Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 53-60).

LES POMPIERS


Dang, dang ! Dang, dang !

— Un incendie ?

— Non, c’est la parade des pompiers.

— Où vont-ils ?

— Ils ne vont pas, ils viennent.

— Vraiment !… C’est bien, alors, nous les verrons.

— Tenez, les voilà !

— En voiture ?

— À pied ! À pied ! s’il vous plaît. En voiture ! que pensez-vous ? Il se passera encore probablement plusieurs générations avant de voir par ici les pompiers aller en voiture. À part Tôkyô et peut-être aussi quelques autres grandes villes, c’est encore le système primitif dans tout le Japon.

Aujourd’hui, c’est, pour les pompiers, le jour de parade. Ils font cela chaque année, le 4 janvier ; et aussi, une autre fois dans le cours de l’été, je ne sais plus quelle date.

Les pompiers, au Japon, ne sont pompiers que lorsqu’il se déclare un incendie. En d’autres temps, ils ont chacun leurs occupations particulières auxquelles ils se livrent pour gagner leur vie. J’allais dire que chacun a son métier propre ; mais il faut s’entendre sur ce que l’on veut dire par « métier ». Si l’on n’y voit qu’un exercice d’art professionnel, en tant qu’il se distingue de tel ou tel autre par son objet propre, alors passe ! on peut dire que les pompiers, comme tous les bons Japonais, ont chacun leur métier. Mais si l’on entend par là une profession déterminée, à laquelle quelqu’un se consacre pour toute sa vie, comme on le voit d’ordinaire à l’étranger, alors il faut avouer qu’ils sont bien rares, au Japon, ceux qui ont un métier. Il faut, semble-t-il, qu’ils essaient un peu de tout. Un tel, par exemple, qui fut autrefois libraire, est devenu marchand ambulant ; un autre a quitté son épée et ses galons d’officier pour pousser la charrue du laboureur ; un troisième a échangé l’étole du bonze contre le joug et les deux seaux de l’acheteur de fumier. Et ces exemples sont pris au hasard entre mille. Il y en a encore de plus renversants, et il n’est pas rare qu’on les trouve tous dans la vie d’un même homme.

Ainsi nos pompiers japonais exercent-ils le métier de pompier, sans être, à proprement parler, des gens du métier. On les convoque du haut du kinomi-bashira, c’est-à-dire, de « la colonne d’où l’on voit le feu. » Cette colonne, à vrai dire, n’en est pas une, mais une espèce de longue échelle, dressée à demeure, de place en place. Au haut de cette échelle, et suspendue à l’un de ses montants, se trouve une cloche massive et grossièrement fabriquée, de même forme que celles des bonzeries. Cette cloche est fixe aussi, comme celle des bonzeries ; c’est pourquoi, on la frappe pour la sonner.

La création des brigades de pompiers, au Japon, remonte au commencement du xviiie siècle. Elle est l’œuvre d’un homme fameux de l’époque, nommé Ooka, à la fois maire et juge de Yedo, (aujourd’hui Tôkyô), et qui reste célèbre, par un jugement populaire qui l’a fait surnommer le Salomon japonais.

Chaque brigade a un signe de ralliement assez bizarre ; c’est une espèce de roulette garnie tout autour de fanons de papier et traversée par une longue pique, qui la tient ainsi fixée à une assez grande hauteur. Chaque pompier porte son crochet à long manche, et tous traînent ensemble une longue échelle. En outre, depuis quelques années, les pompiers de presque chaque brigade possèdent une pompe à incendie. Mais ils sont encore assez inhabiles à la faire fonctionner vite et bien. Ils ont aussi un costume particulier, avec un grand capuchon, dont ils se couvrent la tête quand ils travaillent tout près du feu. En somme, l’aspect d’une brigade de pompiers japonais est vraiment curieux : on dirait une bande de diablotins qui s’en vont mener un charivari quelque part.

Le jour de parade, les pompiers font des exercices depuis le matin jusqu’au soir. Ils courent par les rues de la ville, et, de place en place, donnent le spectacle de leur adresse. Ensuite, ils passent par les maisons, devant lesquelles ils ont fait leur parade, et présentent une carte, sur laquelle sont imprimés les souhaits du jour de l’an. C’est une manière de demander une rétribution. Tout le monde comprend ce procédé ; et ceux qui ne le comprennent pas ont l’occasion de s’en souvenir plus tard, quand ils veulent expliquer le retard et la mauvaise volonté des pompiers à venir les secourir dans le besoin.

Quant à cette parade, c’est très simple, et toujours la même chose d’année en année. La bande s’en va au pas de course par les rues, s’avançant à la file indienne et portant sur l’épaule la longue échelle. Tout à coup, sur un ordre du chef, les pompiers s’arrêtent. Aussitôt l’échelle est dressée au milieu de la rue et immobilisée, au moyen de crochets à longs manches, qu’on place en arcs-boutants autour du pied. Alors, tour à tour, les pompiers montent au haut de l’échelle et y exécutent des prouesses de gymnastique. Ceci n’est pas sans intérêt, car les Japonais, ayant le corps très robuste et les membres très souples, sont fort habiles en gymnastique. Tous, d’ailleurs, se sont exercés à cet art, depuis leurs jeunes années, dans les écoles, même élémentaires, où la gymnastique fait partie du programme des cours. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que bon nombre d’entre eux soient d’assez bons acrobates.

Dang ! Dang ! Dang ! Dang ! Dang !

Ah ! cette fois, c’est bien un incendie, et tout près d’ici encore ! Vous le remarquez dans la manière de sonner. Des coups répétés deux par deux annoncent la parade : il ne faut pas se troubler, il n’y a pas de danger à craindre. Quand on entend trois coups de suite, répétés à petits intervalles, il n’est pas nécessaire de se déranger non plus ; c’est un incendie, mais il est loin. Quand on entend un seul coup, répété précipitamment et sans aucune pause, cette fois, c’est sérieux ; il s’agit d’un incendie dont le théâtre est tout à côté ; quelquefois aussi il s’agit du débordement d’une rivière.

Mais voyez donc, sur le théâtre de l’incendie, cette foule ! C’est incroyable comme on s’assemble, au Japon, pour voir un incendie ! C’est par milliers qu’on pourrait compter les spectateurs. Et pourtant, les incendies y sont chose de presque tous les jours. Les petites maisons japonaises, dans la construction desquelles on n’a ménagé le bois que pour le remplacer par du papier, sont, on le devine, une proie facile aux flammes. Il y a tout de même un immense avantage à ce genre de construction, en cas d’incendie. D’abord, bien rarement des pertes de vie, car les maisons n’ayant, d’ordinaire, qu’un étage, les habitants ont vite fait de fuir au dehors. Ensuite, lorsqu’on opère le sauvetage du mobilier, on enlève tant de pièces à la maison même que, vraiment, je crois qu’on pourrait encore sauver la maison elle-même. On enlève littéralement tout ce qui peut s’enlever : portes, cloisons, nattes, rien ne reste, sinon le toit, les murs et le plancher. Si donc la maison brûle, le propriétaire perd relativement peu de chose, et le locataire, rien du tout ; il en résulte, pour ce dernier l’inconvénient d’aller, avant de trouver un gîte, faire une promenade d’une ou deux semaines ; alors il pourra revenir et habiter une maison neuve, construite sur l’emplacement de la première.

Cependant, il ne faut pas croire que ce sont les pompiers qui opèrent le sauvetage, en cas d’incendie : les pompiers, au Japon, ne se dérangent jamais pour sauver les maisons qui flambent ; tout au plus se dérangent-ils pour sauver celles qui peuvent flamber. Ils sont toujours les derniers arrivés sur le lieu du désastre. Mais une fois là, ils font rude et hardi travail. Agiles et souples, ils bondissent sur les toits branlants, résistent courageusement à la fureur du feu et ne se retirent que lorsque tout doit crouler sous leurs pieds. Ils sont d’une bravoure et d’une présence d’esprit admirables. Leur chef donne ses ordres au son du clairon, et c’est quelque chose de pathétique d’entendre cette voix sonore et vibrante dominer le pétillement vorace des flammes et le tumulte frémissant de la foule. Docile aux ordres du chef, la manœuvre s’exécute avec rapidité, précision et succès. Il est bien rare que le feu ne soit vite dompté et les ravages de l’incendie complètement arrêtés.

Autrefois, au Japon, il y avait de si fréquents incendies qu’à Tôkyô (l’ancienne Yedo) on les appelait « les fleurs de Yedo. » Aujourd’hui il y en a un peu moins dans la capitale, à cause du nombre sans cesse croissant des maisons de pierre ou de brique, à cause aussi des rues plus larges et du contrôle plus sévère des agents de police, mais surtout à cause de l’organisation des brigades, sur le modèle et avec les machines de l’étranger.

Le fait si fréquent autrefois des incendies a eu dans la langue une répercussion intéressante. Le Japonais possède sur ce sujet un vocabulaire curieusement détaillé : par exemple, un incendie allumé à dessein s’appelle tsuke-bi ; causé par mégarde soso-bi ; si le feu commence chez soi, c’est un jikwa, s’il vient du voisin ou d’ailleurs, morai-bi, ruishô ; quand le feu va en diminuant, on le nomme shita-bi ; la flamme de l’incendie se dit hinote et son brasier hinomoto ; enfin keshi-kuchu désigne l’endroit par lequel on peut parvenir à éteindre le feu, et kwaji-mimai signifie la visite faite après l’incendie entre connaissances, pour offrir, ou des condoléances aux victimes des dégâts, ou des félicitations à ceux qui ont échappé au danger. À propos de cette visite, je note ceci de particulièrement amusant, qu’elle se fait même entre des gens qui, par l’éloignement de leurs demeures, avaient été entièrement hors de toute atteinte probable, au moment de l’incendie.

Et nos pompiers, que font-ils pendant ce temps-là ? Ils sont retournés remiser leurs instruments et tout leur attirail, et ils préparent la fête de la soirée ; car immanquablement ils ont une fête dans la soirée. Et quelle fête ! Une orgie en règle ! En japonais, cela s’appelle une sakamori ; c’est-à-dire une réunion où l’on se verse le sake. Inutile d’ajouter que la chose est en parfaite conformité avec la signification du mot. Il suffit de passer par le lieu de la réunion, pour s’en rendre compte. Ce ne sont que cris, hurlements et vacarme. Ces forcenés boivent non seulement jusqu’à l’ivresse et à la folie, mais plusieurs d’entre eux sortent de là ivres-morts à peu près chaque fois.

Il en est ainsi, au Japon, toutes les fois qu’il y a un incendie ; il en est ainsi également les jours de parade. Voilà ce que sont les pompiers japonais.