Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Saint-Hélène

Napoléon/Saint-Hélène
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 309-313).
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XLVIII

SAINTE-HÉLÈNE


 
Ah ! Chanteur, arrêtez ! Je pleure ; et votre chant
Me frappe sans repos, comme un glaive tranchant.
Un mot, un nom, un rien fait saigner ma blessure ;
Et mon casque rouillé sous le chaume murmure.
Pendant que vous parlez, mon cheval hennissant
M’appelle dans l’étable et dit : je veux du sang !
Le jour est triste et long ; la nuit plus longue encore.
Tout est-il donc fini ? Jamais, avant l’aurore,

Oh ! N’entendrai-je plus le clairon retentir,
Et crier : lève-toi ! Viens au désert de Tyr !
Viens aux sources du Nil, où le soleil se lève !
Ou bien, dans le kremlin, viens achever ton rêve !
Qu’est devenu celui qui donnait, chaque jour,
Son breuvage à l’épée et sa part au vautour ?
Quand il régnait sur nous, le monde en son orbite
Ne rampait pas si bas comme un insecte au gîte.
Les cieux étaient plus grands, le jour était plus pur ;
Et l’état mieux réglé marchait d’un pas plus sûr.
Et l’on ne voyait pas tant de nains au front blême,
À leur front rattacher leur lâche diadème,
Ni tant d’hommes trembler, comme on fait aujourd’hui ;
Mais le glaive honoré s’enivrait de lumière ;
Des casques orgueilleux ondoyait la crinière…
Le savez-vous, chanteur ?… Ah ! Qu’ont-ils fait de lui ?
—Sur un vaisseau rapide, à la voile parjure,
Par delà le Cancer et sa verte ceinture
Les nains l’ont entraîné sous la foi d’Albion ;
Et les aigles de mer ont suivi son sillon.
—Et que disait l’abîme attendant le naufrage ?
—L’abîme se cabrait comme un coursier sauvage
Dans une île égarée au bout de l’univers,
À l’endroit où les flots étaient le plus amers,
Ils ont emprisonné ce géant des tempêtes.
La brume le couronne au haut des chauves crêtes,
Et le roc sous ses pas s’ouvre vide et béant,
Ainsi qu’un grand tombeau que fouille l’océan.


—Comment l’appelle-t-on ? -Son nom est Sainte-Hélène.
—Et qu’ont-ils fait encore ? -Ils ont rivé sa chaîne.
Ils lui disputent l’ombre et le vin et le pain ;
Ils mesurent sa soif, ils marchandent sa faim.
À travers ses barreaux, ces lions de courage
Ont insulté du pied le grand aigle en sa cage.
—Est-ce tout ? -Non ; pleurez ! Sans vergogne et sans peur
Ils lui ferment la bouche ; ils musellent son cœur.
Ils courbent sous le faix l’homme des pyramides ;
Ils ont pesé son souffle ; ils ont compté ses rides.
Ils ont dit : encore une à ce front qui pâlit !
Et l’œuvre sera faite, et le tombeau rempli.
—Est-ce tout ? -Pas encore. Ils rouvrent sa blessure
Sitôt qu’elle s’endort. Ils ont semé l’injure
Aux deux bords du chemin. De ses hauts fondements
Ils traînent sa pensée en de vils châtiments.
Ils mêlent dans son pain le fiel et l’avanie,
Et, comme un malfaiteur, garrottent son génie.
Du nouveau Prométhée ils ont ouvert le flanc ;
Le vautour d’Albion boit lentement son sang.
Au loin, le roc est nu ; la maremme, homicide ;
L’arbre à gomme africain y jette une ombre aride ;
Et debout sur le seuil, comme fait un geôlier,
L’océan, sans dormir, garde son prisonnier.
—C’est pourquoi, je te hais, vile et vile Angleterre,
Pays de tromperie, et vaisseau de misère !
Je te hais sur ta dune ! Et sur ton bord altier !
Je te hais dans tes flots, à ton pâle foyer !

Je te hais dans ton ciel où tout se décolore !
Dans tes nuits sans parfum ! Dans tes jours sans aurore !
Pour effacer la tache écrite sur ton nom,
Épuise, si tu veux, tous les flots sans limon
Qui dorment amollis au souffle du Bosphore,
Tous ceux qui vers Ceylan bercent la tiède aurore ;
Baigne-toi, jour et nuit, dans les mers de l’Atlas.
L’océan tout entier ne te lavera pas.
Ton or luit au soleil, et ta bourse est remplie.
Mais ta pensée est vide, et vide ton génie.
Tu ne sais qu’acheter la honte au plus bas prix
Pour trafiquer plus loin de ton lot de mépris.
Ton masque est : liberté ; ton nom est : esclavage,
Et la foi d’Albion est la foi de Carthage.
Ton empire est immense, et ton rude aviron
Gourmande au loin l’abîme ainsi qu’un éperon.
Mais ton cœur est étroit ; mais ton âme est petite.
Mais ton œil est menteur, mais ta bouche hypocrite ;
Mais dans chaque naufrage, il faut faire ta part,
Comme on la fait au flot ! à l’écueil ! Au hasard !
Fille de l’océan, trop semblable à ton père,
Tes vices sont à lui. Triste, inhospitalière,
Comme lui, tu ne vis que des débris des morts ;
Et quand un grand état vient sombrer sur tes bords,
On sait, on sait comment, debout sur tes rivages,
Tu prélèves ton gain sur le gain des orages…
Et c’est aussi pourquoi, tu chercheras, épars,
À ton tour, une fois, tes petits léopards.

Et c’est aussi pourquoi, dans ton nid de pirate,
Tes lords, aux cheveux roux, quand la tempête éclate,
Avant que ton mât tremble et que l’éclair ait lui,
Ont le front si livide et si chargé d’ennui.
Car, ils savent aussi, ces fils de Jean-Sans-Terre,
Que la haine n’est pas toujours si débonnaire,
Qu’il est une justice en toute iniquité ;
Et qu’il est une place en la vieille cité,
Où le peuple s’entend à traîner sur la claie
Les beaux seigneurs normands qui chatouillent sa plaie.
Car le jour va venir qui séchera ton cœur
Où, comme des vautours que chasse l’oiseleur,
Tes vaisseaux dispersés, haletants, traînant l’aile,
Chercheront Albion sur sa grève infidèle ;
Et, te trouvant absente et ton destin fini,
Ils penseront entre eux : où donc est notre nid ?