Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 36

G. Charpentier (Vol. IIp. 237-245).


XXXVI

LE TOMBEAU D’YEYAS


our construire le grand temple on a fait dans la montagne une immense entaille rectangulaire. On a soutenu les terrains par trois énormes murs en granit, construits comme les murs pélasgiques avec de grands blocs irréguliers. Et, tout en haut de ces murailles, se dresse la forêt colossale.

Le spectateur a donc la triple impression de la hauteur du temple doré, de la hauteur des murailles qui dominent la cime des toits et de la hauteur des arbres noirs trois fois séculaires, qui s’élancent dans le bleu du ciel.

L’intérieur du temple est d’une richesse inouïe ; mais cette richesse n’exclut pas ce goût irréprochable qui caractérise l’art japonais, même lorsqu’il semble faire abus de matières précieuses. Dans le monument même sont des salons où se mettaient en prière les envoyés impériaux à droite et les Daï-mios à gauche ; quelques marches de laque noire, qui descendent, conduisent au sanctuaire gardé par un rideau que nous ne pouvons franchir.

Un prêtre shintoïste vient à passer vêtu de couleurs sombres et coiffé de la petite mitre noire. Tous les pèlerins qui sont dans le temple se prosternent devant lui ; mais, pas plus que nous, il ne dépasse le rideau saint ; incliné devant les lourds glands de soie blanche et violette qui ornent la riche étoffe, il frappe dans ses mains deux fois et murmure une courte prière adressée à Yeyas, le dieu. C’est bien le culte augustal, tel que l’avaient imaginé les Romains ; l’empereur mort devenait dieu, on lui élevait des temples ; au Japon il suffisait d’être grand ministre, — et de mourir, — pour avoir ces honneurs. Quant au Mikado, il était dieu dès sa naissance.

Tout autour du grand temple sont de nombreuses constructions : des pavillons sacrés où des niouraïs en bois doré veillent sur les points cardinaux, de vastes réservoirs monolithes près desquels les donneuses d’eau bénite entretiennent la propreté des ténogouis pour s’essuyer les mains après les ablutions, de longues galeries en bois sculptés qui semblent supportées par des nuées où se jouent des vols d’oiseaux exécutés d’une manière ravissante, des frises représentant le zodiaque bouddhique, une porte en bois laqué reproduisant des scènes de la vie des philosophes chinois, et puis des chapelles shintoïstes, des salles de réception et un musée historique fort curieux.

On nous montre trois chapelles portatives qui servent dans les processions ; elles sont dédiées aux trois grands hommes du Japon, Yoritomo, Taïko, Yeyas.

La plupart des curiosités de Nikko datent de l’époque d’Yemitsou et l’on sent que les Hollandais qui avaient été autorisés à envoyer une ambassade jusqu’à la sainte montagne, ont contribué pour leur part à l’embellissement des temples. Sans parler des superbes chandeliers de fer forgé et des bois des Indes sculptés, je trouve un jeu de seize clochettes parfaitement accordées par demi-tons qui n’ont rien de commun avec les tonalités japonaises. Mais nous n’avons pas encore vu le tombeau d’Yeyas. Pour y arriver, il faut monter encore. Un escalier orné des deux côtés de balustrades de pierre escalade les escarpements, saute d’un rocher à l’autre et gravit à travers les grands arbres les pentes tourmentées. Une sorte de lichen vert et humide recouvre entièrement la pierre taillée à angles droits, et cette espèce d’échelle de mousse s’élance en zigzagant jusqu’à une petite plate-forme où se trouve le tombeau aux portes de bronze.



Devant le tombeau, au milieu d’un carré entouré de balustrades de pierre, est une sorte de chapelle noir et or en bronze dans laquelle il n’y a qu’un gohey en papier blanc ; la forme particulière de ce monument symbolise les cinq éléments représentés par le carré, la boule, le cylindre, le losange, le triangle superposés les uns aux autres. Un brûle-parfums, un vase et une grue, le tout en bronze, complètent l’ornementation.

En se retournant pour descendre, on a sous ses pieds comme un océan de toits dorés d’où jaillissent des caps et des îlots de verdure formés par la cime des arbres qui ont l’air de contenir ces flots lumineux et mouvementés.

Nous descendons rapidement jusqu’au fond de la vallée qui est à droite du temple ; puis nous remontons sur l’autre versant pour visiter le temple consacré à Yemitsou.

Il est desservi par les bonzes.

L’un d’eux vêtu d’une ample robe de crêpe noir jetée sur ses vêtements jaunes, porte en plus une sorte d’étole en damas doré et multicolore. C’est lui qui nous offre de pénétrer dans le sanctuaire qui est d’une grande magnificence.

Pendant que, nous autres impies et barbares étrangers, foulons aux pieds ces chambres sacrées, nos djinkiris dont le groupe nous sert d’escorte, ne peuvent considérer l’intérieur qu’à travers les grillages dorés et ornementés qui servent de fenêtres.

Au centre une chapelle fermée contient le portrait du petit-fils d’Yeyas, le troisième Shiogoun de la dynastie Tokougava, Yemitsou lui-même. Je demande à le voir, mais le bonze, très complaisant d’ailleurs, me déclare que lui-même n’a pas le droit de le regarder.

Je me retire en le remerciant et, au moment où je vais franchir la porte et remettre mes bottines que j’ai religieusement quittées avant d’entrer, je vois le bonze tourner le dos au sanctuaire et se prosterner la face contre terre. Je me retourne pour voir ce que peut bien adorer ce prêtre démonstratif et j’apprends que je suis moi-même l’objet de ces hommages intempestifs. Je me dérobe de mon mieux à cette politesse qui va jusqu’à l’idolâtrie et pendant que le brave homme, du haut des gradins sacrés, en est à son second prosternement, moi assis par terre, le dos tourné, je remets mes chaussures.



Décidément la mise en scène est manquée. On aurait dû me prévenir du cérémonial. Kondo me fait observer que, si j’avais des tabis et des guetas, j’aurais pu tout en saluant remonter sur mes souliers de bois. Allons ! je vois qu’il faudra, une autre fois, faire des répétitions préalables.

Après avoir admiré un fort beau Foudo-sama, aux plis archaïques, qui domine une cascade, nous traversons le temple dédié à Yoritomo. On y a entassé des quantités de divinités, c’est comme un garde-meuble de dieux. Le shintoïsme envahissant a refoulé ici les représentations divines qui se trouvaient dans les temples d’Yeyas.


Après avoir admiré un fort beau Foudo-sama, aux plis archaïques, qui domine une cascade…

Je me promets de revenir étudier ce musée religieux. Pour le moment il faut aller déjeuner sans même avoir eu le temps de monter jusqu’aux trois sapins gigantesques qui couronnent la montagne.

C’est que ce ne sont pas des sapins ordinaires. Ce sont les plus grands qui existent au monde, et ils le savent. Chacun d’eux est protégé par un des trois dieux shintoïstes de Nikko, et, lorsqu’un visiteur ne trouve pas, en présence de ces doyens de la forêt, des formules admiratives suffisantes, il devient subitement fou et prophète.

Un des trois dieux s’empare de son corps et parle par sa bouche.

C’est ce qui est arrivé à Joorakou-in, jeune bonze de Kioto qui prétendit, devant les arbres divins, que, dans son pays, il en avait vu de bien plus beaux.

Aussitôt le voilà possédé. Il croit être la déesse Tagorihimé-no-mikoto elle-même et se met à proférer mille extravagances. Il ne fallut rien moins pour l’exorciser et chasser la déesse que le sacrifice du feu, c’est-à-dire l’incinération d’un bûcher construit sur un autel de gazon ; et encore fallut-il faire deux fois la cérémonie, car, la première fois, on avait négligé de bien nettoyer les morceaux de bois.

Du reste, ces faits étranges ne se sont pas passés dans des temps fort reculés, car le miracle eut lieu en 1852, ainsi que tout le monde peut le certifier.

Mais un prodige encore plus récent nous est raconté.

Il y a dans un hameau tout près de Nikko un certain Ishivara qui tient de ses pères le don de diriger les tëngous de la montagne, ces Après avoir admiré un fort beau Foudo-sama aux plis archaïques, qui domine une cascade… (Page 242.)bouddhas imparfaits, fruits secs du paradis. Plus puissants que les hommes, ce sont des dieux manqués ; esprits grotesques, quoique supérieurs ; êtres informes, armés néanmoins de pouvoirs surnaturels. Aussi quand quelqu’un disparaît, quand un enfant s’égare ou une femme ne revient pas au logis, on va trouver Ishivara qui se charge, même sans récompense honnête, de retrouver l’être égaré.

Or, un pèlerin, homme bien connu à Yeddo, perdit son jeune fils dans la montagne de Nikko. Ishivara consulté répondit que l’enfant était déjà à Yeddo. Mais, pendant la visite du père, il se mit à pleuvoir et Ishivara lui offrit son parapluie.

— Et comment vous le rendre ?

— Vous le mettrez sur le toit de votre maison et le tëngou qui a ramené votre fils rapportera le parapluie.

Le père retrouva son enfant chez lui, et le lendemain le parapluie placé sur la maison avait disparu, emporté par le complaisant tëngou.

Heureux Japon qui voit encore les dieux se mêler de ses affaires les plus intimes. Heureux peuple qui vit ainsi protégé par les êtres divins !