Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/La Réponse

Napoléon/La Réponse
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 195-197).

XI

LA RÉPONSE

 
Pars, messager, tout dort encor ;
Pars dans la nuit au son du cor !
Au son du cor, pars : voici l’heure
Où sur ma tente qu’elle effleure
L’étoile luit ; où mes soldats
Dorment sur l’herbe qui ruisselle ;
Où la vedette au parler bas
À dit : " Garde à vous, sentinelle ! "
Pars, messager, avant le jour.
L’étoile dort ; le vent sommeille ;
Le tambour bat, le camp s’éveille.
Pourquoi n’es-tu pas le vautour ?
Là-bas où l’horizon s’incline,
Tu porterais en bondissant
Ma lettre écrite avec du sang.
" Napoléon à Joséphine.
Sous vos rideaux ne pleurez pas :
Mon cœur ne bat dans ma poitrine
Qu’auprès de vous. Dans les combats,
Il est d’airain ; sous la mitraille,
Quand j’ai fait mon plan de bataille,
Le soir, sur l’affût d’un canon,
Je pense à vous. De votre nom
Je me souviens quand la pelouse
Du sang des morts baigne ses fleurs.

Non, non, d’Arcole et de ses sœurs
Jamais ne soyez plus jalouse :
Leurs jeux ne sont que jeux d’enfants,
De vierges aux fronts rougissants.
Ma tâche à peine est commencée,
Et déjà ma gloire est passée.

L’éternel a mis en ma main
Son marteau pour frapper la terre,
Et moi, sur le bord du chemin,
Je perds mon temps et mon salaire.
Sur le sentier que j’ai foulé
Pas un empire n’a croulé,
Et l’herbe croît sur ma victoire.
Dans le Nil ou dans le Jourdain
Je n’ai pas encor mené boire
Mon cheval aux sabots d’airain ;
Pendant qu’à mon âge Alexandre
Avait tari tout le Scamandre,
Ôté sa tiare au persan,
Son toit de marbre à Tyr en cendre,
Et son orgueil au mont Liban.
Si je retournais en arrière,
Tant qu’un soldat suivra mes pas
Pour vous rapporter ma poussière,
Vous me chasseriez de vos bras ;
Et de mon sabre qui se rouille
Vous me feriez une quenouille.

Quand il nous viendra des enfants,
Ils me renieront pour leur père,
Si dans leurs berceaux triomphants
À leurs pieds je ne mets la terre.
J’ai glané l’épi de la guerre
Que la faucille de César

Avait oublié par hasard
Dans le sillon de l’Italie.
L’Occident me gêne et m’ennuie :
Son maigre sol est sans engrais
Pour enraciner à jamais
L’arbre sanglant de mon génie.

Son écho trop vite est lassé,
Et son encens trop tôt passé.
Son vin amer trop vite enivre.
Il n’a qu’une page en son livre
Que le vent par le vent poussé,
Chaque jour, emporte et déchire
Avec le nom de son empire.
Le pays que j’aime le mieux,
C’est l’Orient aux vastes cieux :
Il a de hautes pyramides,
Et des monts de sables arides,
De vieilles villes de granit
Où mon aiglon fera son nid.
Il a des puits de renommée
Pour désaltérer mon armée,
Et l’écho des déserts béants
Pour des batailles de géants.
Là-bas des sphinx au front d’ivoire
Veilleront au pied de ma gloire,
De peur que les boucs du chemin
Ne rongent ses ongles d’airain.
Ma tente y sera mieux dressée :
C’est le pays de ma pensée.
Adieu. Je pars pour le désert.
Je n’en puis dire davantage.
En égypte où le Nil se perd
Envoyez-moi votre message. "