Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 9-18).

EN CHEMIN DE FER


C’est tout à fait amusant.

C’est là qu’on peut constater à loisir la combinaison bizarre des vieilles coutumes japonaises avec les commodités du progrès moderne.

Entrons d’abord à la gare.

Les gares japonaises sont pour la plupart construites en bois, même dans les grandes villes, sans art, sans style, d’une simplicité tout à fait insignifiante. Elles se ressemblent toutes et comptent à peu près le même nombre d’appartements, disposés dans le même ordre : salle de 1ère et de 2ème classe, salle de 3ème classe, toits de plateforme, couloirs de traverse, cabinets, etc…

Je note seulement ceci, au sujet du couloir de traverse : c’est une espèce de pont recouvert, enjambant les voies ferrées, quand il y en a plusieurs de front. Grâce à ce pont, les passagers peuvent, sans danger, aller attendre leur train sous les toits de plateforme qui longent les diverses voies au-delà de celle qui passe tout près de la gare.

Les gares sont toujours pleines d’une foule remuante mais silencieuse. Les Japonais voyagent beaucoup, dans le Hokkaido surtout, où ils changent à tout moment d’endroit, de maison et d’emploi. De plus, encore aujourd’hui, ils ne sont pas rares ceux qui entrent dans la gare pour prendre « un train, n’importe lequel. » Ils s’en vont là, par exemple, le matin, et arrivent en retard pour un train qu’ils auraient dû prendre ; ils en attendront là un autre qui ne partira peut-être que le soir. Quant au dîner, c’est le moindre de leurs soucis : ils mangeront sur le train ou ils ne mangeront pas du tout, et dormiront pour oublier la faim.

Dans la gare, surtout dans la salle d’attente de la 3ème classe, c’est le pêle-mêle des gens peu fortunés ou de bas rang, tous chargés comme des mulets : on ne voit que des sacs, des poches, des valises, des marmots : les Japonais portent tout sur leur dos. Ce n’est guère que dans la salle de 1ère et de 2ème classe qu’on peut voir des gens portant leurs valises à la main. Ces derniers sont aussi mieux habillés, plus distingués dans leur mise ; beaucoup d’entre eux, les hommes, — non pas les femmes, — portent le costume étranger.

Toute cette foule ne cause guère. Cependant, elle ne demeure pas une minute en place : à part quelques-uns qui s’allongent sur les bancs, les autres ne cessent de se promener de-ci de-là, sans se parler ; et on n’entend, dans les salles, que le cric-crac des geta grinçant sur le parquet de ciment.

Mais voici le train : une petite locomotive avec de petits wagons aux roues ajourées : au Japon, tout est petit. La foule se rue alors aux barrières qui ferment l’entrée des plateformes, et par lesquelles on ne pénètre qu’un-à-un.

Or, parmi cette foule, il n’y a pas que des passagers ; il y a aussi le nombre considérable de ceux qui sont venus reconduire leurs parents en partance.

Ce n’est pas trop dire, que de qualifier le nombre de ces gens-là de « considérable » ; vraiment, c’est là une chose bien plus frappante ici qu’à l’étranger. En japonais, l’action de reconduire ainsi quelqu’un se dit : miokuri, c’est-à-dire, l’action de voir et de conduire, ou mieux, d’accompagner, de suivre des yeux.

Les Japonais tiennent fort à honneur de ne pas manquer le miokuri. C’est un point de politesse qu’ils observent scrupuleusement. Les autorités du chemin de fer ont pensé combattre cette coutume, en imposant l’achat d’un billet spécial, à cause du danger auquel s’exposent ceux qui, en trop grand nombre, s’approchent du train prêt à partir. Mais rien n’y fait. Les gens paient le billet et entrent quand même à peu près aussi nombreux qu’auparavant ; de sorte que la compagnie a trouvé là un excellent moyen de faire de l’argent.

Voyons maintenant, près du train, ces divers groupes stationnant vis à vis d’une fenêtre de wagon, par laquelle ils regardent s’installer à l’intérieur ceux qui doivent bientôt les quitter. Ces personnes sont là pour parler une dernière fois à leurs connaissances et pour leur faire leurs adieux. Grands saluts, profondes inclinations, on ne voit que cela de tous côtés.

Cette solennelle manière de se saluer est la même à l’adieu qu’à l’abord. C’est d’ailleurs l’unique : au Japon, on ne se baise, ni on ne s’embrasse jamais, ni publiquement ni à la maison. Ces manifestations d’amitié ne se remarquent qu’entre les parents et leurs bébés.

Bientôt une sonnerie électrique, puis un coup de sifflet annoncent le départ du train qui, aussitôt, s’ébranle. De partout on entend les derniers : Sayônara ! au revoir, adieu ! Montons, nous aussi…

Voici, à l’avant du train, les wagons de troisième classe. Ils sont toujours encombrés à l’excès, ils regorgent de passagers. Les bancs y sont placés sur le travers, mais serrés les uns contre les autres et peu confortables, surtout à cause de leur dossier trop raide. D’ailleurs, les wagons de 2ème et même ceux de 1ère ne sont guère plus confortables à ce point de vue ; c’est là le défaut commun à toutes les chaises et à tous les bancs faits au Japon. Ensuite, nulle part le rembourrage ne suffit à tromper la fatigue. À peu près tout l’avantage des wagons de 1ère et de 2ème sur ceux de 3ème, c’est que les bancs étant placés sur le long, on y est moins à l’étroit et moins gêné par la foule trop compacte. De plus, tout y est entretenu par les employés du train, avec plus de soin et de propreté. Enfin, un autre avantage, c’est que le petit nombre de passagers qui montent d’ordinaire dans les compartiments de 1ère ou de 2ème classe, nous permet de remarquer plus à loisir la diversité de nos compagnons de route.

Je note, par exemple, ce gros monsieur, vêtu à l’européenne, qui s’est installé, tout à l’heure, au bout du banc, dans le meilleur coin du compartiment : très rouge, très poussif, mais profil superbe, vraie médaille romaine à l’effigie de Vitellius. C’est un tôsé shinshi, ou, si l’on veut un up-to-date gentleman, comme on dirait en anglais : lunettes dorées, chaîne et montre dorées, qu’il tire de temps en temps en regardant l’heure d’un air souverain. Il porte aussi un beau jonc d’or au doigt et fume avec volupté des cigarettes de luxe, assis nonchalamment sur une riche couverture de laine, qu’il a eu soin d’étendre sur le banc, avant de s’installer définitivement.

En face de ce gros monsieur, un militaire, un officier de je ne sais quel grade, très propre, bien peigné, bien astiqué et grave comme une statue grecque. Tout-à-l’heure, en arrivant, outre sa capote et son képi, il a enlevé sa ceinture de cuir et son épée et placé le tout sur la tablette aux menus bagages ; puis, étendant à son tour une couverture de laine sur le banc, il a retiré ses longues bottes et s’est assis à la manière des tailleurs ; enfin, le voilà absorbé dans un petit livre, où il y a beaucoup de cartes toutes stigmatisées de rouge.

Cette coutume d’étendre sous soi une couverture de laine est à peu près générale en 1ère et 2ème classe. De même, presque tous les hommes retirent leurs chaussures ou leurs geta pour s’asseoir ainsi, à la manière des tailleurs. Les femmes, elles, s’assoient à la japonaise et toujours tournées vers la fenêtre, probablement à cause de la boucle de leur énorme ceinture qu’elles froisseraient sans doute en s’appuyant contre le dossier.

Mon voisin de droite est un jeune homme. Étendu de tout son long sur le banc et la tête appuyée sur un petit coussin de caoutchouc rempli d’air, tel qu’en ont aussi à peu près tous les passagers de 1ère et de 2ème classe ; il lit avec passion, semble-t-il, un livre qui n’est probablement pas autre chose qu’un roman.

Pour voisin de gauche, j’ai un homme ; non, une casquette, une énorme casquette de drap gris, enfoncée jusqu’au dessus de deux yeux noirs et visqueux, avec un nez menaçant, entre deux grosses joues d’un jaune huileux et sale. C’est un ivrogne. D’une main, il tient une grosse bouteille recouverte d’une enveloppe de cuir, et de l’autre, un tout petit gobelet. De temps en temps, il remplit son petit vase ; il verse tout doucement la liqueur dont les gouttes, en tombant dans le verre, font comme de petites paillettes étincelantes. Le gobelet, une fois plein, l’homme le vide d’un trait ; puis, après avoir promené autour de lui un regard à demi éteint, mais révélant un air de gourmandise visible, il se laisse tomber lourdement sur le banc, pour cuver son sake. Pauvre lui !…

À l’autre bout du compartiment, deux marchands. On les reconnaît à leurs petites valises plates, placées sur la tablette au-dessus de leur tête. Ils sont habillés à la japonaise, et richement habillés. Ils causent avec animation d’une affaire qui, semble-t-il, leur promet un gros profit, car ils ont un sourire qui ne s’efface pas, et laisse entrevoir dans leur bouche plusieurs dents remplies d’or. Ce sont des haikara, comme on dit ici. Ce mot n’est autre que les deux mots anglais high collar, auxquels les Japonais ont donné un sens très étendu. D’abord, on n’a appelé ainsi que les gens qui portent un collet très élevé ; puis, tous les gens bien mis furent qualifiés de ce sobriquet ; enfin, on en vint à employer ce mot pour n’importe quoi, sans se soucier des plus curieuses invraisemblances. On dira, par exemple une montre high collar, en prononçant toutefois haikara ; les Japonais, en effet, à l’encontre des Chinois, n’ont pas l’articulation de l’l ; — des chaussures high collar, des lunettes high collar, etc.

Dans le coin du banc opposé, il y a une jeune mère, avec une petite fille. Celle-ci, de cinq à six ans à peine, est toute gracieuse dans son petit kimono parsemé de fleurs vives et chatoyantes, avec sa petite boucle de ruban rose fixée du côté droit, dans ses cheveux noirs. Quant à la mère, elle est malade : elle a des nausées qui lui donnent sans doute l’illusion d’être sur mer. C’est étrange ! on voit très souvent parmi les Japonais des personnes ainsi affectées, lorsqu’elles voyagent en chemin de fer.

Enfin, tout juste en face de moi, trois geisha ou filles publiques. Chevelures énormes, très savamment peignées, lissées et auréolées de poignards, d’épingles, de kôgai (ornements en écaille) ; joues fardées à l’excès, lèvres peintes en rouge, cou, gorge, épaules couverts d’un enduit blanc qui descend sur le dos, comme une collerette à cinq pointes. Elles causent et rient pour n’importe quoi ; elles fument aussi la cigarette avec autant de dextérité que les fumeurs les plus accomplis.

Sur les trains japonais, il n’y a pas de compartiment spécial pour les fumeurs, pour la bonne raison que tout le monde est censé pouvoir fumer, les femmes aussi bien que les hommes.

Mais voici une grande gare. À peine le train est-il arrêté qu’il est assailli par une nuée de petits vendeurs, criant de tous côtés : « Eh ! o sushi ben tô ! Ah ! gyûnyû ; ah ! shimbun ! Ah ! ringo ! cider ! Eh ! manju ! Eh ! o cha ! etc., etc. » Tous ces petits vendeurs portent, chacun, une grande boîte, dans laquelle ils exposent leur marchandise, en faisant leur réclame. Ces articles sont, entre autres, des goûters pour collation, du lait, des journaux, des pommes, du cidre, des maujû (petit gâteau renfermant de la purée de pois sucrée), du thé, etc., etc. On vend ainsi à certaines grandes gares, mais jamais sur le train même.

Inutile d’ajouter que les passagers achètent. Ils ne sont pas rares même ceux qui, montant sur le train à ces mêmes gares, n’ont pas pris le temps de manger chez eux avant de partir. On achète donc, on mange beaucoup, puis on se couche et on dort. Les Japonais, en général, — si l’on excepte ceux qui lisent des romans, — ne font sur le train que deux choses : manger et dormir. De là, la malpropreté du parquet dans le compartiment. On y jette tous ses déchets. Dès lors, si l’on a à marcher dans l’allée, c’est à peine si l’on peut trouver son chemin au milieu des pelures de pommes ou d’oranges, des flaques de thé répandu, des boîtes vides, des bouts de cigarettes ou de bouteilles renversées. Heureusement que, de temps en temps, durant le trajet, un jeune employé vient balayer soigneusement, laver le parquet et ranger avec ordre tout ce qui se trouve dans un état tant soit peu négligé.

Cet employé, vêtu à l’européenne, comme tous les employés du chemin de fer, porte au bras un brassard rouge, sur lequel sont écrits, en japonais et en anglais, les mots kyùji, boy. Comme l’indique son nom, ce jeune homme est chargé de rendre aux passagers tous les services de propreté et d’assistance dont ils peuvent avoir besoin.

Il est un autre employé, qui porte un brassard semblable, et sur lequel on peut lire les mots passengers guard. Il est, par son rang et son autorité, au-dessus des boy, qui n’ont la charge que d’un ou de deux wagons seulement. Lui, semble être le seul de ce rang sur le train. Lui aussi est un jeune homme, quoiqu’il soit un peu plus âgé que les boy.

D’ailleurs, sur les chemins de fer japonais, je ne sais pour quelle raison, à part le mécanicien en chef, tous les employés sont relativement jeunes ; et ce n’est pas sans quelque défiance que l’étranger, peu habitué au Japon, s’en remettre à ces imberbes.

On arrive à destination…

Il faut se préparer à bientôt descendre, et voilà nos braves passagers qui procèdent à leur toilette. Hommes, femmes changent d’habits sans aucune gêne : c’est tout juste s’ils sauvegardent la plus élémentaire modestie. Les geisha, qui portent toujours avec elles leur nécessaire de toilette, se mirent, se fardent et se peignent, avec un nouveau soin méticuleux. Il n’y a pas jusqu’au shinshi du coin, qu’on surprend tout-à-coup en un débraillé assez peu compatible avec son souci de paraître à la dernière mode de l’étranger. Le militaire lui-même, tout guindé et tout serré qu’il est dans son costume justaucorps, prouve qu’il n’a rien perdu non plus de ce sans gêne des mœurs païennes.

Et ceci m’amène précisément à la conclusion qui ressort de cet article : c’est que la civilisation étrangère, ne reste, malgré tout, au Japon, qu’un trompe-l’œil. Les Japonais n’ont de notre civilisation que la surface et l’extérieur ; tant qu’ils n’en auront pas absorbé aussi la moëlle, c’est-à-dire, le christianisme, leur adaptation au progrès moderne restera toujours factice et menteuse.