fût, en ce qui concernait l’évolutionnisme, conservateur au meilleur sens du mot » ; la « Germania » ultramontaine, jubilait de ce que l’austère représentant de la science pure « eût mis, par de véritables coups de massue, la ridicule théorie pithécoïde et son principal défenseur E. Haeckel, hors d’état de nuire » ; le Journal National ne pouvait pas assez remercier le citoyen libéral qui nous avait délivrés à jamais du cauchemar opprimant de l’origine pithécoïde ; le rédacteur du Journal du peuple, Bernstein qui, dans ses excellents manuels scientifiques populaires, avait tant fait pour le progrès des lumières, se refusait obstinément à accepter les articles qui soutenaient la trompeuse théorie pithécoïde, « réfutée » par Virchow.

Je serais entraîné beaucoup trop loin si je voulais essayer de vous donner ici un aperçu, même général, de la littérature curieuse et déjà presque étendue à perte de vue, qui s’est répandue au sujet de la théorie pithécoïde, pendant ces trente dernières années, dans des milliers de dissertations savantes et d’articles populaires. La grande majorité de ces écrits porte l’empreinte des préjugés religieux régnants et trahit l’absence des connaissances techniques qui ne peuvent être acquises que par une culture biologique approfondie. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que la plupart des auteurs ont limité leurs intérêts de famille généalogiques aux singes les plus rapprochés de l’homme et ne se sont pas demandé d’où provenaient ces singes, n’ont pas recherché les racines plus profondes de notre arbre généalogique commun ; la vue des arbres les a empêchés de discerner la forêt. Et cependant on pénètre beaucoup plus facilement et aisément les grands mystères de notre origine animale, lorsqu’on la considère du point de vue plus élevé de la phylogénie des vertébrés et qu’on pénètre plus avant dans la série des groupes les plus anciens des Vertébrés.

Depuis que le grand Lamarck, au début du xixe siècle, a donné la définition des Vertébrés (1801) et que peu après son collègue parisien, Cuvier a fait de ces vertébrés l’un des quatre grands groupes du règne animal, l’unité naturelle de ce groupe, qui atteint un haut degré de développement, est demeurée incontestée. Chez tous les vertébrés quels qu’ils soient, depuis les poissons inférieurs et les amphibies jusqu’aux singes et à l’homme, la conformation typique du corps, la situation caractéristique des organes principaux et leurs relations sont les mêmes et diffèrent profondément de ce qu’on constate chez tous les autres animaux.

Les mystérieuses relations de parenté entre tous ces vertébrés avaient déjà, bien avant Cuvier, il y a de cela cent vingt ans, stimulé le plus grand de nos poètes et penseurs, Gœthe, à entreprendre, à Iéna et à Weimar, de longues et pénibles recherches dans le domaine de l’anatomie comparée. De même que, dans la métamorphose des plantes, Gœthe avait fondé l’unité d’organisation sur l’organe primordial commun à tous les individus, la feuille, — de même, dans la métamorphose des vertébrés, il retrouva cette unité par sa théorie vertébrale du crâne[3]. Et ainsi, après que Cuvier eût élevé l’anatomie comparée au rang de science indépendante, cette branche de la biologie se développa grâce aux recherches classiques de J. Müller, C. Gegenbaur, R. Owen, T. Huxley et bien d’autres morphologistes, à tel point que plus tard le darwinisme put puiser ses armes les plus puissantes dans ce riche arsenal. Les différences frappantes que présentent dans la forme extérieure et la structure interne les poissons, les amphibies, les reptiles, les oiseaux et les mammifères s’expliquent par l’adaptation aux diverses activités des organes et à leurs conditions d’existence ; la surprenante uniformité, d’autre part, qui se maintient, malgré tout, dans le caractère typique, s’explique par l’hérédité d’ancêtres communs.

Ces témoignages de l’anatomie comparée sont si éclatants que le premier individu qui examine impartialement et attentivement une collection ostéologique, peut se convaincre immédiatement de l’unité morphologique de la famille des vertébrés. Il est plus difficile de comprendre et moins aisé d’aborder les témoignages phylogénétiques, non moins importants cependant, de l’ontogénie comparée, ou embryologie ; ils ont été découverts beaucoup plus tard et leur valeur inappréciable n’est reconnue que depuis quarante ans, grâce à la loi fondamentale biogénétique. Ils nous apprennent que, sans doute, comme tous les autres animaux, chaque vertébré se développe en partant d’une simple cellule œuf, mais que la marche de cette évolution se distingue par des caractères propres et des formes germinatives spéciales, qui font défaut chez les invertébrés. Nous remarquons, en particulier, la chordula ou larve de chorda, forme germinative très simple ressemblant à un ver, sans membres, encore dépourvue de tête et d’organes sensoriels supérieurs ; le corps ne consiste qu’en six organes primitifs, absolument simples. Ceux-ci donnent naissance, suivant un développement très régulier, aux centaines d’os, de muscles et autres organes que nous distinguons par la suite chez le vertébré adulte. Le processus remarquable et très compliqué de cette formation embryonnaire est essentiellement le même chez l’homme et chez le singe, aussi bien que chez les amphibies et les poissons ; nous avons ici, conformément à la loi biogénétique, un nouveau et important témoignage de l’origine commune de tous les vertébrés, origine qui doit être cherchée dans une forme primitive commune, la chordea.

Si importants que soient ces arguments tirés de l’embryologie comparée, il n’en faut pas moins poursuivre pendant des années des études approfondies dans le domaine lointain et difficile de l’embryologie, pour se convaincre de leur signification phylogénétique ; les embryologistes ne sont d’ailleurs pas rares, (en particulier parmi ceux qu’a formés l’école moderne d’embryologie expérimentale), qui n’y parviennent jamais. Il en va tout autrement si nous empruntons à un domaine plus éloigné, la paléontologie, ses preuves palpables. Les merveilleux fossiles, les restes pétrifiés et les empreintes d’animaux et de plantes disparus, nous livrent immédiatement les documents historiques qui nous renseignent sur l’apparition et la disparition successives des divers groupes de formes et d’espèces. La géologie a enregistré d’une façon certaine la série successive des sédiments qui ont été déposés l’un après l’autre par le limon solidifié formé au fond des eaux ; l’épaisseur ou la résistance de leurs couches permet à la science de déduire des conséquences relatives à leur âge et à l’ancienneté relative de leur apparition. La durée de temps inouïe qu’il a fallu à la vie organique pour se développer sur notre terre comprend plusieurs millions d’années, ce nombre d’années est évalué d’une façon très variable, tantôt à cent millions à peine, tantôt à plusieurs centaines de millions d’années. Contentons-nous d’adopter le nombre minimum de cent millions d’années ; celles-ci se répartissent entre les cinq grandes périodes principales de l’histoire organique de la terre de telle sorte que la période archozoïque, la plus ancienne, représente la plus grande moitié de cette durée ; mais comme les couches sédimentaires de ces terrains, composées en grande partie de gneiss et de schiste cristallin, se trouvent à l’état métamorphique, les fossiles qui y sont contenus ne sont plus reconnaissables. Dans les plus profondes des couches suivantes, appartenant à la période paléozoïque, nous trouvons les plus anciens restes pétrifiés de vertébrés, des poissons primitifs de la période silurienne (sélaciens), et des poissons à émail (ganoïdes). Ceux-ci sont suivis dans le système dévonien par les plus anciens dipneustes ou poissons amphibies (formes de transition des poissons aux amphibies). Dans le système qui fait suite, ou système carbonifère, apparaissent les premiers vertébrés quadrupèdes et ayant vécu sur la terre ferme : des amphibies de l’ordre des Stegocéphales. Puis, un peu plus tard, apparaissent dans le système permien les premiers amniotes, reptiles inférieurs, ressemblant au lézard (les locosauriens) ; les animaux à sang chaud, les oiseaux et les mammifères font encore défaut. C’est seulement dans le trias, dans les sédiments les plus anciens de l’âge mésozoïque qu’apparaissent les premiers mammifères sous forme d’animaux primitifs appartenant à la sous-classe des monotrèmes (Panthothériens et Allothériens). Ceux-ci sont suivis, dans le terrain jurassique, par les premiers Marsupiaux (prodidelphes), dans le crétacé, par les formes ancestrales des placentaires, (mallothériens). (Voir plus loin.)

Ce n’est qu’à l’âge suivant, âge tertiaire, que le groupe des mammifères atteint son plus riche déploiement. Pendant les quatre périodes que comprend cet âge, (l’éocène, l’oligocène, le miocène et le pliocène), et jusqu’à nos jours, le nombre, la diversité et le perfectionnement des différentes espèces de mammifères est toujours allé croissant. Le groupe inférieur, celui des Placentaliens, ancêtres communs, donne naissance par quatre branches divergentes aux légions des carnivores, rongeurs, ongulés et primates. Les trois premières sont de beaucoup surpassées par la légion des Primates, dans laquelle Linné avait déjà réuni les demi-singes, les singes et l’homme. La succession historique dans laquelle se présentent ainsi, l’un après l’autre, les divers groupes figurant les étapes du développement des vertébrés, correspond exactement à la suite d’étapes morphologiques qu’ils parcourent dans leur perfectionnement graduel et que nous a fait connaître l’étude de l’anatomie comparée et de l’ontogénie.

Ces données paléontologiques constituent les arguments les plus importants à l’appui de la théorie qui fait descendre l’homme d’une longue série de vertébrés inférieurs et supérieurs. Car il n’y a pas d’autre explication possible de cette succession historique des classes qui concorde entièrement avec la série des étapes morphologiques et systématiques, que la théorie de la descendance ; aussi ses adversaires n’ont-ils ni donné, ni cherché une autre explication. Les poissons, dipneustes, amphibies, reptiles, monotrèmes, marsupiaux, placentaliens primitifs, demi-singes, singes, singes anthropoïdes et hommes pithécoïdes sont les membres inséparables d’une longue série d’ancêtres, dont le descendant le plus jeune et le plus parfait est l’homme lui-même. (Voir, dans le Supplément, les tableaux I à III.)

Un des faits paléontologiques que nous avons rapportés est ici de la plus haute importance, à savoir l’apparition tardive de la classe des mammifères, en géologie. Ce groupe, le plus développé des vertébrés, n’apparaît sur le théâtre de la vie que pendant la période triasique, dans la seconde moitié, — la plus courte, — de l’histoire organique de la terre. Il n’est représenté, pendant tout l’âge mésozoïque, tandis que prédominent les reptiles, que par quelques petites formes inférieures. Pendant cette longue période de temps que quelques géologues évaluent à 8-11, d’autres à 20 millions d’années, la classe prédominante des reptiles produit avec une profusion merveilleuse les formes curieuses et gigantesques de dragons : les dragons marins nageurs (Halisauriens), les dragons volants (Ptérosauriens), les dragons terrestres, colossaux (Dinosauriens). En revanche, c’est beaucoup plus tard seulement, dans la période tertiaire, que la classe des mammifères produit cette abondance de placentaliens, d’animaux énormes, variés et hautement développés, qui assure à cette classe la suprématie à notre époque moderne.

Mais les recherches nombreuses et approfondies qui ont été faites au cours de ces trente dernières années sur la provenance des mammifères, ont conduit tous les zoologistes qui s’en sont occupés à la ferme conviction que tous ces animaux dérivent d’une unique souche commune. Car tous les mammifères, depuis les monotrèmes et les marsupiaux les plus primitifs jusqu’au singe et à l’homme, ont en commun un grand nombre de caractères frappants, qui les distinguent de tous les autres vertébrés : le développement, dans la peau, des systèmes pileux et glandulaire, l’alimentation des jeunes par le lait maternel, la formation très spéciale de la mâchoire inférieure et des osselets de l’oreille qui s’y rattachent, ainsi que d’autres particularités dans la formation du crâne ; en outre, la présence d’un disque rotulien (patella), l’absence de noyau cellulaire dans les globules rouges du sang. De même, le diaphragme complet qui sépare entièrement, à la manière d’une cloison, la cavité thoracique de la cavité abdominale, est la propriété exclusive des mammifères ; chez tous les autres vertébrés, les deux cavités communiquent encore librement. C’est pourquoi l’origine monophylétique ou unique, de la classe tout entière des mammifères est maintenant reconnue par tous les spécialistes compétents, comme un fait historique bien établi.

En présence de ce fait important, la « théorie pithécoïde » proprement dite perd beaucoup de la grande importance qu’on lui accordait en général jusqu’à ce jour. Car toutes les conséquences essentielles qui s’ensuivent quant à la nature de l’être humain, quant au passé et à l’avenir de notre race, à notre vie corporelle et psychique, demeurent inébranlées, aussi bien dans le cas où l’on fait descendre l’homme directement d’un primate quelconque, singe ou demi-singe, que dans le cas où on le fait provenir d’une autre branche du groupe des mammifères, et où on le rattache à des formes inférieures et inconnues de ce groupe. Il importe particulièrement d’insister sur ce point, parce que récemment des zoologistes jésuites et des jésuites zoologistes ont fait une dangereuse tentative pour masquer ce point capital et pour jeter une nouvelle obscurité sur ce « problème important entre tous les problèmes ».

Dans un ouvrage de luxe, richement illustré et fort répandu, dont Hans Kraemer a commencé la publication il y a quelques années sous le titre de Cosmos et humanité, un anthropologiste intelligent et instruit, le professeur Klaatsch, d’Heidelberg, s’est chargé de traiter « de l’apparition et de l’évolution de la race humaine » et il a, en particulier, fort bien exposé l’histoire des origines de l’homme et de sa culture primitive. Il combat, cependant la doctrine « qui fait descendre l’homme du singe », il la déclare « absurde, mesquine et fausse » ; il invoque, à l’appui de son jugement rigoureux, ce motif qu’aucun des singes actuellement vivants ne saurait être l’ancêtre de l’homme. Un argument aussi insensé n’avait jamais encore été invoqué, par aucun naturaliste au courant de la question. Mais si l’on observe de plus près ce « combat de moulin à vent », on s’aperçoit, qu’au fond, l’opinion de Klaatsch sur la théorie pithécoïde est la même que celle qui, depuis 1866, est soutenue par moi. Il dit expressément : « Les trois singes anthropoïdes, le gorille, le chimpanzé et l’orang-outang nous apparaissent comme les rameaux issus d’une racine commune, très proche de celle dont proviennent à la fois le gibbon et l’homme. » Cette forme hypothétique, racine unique de tous les primates et qu’il appelle « primatoïde », est celle que j’avais désignée depuis longtemps du nom d’archiprimate ; elle existait dès le début de l’âge tertiaire et s’était sans doute développée au cours de la période crétacée, issue des mammifères primitifs qui vivaient alors. L’hypothèse fort artificielle et invraisemblable à laquelle Klaatsch recourt pour établir un abîme profond entre les primates et les autres mammifères, me semble une tentative absolument vaine, de même que les hypothèses analogues proposées récemment par Alsberg, Wilser et autres anthropologistes désireux de combattre la théorie pithécoïde.

Toutes ces tentatives et d’autres analogues ont un but commun : sauver la situation privilégiée de l’homme dans la nature, élargir autant que possible l’abîme qui le sépare des autres mammifères, mais jeter un voile sur sa véritable origine. C’est là une forme de la tendance de parvenus que nous constatons si fréquemment chez les fils et petits-fils anoblis d’hommes distingués, qui se sont élevés par leur propre mérite à une haute situation. L’autorité supérieure et l’Église, son alliée, regardent complaisamment cette présomption, car elle sert de point d’appui à leur orgueilleuse illusion fossile, laquelle leur fait voir en l’homme « l’image de Dieu » et en la « grâce divine » un privilège des princes. Pour le zoologiste anthropologiste qui examine cette importante généalogie du point de vue strictement scientifique, ces tendances anthropocentriques lui sont aussi indifférentes que l’almanach de Gotha ; il ne cherche qu’à établir l’exacte vérité, telle que la lui font entrevoir les riches matériaux acquis par la science moderne, et il ne peut pas douter un instant que l’homme ne soit, au propre sens du mot, un descendant du singe, du singe anthropoïde dont l’espèce a depuis longtemps disparu. Ainsi que l’ont affirmé, souvent déjà, des savants honorables pénétrés de cette conviction, les arguments que fournit l’anthropogénie sont ici particulièrement clairs et simples, — ils le sont même beaucoup plus que dans le cas de bien d’autres mammifères. C’est ainsi, par exemple, que l’origine de l’éléphant, du tatou, des animaux à écailles, des sirènes, des cétacés est un problème beaucoup plus obscur et difficile que celui de l’origine de l’homme.

Lorsque Huxley, en 1863, publia son mémoire, d’une importance capitale, sur « la place de l’homme dans la nature », il orna le volume d’une couverture sur laquelle on voyait, l’un à côté de l’autre, les squelettes de l’homme et des quatre singes anthropoïdes encore existants (des deux asiatiques, le gibbon et l’orang-outang, et des deux africains, le chimpanzé et le gorille). La comparaison impartiale de ces cinq squelettes montre que non seulement ils se ressemblent extrêmement dans l’ensemble, mais que, dans leur structure, dans l’ordonnance régulière et les relations de toutes les parties, ils sont identiques. Les mêmes deux cents os composent la charpente osseuse de l’homme et des quatre singes anthropoïdes, dépourvus de queue, nos plus proches cousins. Les mêmes trois cents muscles servent à mouvoir les parties isolées du squelette. Les mêmes poils couvrent notre peau, les mêmes glandes mammaires servent à allaiter les jeunes. Le même cœur à quatre cavités sert de pompe centrale dans la circulation du sang ; les mêmes trente deux dents forment notre denture ; les mêmes organes de reproduction permettent la conservation de l’espèce ; les mêmes groupes de neurones ou de cellules ganglionnaires constituent l’édifice merveilleux de notre cerveau et accomplissent ce travail suprême du plasma qu’on désigne du nom d’« âme » et qu’on vénère même parfois comme un être spécial et immortel. Huxley, par de minutieuses comparaisons anatomiques, a établi solidement cette vérité fondamentale, tandis que de nouvelles comparaisons avec les singes inférieurs et les demi-singes le conduisaient à son principe pithécométrique, gros de conséquences : « Considérons un organe quelconque, celui que nous voudrons, les différences qu’il présente chez l’homme et chez le singe anthropoïde sont moindres que les différences correspondantes que présente le même organe considéré chez ce dernier singe et chez les singes inférieurs. » Si l’on compare superficiellement ces squelettes anthropomorphes, on aperçoit sans doute des différences aisées à saisir dans les dimensions des diverses parties ; mais elles ne sont que quantitatives, déterminées par une croissance variable, provenant elle-même de l’adaptation à des conditions d’existence variées. Mais ces différences existent aussi, comme on sait, entre les différents hommes ; chez eux aussi les bras et les jambes sont tantôt longs, tantôt courts, le front tantôt haut, tantôt bas, le développement des poils tantôt abondant, tantôt réduit, et ainsi de suite.

Ces arguments anatomiques en faveur de la théorie pithécoïde ont été, comme à souhait, complétés et fortifiés par les brillantes découvertes physiologiques de ces dernières années. Il faut mentionner ici en première ligne les célèbres expériences du Dr H. Friedenthal, de Berlin ; il a montré que le sang humain décomposait et empoisonnait le sang des singes inférieurs et des autres mammifères, mais qu’il n’avait pas cette action sur le sang des singes anthropoïdes. Déjà auparavant, des expériences de transfusion avaient révélé ce fait important que la parenté systématique des mammifères voisins était jusqu’à un certain point en rapport avec la parenté chimique du sang. Lorsqu’on mélange le sang vivant de deux animaux proches parents, pris dans une même famille, par exemple du chien et du renard, ou du lapin et du lièvre, les deux sortes de globules sanguins vivants demeurent inaltérées. Lorsqu’on mélange, au contraire, le sang d’un chien à celui d’un lapin, ou celui d’un renard à celui d’un lièvre, il se produit aussitôt, entre les deux sortes de globules sanguins une lutte mortelle ; le liquide sanguin ou sérum du carnassier détruit les globules rouges du sang du rongeur et inversement. Il en va de même des variétés de sang chez les divers primates ; celui des singes inférieurs et des demi-singes, qui sont restés le plus proches de la forme originelle commune au groupe entier des primates, — a une action destructrice sur le sang des singes anthropoïdes et de l’homme, et inversement. Par contre, le sang de l’homme supporte fort bien celui du singe anthropoïde, sans que leurs hématies soient détruites par le mélange.

Au cours de ces dernières années, d’autres physiologistes et médecins ont poussé plus loin encore ces intéressantes expériences sur le sérum sanguin et y ont cherché, précisément, la preuve directe de la consanguinité de divers mammifères, et même du degré de leur parenté ; tels, par exemple les professeurs Uhlenhuth de Greifswald et Nuttall, de Londres, ce dernier a étudié la question très minutieusement, sur neuf cents espèces différentes de sang dont il a examiné seize mille réactions. Il a retracé les degrés de parenté du sang jusqu’aux singes inférieurs du Nouveau-Monde ; Uhlenhuth est même allé jusqu’aux demi-singes. Par suite, la « parenté d’origine » de l’homme et du singe anthropoïde, depuis longtemps établie par l’anatomie, est devenue aujourd’hui une propre parenté de sang, démontrée par la physiologie[4].

Non moins grosses de conséquences sont les découvertes embryologiques du zoologiste d’Erlangen, feu É. Selenka. Il entreprit deux grands voyages dans l’Inde orientale pour étudier sur place l’ontogénie des singes anthropoïdes asiatiques, l’orang et le gibbon. À l’aide de nombreux embryons, par lui réunis, il démontra que certaines particularités frappantes, dans la formation du placenta, que l’on avait jusqu’ici attribuées exclusivement à l’homme et signalées comme une « particularité frappante » de notre race, se rencontraient, absolument les mêmes, chez ces singes anthropoïdes, proches parents de l’homme, par opposition à ce qui avait lieu chez tous les autres singes. En raison de tous ces faits et d’autres encore, je considère la provenance de l’homme, que je fais descendre de singes anthropoïdes de l’époque tertiaire, aujourd’hui disparus, comme établie avec autant de certitude que celle des oiseaux ou celle des reptiles, qui descendent, (sans qu’aucun zoologiste en doute encore à l’heure actuelle), les premiers, des reptiles, les seconds des amphibies. La parenté d’origine est aussi étroite que le montrait déjà, en 1883, dans son excellent livre sur les singes anthropoïdes, mon défunt compagnon d’études, l’anatomiste berlinois R. Hartmann (qui, il y a cinquante ans, s’asseyait avec moi aux pieds de J. Müller) ; il proposait de répartir l’ordre tout entier des primates en deux familles d’une part, les primaires (hommes et singes anthropoïdes) de l’autre, — les simiens (singes proprement dits, catarhiniens ou singes orientaux et platyrhiniens, ou singes occidentaux).

Depuis que le médecin hollandais, E. Dubois a découvert à Java, il y a douze ans, les célèbres restes de l’homme pithécoïde fossile (Pithecanthropus erectus), comblant ainsi la lacune formée par ce qu’on appelait le « membre manquant » (missing link), ce groupe, le plus intéressant des primates, a donné lieu à une littérature abondante ; je signalerai, comme particulièrement importante la preuve fournie par l’anatomiste strasbourgeois, G. Schwalbe, que le crâne jadis découvert à Neandertal appartenait à une espèce d’hommes disparue, qui tenait le milieu entre le pithecanthropus et l’homme véritable : à l’homoprimigenius. Par les comparaisons les plus minutieuses, Schwalbe réfutait en même temps toutes les objections tendancieuses que Virchow avait autrefois élevées contre ces documents fossiles et d’autres analogues, en déclarant que c’était là des monstruosités pathologiques. Dans tous les restes importants de l’homme fossile, qui démontraient qu’il descendait des singes anthropoïdes, Virchow ne voulait voir que des altérations pathologiques provoquées par des conditions de vie malsaines : la goutte, le rachitisme et autres affections des habitants des cavernes à l’époque diluviale ; il s’efforçait de toutes manières d’affaiblir l’évidence des preuves de la parenté entre l’homme et les primates. De même, dans la lutte soulevée par la découverte du pithecanthropus, Virchow s’égara jusqu’aux hypothèses les plus invraisemblables, uniquement pour dénier la signification de ce document et se refuser à y voir le réel membre intermédiaire entre le singe anthropoïde et l’homme.

Aujourd’hui encore, il n’est pas rare d’entendre répéter dans les discussions sur cette importante « question pithécoïde », aussi bien par les profanes que par les anthropologistes qui jugent partialement, cette trompeuse affirmation que la lacune entre l’homme et l’homme pithécoïde n’est pas encore comblée et que le véritable « membre manquant » n’est pas encore trouvé. Cette affirmation est absolument arbitraire et ne témoigne que de l’ignorance des faits anatomiques, embryologiques et paléontologiques, — ou du moins de l’incapacité de l’individu à apprécier la portée phylogénétique de ces faits. En réalité, la chaîne morphologique qui va des demi-singes aux premiers singes occidentaux, de ceux-ci aux singes orientaux pourvus de queue, ensuite aux singes anthropoïdes dépourvus de queue et de ceux-ci directement à l’homme, est ininterrompue et s’offre clairement à tous les yeux. On pourrait bien plutôt parler de membres manquants entre les premiers demi-singes et leurs ancêtres marsupiaux, ou entre ceux-ci et leurs aïeux monotrèmes. Mais, d’ailleurs, ces lacunes sont sans importance, précisément parce que l’anatomie comparée et l’ontogénie, d’accord avec la paléontologie, ont établi l’unité historique du groupe des mammifères au-dessus de tous les doutes possibles. On exige ici de la paléontologie une chose insensée : une série de faits positifs sans lacune, qu’elle ne pourra jamais fournir pour des raisons bien connues, à savoir ses nombreuses lacunes et ses documents incomplets.

Il ne nous est plus possible de nous étendre ici sur les recherches toutes récentes et fort intéressantes concernant la question de la descendance du singe ; cela serait, d’ailleurs, de peu d’importance pour le but que nous nous proposons, car toutes les conclusions générales sont d’accord pour faire descendre l’homme des primates, de quelque manière qu’on imagine, hypothétiquement dans le détail, les diverses lignes de l’arbre généalogique du singe. Par contre, une question qui, aujourd’hui, présente encore pour nous le plus grand intérêt, est celle de savoir comment la forme la plus moderne du darwinisme, celle qu’Escherich a si bien mise en lumière sous le nom de théorie ecclésiastique de la descendance se concilie avec ces questions, les plus importantes du darwinisme ? Qu’en dit son représentant le plus avisé, le père Jésuite Erich Wasmann ? Le dixième chapitre de son livre, dans lequel il traite très à fond de « l’application de la théorie de la descendance à l’homme » est un chef-d’œuvre de science jésuitique, calculé en vue de déformer les vérités les plus évidentes, et de dénaturer toutes les expériences, si bien qu’aucun lecteur ne puisse arriver à se faire une idée nette. Quand on compare ce dixième chapitre au neuvième et précédent, dans lequel Wasmann s’appuyant sur des recherches personnelles tout à fait remarquables avait défendu la théorie de la descendance comme une vérité indéniable, on comprend à peine qu’un seul et même auteur ait écrit les deux chapitres — ou plutôt on le comprend en se plaçant au point de vue de saint Ignace de Loyola dont l’ordre a pour règle que « la fin justifie les moyens » et que, pour la gloire de Dieu et de son église, tout mensonge est permis et méritoire.

La sophistique jésuite que Wasmann déploie pour sauver la situation exceptionnelle et privilégiée de l’homme dans la nature, et pour démontrer que celui-ci a été directement créé par Dieu aboutit à l’opposition de ses deux natures qui sont l’objet d’appréciations contradictoires. La « conception purement zoologique de l’homme », claire comme le jour grâce aux comparaisons anatomiques et embryologiques avec le singe, ne doit avoir aucune importance parce qu’elle néglige la chose principale, la « vie spirituelle » de l’homme. Par contre, la « psychologie est autorisée en première ligne à se prononcer sur la nature et l’origine de l’homme ». Tous les faits anatomiques et ontogénétiques que j’ai rassemblés dans mon anthropogénie pour établir la progonotaxie ou série des ancêtres de l’homme, sont en partie ignorés de Wasmann, en partie par lui déformés ou ridiculisés ; et il en va de même des faits, gros de conséquences, de l’anthropologie, en particulier des organes rudimentaires dont R. Wiedersheim a fait ressortir l’importance dans son excellent travail sur « La structure de l’homme, témoignage de son passé ». Il est certain que le père jésuite, en tant que naturaliste, n’est pas compétent sur ce domaine ; il est manifeste que Wasmann ne possède, sur l’anatomie comparée et l’ontogénie des vertébrés, que des connaissances très superficielles et insuffisantes. S’il avait étudié la morphologie et la physiologie des mammifères aussi à fond que celle des fourmis, il aurait été amené par un jugement impartial, à cette conclusion que la descendance monophylétique s’imposait pour les premiers aussi indéniable que pour les secondes. Si, comme l’admet Wasmann, les quatre mille espèces de fourmis du système ne forment qu’une seule « espèce naturelle, » c’est-à-dire descendent d’une forme originelle commune, il faut admettre absolument la même hypothèse au sujet des six mille espèces de mammifères (deux mille quatre cents espèces encore vivantes et trois mille six cents fossiles) — en y comprenant, bien entendu, l’homme.

Naturellement, les graves reproches que nous sommes obligés de faire aux sophismes et aux paralogismes de cette « théorie ecclésiastique de la descendance » ne concernent ni la personne ni le caractère du père Wasmann, mais le système des Jésuites, qu’il défend. Je ne doute pas que cet éminent naturaliste, (que je ne connais pas personnellement) n’ait écrit son livre de bonne foi et qu’il ne s’efforce loyalement de concilier les inconciliables contradictions entre notre évolutionnisme naturel et la croyance de l’Église en une création surnaturelle. Mais cette conciliation de la raison et de la superstition n’est possible que par le sacrifice de la raison même, par le « sacrificium intellectus » ! Nous constatons, d’ailleurs, la même chose dans l’œuvre de tous les autres jésuites, chez les « Pères » Cathrein et Braun, Besmer et Cornet, Linsmeier et Muckermann (!) dont la science jésuitique, ambigüe a été exposée très fidèlement et d’une façon parfaite dans l’article déjà mentionné de R. H. Francé, de Munich (numéro 22 de la Libre Parole, 16 février 1904, Francfort-sur-le-Mein).

L’essai intéressant de Wasmann n’est d’ailleurs pas isolé ; les symptômes se font au contraire plus nombreux qui tendent à indiquer qu’il s’agit d’une campagne tout à fait systématique de la part de l’ecclesia militans romaine. Le 17 février dernier, je reçus de Vienne la nouvelle que la veille (par hasard le jour de mes 71 ans), le Père Jésuite Giese, dans une conférence très applaudie, avait déclaré admettre, non seulement la théorie de la descendance mais encore son application à l’homme, qu’il tenait pour parfaitement conciliable avec les dogmes de la religion catholique — et cela à une réunion très nombreuse de « catéchistes » ! Il importe particulièrement de remarquer que dans un nouveau recueil catholique, la Bibliothèque scientifique de Benziger, les trois premiers fascicules traitent, d’une manière très approfondie et très habile, des plus importants problèmes de l’évolutionnisme (publiés en 1904 à Einsiedelen et Cologne) ; le premier est consacré à la formation de la terre, le second à la génération spontanée, le troisième à la théorie de la descendance. L’auteur, le père M. Gander, fait les concessions les plus dignes de remarque à notre doctrine de l’évolution, mais il s’efforce en même temps de démontrer que ce qu’il accorde n’est en contradiction, ni avec la Bible, ni avec l’interprétation dogmatique des Pères de l’Église et des scolastiques les plus célèbres. Bien qu’il faille reconnaître que la logique sophistique n’a pas été ménagée dans ces raisonnements spécieux et jésuitiques, cependant Gander, par ses paralogismes, ne convaincra aucun homme instruit, habitué à penser d’une manière indépendante. Le point de vue où il se place est caractérisé par ceci, que la génération spontanée (conçue comme le développement d’êtres vivants organisés au moyen de processus purement matériels), est chose que la pensée ne peut admettre, mais qui, cependant, « par un arrangement spécial de Dieu », aurait bien pu être possible. Quant à la provenance de l’homme (qu’il reconnaît descendre d’autres animaux), Gander fait cette réserve que l’âme, dans chaque cas particulier, a été créée par un acte de création spécial !

Ce serait, de notre part, un effort superflu que de vouloir exposer au grand jour et réfuter scientifiquement, par des arguments rationnels les inexactitudes voulues et les sophismes nombreux de chacun de ces Jésuites modernes, en particulier. Car la terrible puissance de cet ordre, le plus dangereux de tous, consiste précisément en ceci qu’ils adoptent une partie de la science elle-même et s’en servent pour anéantir d’autant plus sûrement l’autre et la plus importante partie. Leur art magistral de la déformation sophistique, leur « probabilisme » ambigu, leur mensongère « Reservatio mentalis », la morale tristement fameuse de Liguori et de Gury, le cynisme avec lequel ils usent des principes les plus sacrés pour satisfaire leur soif égoïste de domination, tout cela a imprimé aux Jésuites ce caractère sombre que le comte Hœnsbroech a eu dernièrement le mérite tout particulier de nous dépeindre.

Le grave péril qui menace la science véritable par l’insinuation de cet esprit jésuite ne saurait être méconnu ; il a été mis nettement en lumière par Francé, Escherich et autres. Il est d’autant plus grand, à l’heure actuelle, en Allemagne que le Gouvernement et le Reichstag, avec une harmonie regrettable, s’efforcent d’aplanir le chemin aux Jésuites et de procurer à ces mortels ennemis du libre esprit allemand l’influence la plus pernicieuse sur les écoles. Cependant il faut espérer que cette réaction cléricale ne représentera qu’un sombre épisode passager dans l’histoire de la civilisation moderne. Espérons que le résultat durable et favorable en sera l’adhésion à la grande idée d’évolution — même de la part des Jésuites ! — en principe ! Nous pourrons alors demeurer persuadés que la conséquence la plus importante de cette idée, celle en vertu de laquelle l’homme descend d’autres primates, s’imposera bientôt victorieusement et sera reconnue comme une vérité bienfaisante.


  1. Souvenirs biographiques. — Ayant eu, à diverses reprises, dans ces conférences de Berlin, l’occasion de rapporter quelques incidents de ma vie d’étudiant, qui se sont passés, il y a cinquante ans, à Berlin et à Würzbourg, — m’étant, en outre, reporté à mes travaux antérieurs, je dois ajouter que le lecteur sympathique, s’il s’y intéresse, trouvera de nouveaux détails dans les ouvrages suivants : IW. Bölsche, Ernest Haeckel, étude biographique, 2e édition, 1905, Seemann, Berlin. IIW. Breitenbach, E. Haeckel, sa vie et son œuvre, 2e éd., Brackwede, 1905. IIIK. Keller et A. Lang, E. Haeckel, le savant et l’homme, discours prononcés lors de la célébration du soixante-dixième anniversaire de la naissance de Haeckel, le 16 février 1904 (Zürich).
  2. Darwin et Virchow. — La lettre manuscrite dans laquelle le doux Darwin porte sur Virchow un jugement sévère est reproduite à la page 50 de ma Conférence de Cambridge (1898) : De l’état actuel de nos connaissances concernant l’origine de l’homme (9e éd. Stuttgard, 1905). Voici textuellement le passage en question : « Virchows conduct is shameful, and I hope he will some day feel the shame ». Ma réplique au discours de Virchow est reproduite, sous le titre de « Science libre et enseignement libre », dans le 2e volume de mes « Conférences populaires » (Bonn, 1902, p. 199) et elle vient de l’être, en outre, dans la Libre Parole (Nouvelle Société d’édition, Francfort, avril 1905).
  3. La philosophie de la nature chez Goethe. — L’attitude de Gœthe devant le monisme et l’idée d’évolution a été à diverses reprises exposée par moi dans mes ouvrages antérieurs, en particulier dans ma Conférence d’Eisenach (1882) sur : « La conception de la nature chez Darwin, Goethe et Lamarck » (conférences populaires 1902, 1 vol. p. 217-280) ; et, en outre, dans ma conférence sur : La biologie à Iéna au cours du dix-neuvième siècle ». (Rev. des Sciences nat. d’Iéna, vol. 39, 1905).
  4. La consanguinité de l’homme. — Les sophismes illusoires au moyen desquels Wasmann cherche à retirer leur force aux recherches convaincantes de Friedenthal, Uhlenhuth et Nuttall, sont dans leur genre des chefs-d’œuvre de sophistique jésuite, tout comme la polémique artificieuse dirigée contre mon Anthropogénie (5e éd. 1903) et contre l’œuvre instructive de R. Wiedersheim : La structure de l’homme, témoignage de son passé (3e éd. 1902).