Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 35

G. Charpentier (Vol. IIp. 229-236).


XXXV

TEMPLES ET FORÊTS


e n’est pas sur le pont laqué de rouge garni d’armatures dorées que nous traversons le torrent qui nous sépare de la montagne sainte. Ce pont ne sert qu’une fois par an pour donner passage à la grande procession qui accompagne le grand prêtre shintoïste au moment où il va lancer la flèche miraculeuse.

Tout à côté est un autre pont beaucoup plus modeste qui est à l’usage des simples mortels comme nous.

Au bout du pont, nous sommes en pleine forêt ; des arbres énormes se pressent devant nous et s’étagent en suivant les replis de la montagne. À gauche, une splendide avenue d’arbres verts monte en tournant ; de larges marches placées de distance en distance facilitent l’ascension. Deux bonzes vêtus de kimonos jaune pâle gravissent le chemin, l’un est porteur d’un immense parasol ; un coup de soleil à travers les arbres et le tableau est tout fait.

Autre tableau : c’est un cortège qui descend ; une princesse vient de faire un pèlerinage à Nikko ; elle s’avance avec sa suite ; les femmes sont accroupies dans le léger kangoo de bambou et portée chacune par deux hommes aux vêtements relevés et flottants. C’est, nous dit-on, la princesse Nabéshima dont les ancêtres ont souvent fait d’importantes donations aux temples de la montagne.

En face du pont sacré est une petite chapelle shïntoïste caractérisée par son petit arc de triomphe en bois, mais qui a néanmoins reçu des hommages bouddhiques comme le prouve les deux lions de pierre, emblème de la race des Sakia. Cette chapelle est dédiée au dragon du torrent et, je ne sais pourquoi, on y dépose en ex-votos des éventails démontés, privés de leur goupille centrale.


Cette chapelle est dédiée au dragon du torrent.

Des enfants jouent sur les marches de ce petit sanctuaire.

Nous montons l’avenue tournante qui se déroule majestueusement sur les flancs de la montagne et nous arrivons à une autre avenue toute droite, d’une grande largeur et bordée de berges en granit.

Sur la droite est l’habitation de l’évêque bouddhique. Puis une colonne de fer creux, renfermant les principaux livres religieux qui parlent de la transmigration des âmes et des moyens de s’en affranchir. Cette colonne élevée en 1638 par Tenkaï de la secte Ten-daï n’a pas la prétention d’être une bibliothèque commode à consulter, elle est destinée, comme beaucoup d’objets saints du bouddhisme, à tenir lieu d’une lecture longue et compliquée. En effet, il suffit d’entendre le bruit des clochettes d’or qui l’ornent, ou d’en faire le tour, ou de marcher dans son ombre pour être du coup affranchi d’une quantité de migrations pénibles. Même les animaux qui passent auprès, les oiseaux dont le vol l’entoure ou les êtres qui respirent le vent qui a touché la colonne sainte sont délivrés à jamais de la vie des trois mondes inférieurs.

1o Gigokou ou enfer proprement dit.

2o Gaki ou monde des êtres souffrant d’une faim permanente. Cette chapelle est dédiée au dragon du torrent. (Page 230.)

3o Tchikoushoo ou monde spécial des animaux.

Ainsi voilà une hirondelle qui effleure en volant la colonne aux clochettes d’or, et nous sommes assurés que, après sa mort, le gracieux volatile deviendra un être humain. Qui sait ? Peut-être une de ces Anglaises à l’humeur voyageuse, qui reviendra, la lorgnette en sautoir, s’étonner des choses bouddhiques qu’on trouve à Nikko.

En attendant, la visite des touristes est prévue par une notice en anglais de fantaisie et un aviss en français international.

À l’entrée du temple principal, il y a une vaste place entourée d’avenues en étoile comme à Versailles. Ces larges chemins percés à travers la futaie immense se perdent dans la forêt et laissent entrevoir çà et là les toits crochus des temples brillants et les tours chinoises dont les cinq étages superposés ne peuvent atteindre la moitié des grands arbres qui les abritent.

Après avoir passé sous un immense tori-i en pierre, nous entrons dans une première cour.


Le grand tori-i de Nikko.

Quelques marches nous amènent dans une seconde cour entourée d’arbres colossaux et meublée de lanternes de pierre, dons que faisaient au tombeau d’Yeyas les grands seigneurs au moment où ils entraient en possession de leurs fiefs. Cet usage avait été établi par Yemitsou, le constructeur des beaux temples que nous allons voir. Ce Shiogoun se préoccupait beaucoup des rapports qui devaient exister entre lui et les seigneurs ; ainsi sa malle de voyage était ornée des armoiries de tous les nobles du Japon ; à côté de chaque mon était écrit en petits caractères la distance de la seigneurie à la capitale et la quantité de riz que produisait le domaine féodal. De cette manière le shiogoun ne pouvait s’habiller, Le grand tori-i de Nikko.lorsqu’il parcourait le pays, sans être parfaitement au courant des ressources des grands qui l’entouraient et des facilités qu’il pouvait avoir à faire rentrer les impôts. Cette fameuse malle existe encore : « — Elle doit être à nous ! » comme dit Bilboquet ; car elle fait partie de notre collection.

La cour se termine par des balustrades de pierre qui dominent les profondeurs.

On monte encore et l’on s’engage dans une succession de cours, de terrasses, de jardins, de temples et de futaies, superpositions indéfinies qui vous ménagent une surprise à chaque pas et vous font passer par un crescendo de beautés accumulées, par une savante combinaison des splendeurs de la nature et des chefs-d’œuvres des architectes japonais.

À travers cet entassement de merveilles, le visiteur éprouve une sorte de vertige, il y a un moment où l’on se demande quand va finir la série des étonnements, quand va finir la série des ascensions ; il semble que c’est au ciel que tout cela va aboutir et les pèlerins impressionnés peuvent de bonne foi se croire en route pour le paradis.