Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Venise

Napoléon/Venise
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 186-192).

IX

VENISE

 
Oui, les vivants sont sourds ; et leur langue inféconde
Ne connaît rien qu’un nom dont ils lassent le monde.

Mais l’écho d’Italie a mille et mille voix,
Quand Ravenne et Zara murmurent à la fois,
Quand la Brenta soupire au branle des gondoles,
Quand la rive s’endort au chant des barcarolles.
Alors le pèlerin s’arrête vers le soir,
Et pense : il faut prier. Le pêcheur va s’asseoir
À Fusine, en sa barque amarrée à la dune.
C’est l’heure où, s’affaissant sur la pâle lagune,
Le flot à l’autre flot dit, sans savoir pourquoi :
Venise, qu’as-tu fait ? Je veux gémir sur toi.

Puis, quand le flot se tait, le vieux gondolier chante,
Et, quand le jour se meurt, la cloche se lamente ;
Puis, comme fait une ombre après la fin du jour,
La foule au rialto passe et dit à son tour :
Venise, qu’as-tu fait ? Sous tes noires murailles
Qui chantera pour toi ton chant de funérailles ?
Puis le poëte passe après le gondolier,
Plus triste que le flot, en son pâle sentier,

Et dit : " j’éveillerai cette mer qui sommeille.
Ravenne, écoute-moi ! Zara, prête l’oreille !
Voici. Je vais chanter les paroles de deuil
Sur Venise la belle au bleuâtre cercueil.

Pourquoi le golfe est-il si triste sur la plage ?
Le golfe cache-t-il un mystère au rivage ?
Pourquoi la voile au loin, sur l’océan désert,
Pend-elle au pied des mâts, comme un linceul ouvert ?
Pourquoi ne voit-on plus, dans ses vagues stériles,
La lionne de mer bondir autour des îles ?
C’est que le jour a fui ; puis les ans, à leur tour,
Entraînant leur limon, ont passé comme un jour.
Autrefois d’Attila quand sur l’aire divine
Le fléau vint frapper la puissance latine,
La lionne de mer cachée en ses roseaux
Vers Fusine allaitait ses petits lionceaux.
Et les îles au loin, vers Corcyre et vers Zante,
Aboyaient dans ses mers, comme une meute ardente.
Mais le jour où, changeant de figure et d’esprit,
Le monde se souvint du sépulcre du Christ,
Ce jour-là vit bondir sur sa rive enhardie
La maîtresse des flots et son peuple amphibie.
Sa galère porta vers Rhodes et Sidon
Plus d’un roi pèlerin. Byzance apprit son nom.
Du coup que Dandolo frappa sur le Bosphore,
Césarée et Stamboul se lamentent encore ;
Et son fouet ramena sur son seuil ébranlé
Le quadrige de bronze à Corinthe attelé.


Reine de l’océan, elle était sans rivales,
Quand auprès du Lido ses sœurs orientales
La parèrent encor du mauresque turban.
Sa citerne s’emplit aux sources du Liban.
Dans son palais ducal les péris d’Arabie
Bâtirent sous son toit l’Alhambra d’Italie.

Toujours environné de ses lions béants,
Son doge alors montait l’escalier des géants ;
Puis, balançant entre eux sous sa main qui les frappe
L’Europe et l’Orient, l’empereur et le pape,
Empêchait que le monde, en sa lutte emporté,
Ne penchât trop longtemps d’un ou d’autre côté.
Aussi, quand Mahomet dans Rome circoncise
Pensa porter le pal, le glaive de Venise
Comme un regard du Christ dans Rhode étincela !
Sa cuirasse émoussa les javelots d’Allah ;
Et, comme au bord d’un nid une aile palpitante,
On vit bondir sa rame au combat de Lépante.
Puis, quand l’œuvre fut faite et son siècle passé,
Ainsi qu’un grand vaisseau sur l’écume bercé,
Tout chargé de butin, d’armes, de banderoles,
Qui revient jeter l’ancre à côté des gondoles,
Au vent des nations ne prêtant plus son bord,
Elle baissa la voile, et rentra dans le port.
Dans le port, au Lido, muette, solitaire,
Son ombre en chaque endroit enfermait un mystère.
Sous le balcon des dix souvent les flots meurtris
Avec l’algue roulaient des prières, des cris.


Mais du vieil océan rajeuni chaque année,
Le vieux doge épousait la vague couronnée.
Et Venise chantait, assise au bord de l’eau.
" Il me sera fidèle, il a pris mon anneau.
Non : l’écume n’est plus inconstante au rivage ;
L’abîme ne ment pas quand il baise la plage.
Carthage, Sidon, Tyr, ne sont rien que néant ;
Mais moi je rajeunis autant que l’océan. "
Ainsi Venise au port chantait sa barcarolle…
Alors on entendit la trompette d’Arcole ;
Et l’on vit sur la grève, au loin, un homme errant,
Un muet messager qui passait en courant ;
Et son cheval lassé, qui portait sa fortune
Avec son frein rongeait l’herbe de la lagune.
Oh ! Non, ce n’était pas un obscur messager
Qui passait en courant. Sous un frein étranger
Son cheval écumait. Pâle était le nuage,
Plus pâle était la nuit, plus pâle son visage !
Sa tête s’inclinait sous son propre fardeau ;
Et la terre après lui sonnait comme un tombeau.
Sa main pouvait briser un peuple en son étreinte,
Les hommes à son nom étaient saisis de crainte,
Et pensaient : " Quel est-il ? Il n’est point comme nous.
Il n’aime ni ne hait comme nous faisons tous."
Car son âme brûlait ainsi que l’incendie
Qui se cache au grand jour sous sa cendre attiédie.

Seulement, quand le vent balayait dans le sang
L’écharpe aux trois couleurs qui lui ceignait le flanc,

Oh ! Ses yeux flamboyaient d’une flamme bleuâtre,
Comme une lampe antique à la voûte d’albâtre ;
Et sa pensée alors, de son ciseau profond,
Fouillait comme un sculpteur le marbre de son front.

Sa bouche en aucun temps ne s’ouvrait pour sourire.
S’il était jeune ou non, quel mot pourrait le dire ?
Et de ses premiers ans qui se souvient encor ?
Les métaux, comme sont l’airain, le bronze, ou l’or,
Dans le creuset durcis, connaissent-ils leur âge ?
Chez lui joie et douleur avaient même visage.
Et pourtant, si les ans, ou rares ou nombreux,
Et non les actions, font l’homme jeune ou vieux,
Quoique au fond de son cœur vieux par les destinées,
Oui, sans doute, il était jeune par les années.
Mais trop tôt des combats l’ardent soleil avait
De sa joue hâve et creuse emporté le duvet.
Terrible vendangeur, aux jours de vendémiaire
On disait que déjà sur le cep populaire
Son glaive avait cueilli le fruit des nations.
Mais, quoi qu’il eût d’abord fait en d’autres saisons,
Ces temps étaient passés ; et la terre frivole
Ne se rappelait rien que la moisson d’Arcole.
Or, dès que son cheval eut approché du bord,
L’immense mer sourit au messager de mort ;
Venise dans son cœur dit : " Mon heure est venue. "
Et, de son trône vide à grands pas descendue,
Venise commença de pousser des sanglots
Comme une naufragée en regardant les flots.


Et son empire fut comme l’algue marine
Que l’enfant du pêcheur ramasse à Palestrine.
Son vieux lion, au loin, mourant, cherchait en vain
Le désert de Libye et son sable africain.
Les vagues le raillaient, secouant leur crinière,
Et les flots rugissants lui creusaient sa tanière.
Alors, comme un fardeau vivant que dans la nuit
Les doges sous les ponts faisaient noyer sans bruit,
Vingt siècles en un jour s’engloutirent ensemble.
Au loin la mer soupire, au loin la rive tremble ;
La mer berce la barque, et la barque s’endort.
Un peuple a disparu… qui se souvient du mort ?
Les gondoliers dormaient quand dormaient les gondoles ;
La brise autour des mâts roulait les banderoles.

Pas une sentinelle au canal Orfano
Ne veillait à cette heure ; et puis l’humide anneau
De l’épouse des mers s’est brisé de lui-même…
L’océan est si grand, et la nuit est si blême !
Demain qui pourra dire, en voyant son azur,
Ce qu’il cache en son lit quand son lit est si pur ?
Sous le pont des soupirs quel œil peut voir un monde ?
Quelle oreille entendra sous la vague profonde
Sangloter un empire, et, comme les roseaux,
Les générations se plaindre sous les flots ?
Les gondoliers dormaient ; mais là-bas, sur la plage,
Un homme était debout, qui sondait le naufrage ;
Et le vent des combats dénouait en jouant
L’écharpe aux trois couleurs qui ceignait ce géant.


Oh ! Non, ce n’était pas un messager vulgaire
Qu’on avait vu passer sur la rive, naguère.