Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 14-8).

LE CONTRASTE JAPONAIS


Entre les mœurs du Japon et celles des autres pays d’Europe et d’Amérique, il existe un contraste ni plus ni moins que renversant. À peine l’étranger a-t-il mis le pied sur cette terre nouvelle pour lui, qu’il est sous l’empire d’un étonnement indescriptible. À son point de vue, tout lui paraît et tout se fait à l’envers. C’est à chaque instant, quelque chose d’inouï qu’il remarque et qu’il apprend, à mesure qu’il se mêle à la vie publique et, à plus forte raison, lorsqu’il prend contact avec la vie privée.

La vie publique, avec son spectacle si singulier, lui cause une surprise qu’on ne peut s’imaginer. En descendant du bateau, ses yeux cherchent en vain de ces voitures publiques telles qu’il en a vues en son pays. À leur place, il aperçoit une foule de kuruma ou pousse-pousse, sortes de petites voitures très légères, traînées par un homme, et sur lesquelles on ne peut monter d’ordinaire qu’un seul à la fois. Mais c’est surtout cet homme cheval qui l’étonne : « Que c’est pitié ! » pense-t-il, de voir ainsi un homme en tirer un autre ! »

Cependant voici la rue, avec son brouhaha et le va-et-vient des gens qui la couvrent. Quel spectacle ! Pas de trottoirs ! Tout le monde dans la rue, s’y croisant et s’y mêlant continuellement ! Presque pas de voitures traînées par ces bêtes ! Et puis, quelle étrange manière de conduire les chevaux ! Au lieu d’être monté sur sa voiture, comme on le fait à l’étranger, le conducteur, ici, marche, les bras croisés, très souvent, devant son cheval, qu’il guide par une corde. Et c’est là, non pas seulement une coutume, mais une loi d’ordre public. Quelle en est la raison au juste, je ne sais. En tout cas, comme tout le monde marche dans la rue, c’est bien moins dangereux ainsi pour les promeneurs inattentifs, le conducteur de la voiture étant bien placé pour avertir les gens de lui livrer passage.

D’ailleurs, il y a peu de chevaux au Japon, surtout dans les régions méridionales. En revanche il y a une foule de ni-guruma ou petites charrettes traînées par des hommes ou même par des femmes, et sur lesquelles on transporte toutes sortes de colis.

L’étranger ne remarque pas sans étonnement, non plus, les nouvelles maisons que l’on construit. À peine a-t-on dressé la charpente, qu’on fait le toit définitivement. Or, qui niera que ce ne soit pratique, lorsqu’il pleut ? Le menuisier japonais, travaille, lui aussi, différemment de l’ouvrier étranger : il a des instruments, par exemple le rabot et la scie, fabriqués de telle sorte que, au lieu de les pousser, il les tire sur lui. Vraiment, on dirait que ces Japonais ont juré de faire tout en sens inverse des autres peuples.

Et cela n’est encore que de la vie publique. La vie privée réserve à l’étranger bien d’autres surprises.

Qu’il « interpelle » à une maison, par exemple ? — aux maisons japonaises on ne frappe pas, les portes étant en papier. — D’abord, il lui faudra enlever ses chaussures, sous peine de passer pour impoli : premier embarras ! Ensuite, il lui faudra exécuter le cérémonial assez compliqué de la visite : autre embarras plus ennuyeux encore ! Enfin, il doit, comme les autres, rester assis sur ses talons : ce qui le met littéralement à la torture, n’ayant pas, comme les Japonais, les genoux faits à une telle position.

Puis, un coup d’œil rapide dans l’appartement lui découvre encore d’autres sujets d’étonnement. C’est le maître de la maison qui fume avec une pipe dont la cheminée ne contient pas plus gros de tabac qu’une fève, et qui frotte ses allumettes tout juste dans le sens contraire à l’habitude des fumeurs canadiens. C’est la femme qui fume aussi consciencieusement que son mari ; il faut voir comment elle laisse lentement échapper la fumée par ses narines, sans doute pour en savourer la douceur, et comment elle la fait disperser en volutes légères et capricieuses. Quelquefois il aperçoit, dans un coin, un enfant assis sur ses talons, près d’une toute petite table, et y traçant des caractères, en commençant par la droite et en allant de haut en bas ; ou bien, lisant un livre, en commençant par ce que, nous, nous croyons la fin ; ou encore, aiguisant un crayon d’une manière toute différente de celle des écoliers de chez nous.

Cependant, on le comprend, ce n’est pas dans une simple visite qu’on peut tout voir. Il faut vivre en contact plus ou moins immédiat avec cette vie familiale, pour en remarquer tous les détails. Alors, l’étranger s’apercevra qu’on n’a pas de berceau pour les bébés, qu’on se contente de se les attacher sur le dos, que les enfants eux-mêmes portent ainsi leurs petits frères ou leurs petites sœurs, et que, bien plus, les femmes font leur ménage dans la maison, scient du bois devant la porte ou font leur lavage, avec leur enfant sur le dos. Et chose étrange ! même alors, l’enfant dort paisiblement ; des mères vont même jusqu’à dire que ce n’est qu’alors qu’elles peuvent endormir leurs marmots.

Autres détails non moins curieux : la femme époussette les rares meubles de la maison, avant d’y faire le balayage ; et le soir, elle se peigne, avant de se coucher. Mais ces usages, quelque étranges qu’ils paraissent, ont leur raison spéciale dans les conditions particulières de la vie familiale en ce pays ; et lorsqu’on est sur les lieux, on trouve que les coutumes japonaises sont aussi rationnelles que les nôtres.

Je n’ai rien dit encore du langage. Pourtant, là aussi, l’étranger se heurte à des contrastes qui sont peut-être les plus embarrassants. Le Japonais a une manière différente de la nôtre de penser et de parler. Ce que nous concevons en premier lieu, il le conçoit en dernier, et ce que nous plaçons au commencement d’une phrase il le place à la fin. Toujours à l’envers, quoi !…

Mieux que cela ! Là où nous donnerions une réponse négative, il en donne une affirmative et vice-versa. Par exemple, si je dis à quelqu’un : « Vous ne faites pas de promenade aujourd’hui, n’est-ce pas ? » Si réellement il ne veut pas en faire, mon brave Japonnais répondra : « oui » ; et s’il veut en faire, il répondra : « non. »

Cette apparente anomalie n’est pas, non plus, sans explication. Le « oui » ou le « non » japonais correspondent, non pas au fait objectif et réel, mais à la conjecture de l’interlocuteur. Par exemple, lorsque, à la question ci-dessus, le Japonais répond « oui », il veut dire : « Vous l’avez bien conjecturé, je ne vais pas en promenade aujourd’hui ; » et si sa réponse est négative, il veut dire : « Vous vous trompez, j’y vais. »

Pour la même raison, les Japonais répondent « non », quand nous ne disons ni « oui » ni « non ». Par exemple : si je demande à quelqu’un : « Où avez-vous acheté cet objet ? » Il répondra selon la circonstance : « Non, c’est moi-même qui l’ai fabriqué, » voulant dire : « Vous vous trompez, je ne l’ai pas acheté, c’est moi-même qui l’ai fabriqué. »

Une autre réponse, qui nous étonne fort encore, c’est quand nous rencontrons une personne de notre connaissance que nous n’avons pas vue depuis quelque temps. Si nous lui demandons, par exemple : « Comment va la santé ? » Pour toute réponse, nous entendons un « Je vous remercie » très poli, très gentil d’ailleurs, mais tout court, sans commentaire ni supplément, de sorte que, en définitive, nous ne sommes pas plus renseignés qu’auparavant. « Étrange manière, tout de même, de répondre aux gens ! » pense-t-on, lorsqu’on n’a pas encore appris que ce simple remerciement de la part d’un japonais signifie précisément qu’il est en bonne santé et qu’il veut exprimer par là sa reconnaissance pour l’attention qu’on lui marque.

Il est donc bien vrai de dire : « Autre pays, autres mœurs » !