Traduction par H. Ternaux-Compans.
Arthus Bertrand (p. 263-269).

CHAPITRE XXXIV.


J’envoie chercher les chrétiens.


Cinq jours après, Andrés Dorantès et Alonso Castillo vinrent avec ceux qui avaient été les chercher. Ils amenèrent six cents personnes appartenant à un village dont tous les habitants s’étaient enfuis dans les forêts, et se cachaient dans l’intérieur par crainte des chrétiens. Les naturels qui nous accompagnaient avaient fait revenir tous ces Indiens et les avaient conduits où nous étions. Quand ils furent arrivés, Alcaraz me pria d’envoyer appeler les habitants des villages du bord du fleuve, qui s’étaient enfuis dans les bois, afin de leur ordonner de nous apporter des vivres ; mais cette dernière précaution n’était pas nécessaire, parce qu’ils avaient toujours le plus grand soin de nous. Nous envoyâmes aussitôt nos messagers, et bientôt arrivèrent six cents Indiens chargés de tout le maïs qu’ils avaient pu recueillir. Il était renfermé dans des pots bouchés avec de la terre et qu’ils avaient enfouis pour les cacher ; ils nous en apportèrent le plus qu’ils purent ; mais nous ne voulûmes en prendre que ce qui nous était nécessaire : nous donnâmes le reste aux chrétiens pour qu’ils se le partageassent entre eux. Ces derniers nous causèrent les plus grands chagrins, ils voulaient absolument faire esclaves ceux qu’on nous avait amenés. Dans tous ces embarras nous abandonnâmes nos arcs, nos turquoises, nos bourses, beaucoup de flèches et nous oubliâmes les cinq émeraudes qui furent perdues. Nous donnâmes aux chrétiens une grande quantité de manteaux de vaches et d’autres objets que nous avions. Nous vîmes les Indiens excessivement affligés : nous leur dîmes de retourner chez eux, de se tranquilliser, et de semer leurs maïs. Ils ne voulaient pas y consentir, et refusaient de nous quitter comme avaient fait les autres Indiens, redoutant de mourir en route. Ils disaient que dans notre compagnie ils n’avaient pas peur des chrétiens ni de leurs lances. Les chrétiens étaient extrêmement fâchés de tout cela, ils faisaient dire aux naturels, par les interprètes, que nous étions leurs compatriotes, qu’ils nous avaient perdus depuis longtemps, que nous n’avions ni bonheur ni courage, qu’ils étaient les maîtres du pays, et qu’il fallait leur obéir. Cependant les Indiens ne faisaient aucun cas de leurs discours, et ils disaient entre eux qu’ils mentaient parce que nous venions du côté où le soleil se levait, et les chrétiens du côté où il se couchait, que nous guérissions les malades, tandis que ceux-ci tuaient ceux qui se portaient bien, que nous étions nus et sans chaussures, tandis que les autres étaient habillés, avaient des chevaux et des lances : que nous ne désirions rien posséder, qu’au contraire nous donnions tout au moment où nous venions de le recevoir, sans rien garder, et que les nouveau venus ne pensaient qu’à voler ce qu’ils trouvaient et ne donnaient rien à personne. C’est ainsi qu’ils rapportaient tout ce que nous avions fait, et qu’ils exagéraient même nos actes pour nous opposer aux autres. Ils répondirent dans ce sens à l’interprète des chrétiens. Ils parlaient de même aux autres naturels, et dans une langue que nous comprenions. Les Indiens qui s’en servent se nomment Prima-Haïtu : c’est un dialecte comme chez nous le biscayen. Pendant plus de quatre cents lieues nous ne trouvâmes que ce dialecte en usage. Enfin rien ne put faire croire aux Indiens que nous étions chrétiens comme les autres. Ce n’est qu’avec bien du mal que nous parvînmes à les faire retourner chez eux. Nous leur ordonnâmes de se tranquilliser, de rentrer dans leurs villages et de cultiver la terre ; car depuis qu’on l’avait abandonnée elle s’était remplie de buissons.

Le sol est plus fertile dans cet endroit que dans tout autre pays des Indes, les vivres sont très-abondants : on fait trois récoltes par an : les fruits y sont en profusion, les rivières très-belles et l’eau fort bonne. On y trouve des indices certains de mines d’or et d’argent. La population y est excellente ; les naturels se soumettent très-volontiers aux chrétiens qui sont leurs amis. Ils sont beaucoup mieux faits que ceux du Mexique ; enfin c’est un pays auquel il ne manque rien pour être parfait.

Quand nous eûmes congédié les Indiens, ils nous dirent qu’ils nous obéiraient, qu’ils établiraient leurs villages, si les chrétiens les laissaient faire, et je proteste que, s’ils ne l’ont pas fait, c’est la faute de ces derniers. Après que nous eûmes renvoyé les Indiens tranquillisés, en les remerciant du mal qu’ils s’étaient donné pour nous, les chrétiens nous envoyèrent en état d’arrestation auprès d’un alcade nommé Zebreros, et de deux autres individus. Ces gens nous emmenèrent dans des forêts et dans des déserts, afin de nous éloigner de tout rapport avec les Indiens, et pour que nous ne pussions ni voir ni entendre ce qu’ils feraient eux-mèmes. Cela doit faire connaître combien l’espérance est trompeuse : nous allions chercher la liberté, et au moment d’en jouir tout le contraire arrive. Leur dessein était de courir après les Indiens que nous venions de congédier tranquilles et sans frayeur ; ce qu’ils firent pendant deux jours. Ils nous menèrent dans les montagnes, sans eau, égarés, et sans que nous trouvassions un chemin tracé. Nous pensions tous mourir de soif ; sept hommes périrent, et un grand nombre d’Indiens amis, que les chrétiens avaient avec eux, ne vécurent que jusqu’au lendemain à midi : le soir nous trouvâmes de l’eau. Nous fîmes avec eux vingt-cinq lieues environ ; enfin nous arrivâmes dans un village d’indiens soumis. L’alcade qui nous conduisait nous y laissa, et il se rendit à trois lieues plus loin dans un autre village nommé Culiaçan, où résidait Melchior Diaz, alcade major et capitaine de la province.