Principes logiques : Chapitre 8
Mme Ve Courcier (p. 48-68).
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CHAPITRE HUITIÈME.

Des signes de nos idées, langage artificiel et conventionnel.

Puisque nos actions sont les signes naturels de nos idées, le langage naturel a été appelé, avec beaucoup de raison, langage d’action, par les philosophes qui se sont aperçus les premiers de son existence et de ses conséquences. Il est composé de gestes et de cris.

Le langage artificiel ne néglige aucun de ces moyens ; car nous-mêmes qui nous servons des langues parlées les plus perfectionnées, nous nous aidons encore presque toujours de gestes qui ajoutent à l’effet de nos discours et souvent le modifient ; qui, dans beaucoup d’occasions, changent tout-à-fait le sens de nos paroles, et quelquefois même y suppléent absolument, sur-tout dans les momens où la vivacité de la passion ne permet pas de se contenter d’une expression lente et réfléchie.

Cependant ce sont les signes vocaux dont se forme principalement le langage conventionnel, comme étant plus commodes et susceptibles d’un nombre infiniment plus grand de variétés et de nuances fines et délicates, et peut-être aussi comme étant plus immédiatement l’expression de l’affection éprouvée ; car on agit pour faire et on crie pour dire. Ce sont eux qui composent toutes nos langues parlées ; mais dans ce dernier état, nos signes primitifs sont si dénaturés, que l’on a peine à voir comment ils y sont arrivés. Essayons pourtant d’y parvenir.

Il ne s’agit point ici d’étymologie. La question n’est pas de retrouver comment tous nos mots sont formés les uns des autres, et comment tous dérivent de quelques sons ou syllabes primitives. Ce genre de recherches est utile sous certains rapports ; mais c’est-là la généalogie des sons et non pas celle des idées. Or, ce que nous voulons voir actuellement, c’est comment nos cris naturels deviennent une langue, c’est-à-dire par quelles opérations intellectuelles il se fait qu’ils sont remplacés par des phrases composées de mots, dont aucun ne fait un sens complet à lui seul, et dont même la plupart n’ont absolument aucune signification pris séparément. La série des transmutations successives qui produisent ce dernier ordre de choses, n’est peut-être pas si difficile à retrouver qu’il le semble d’abord.

Partons de l’état actuel, et remarquons premièrement que tous nos discours sont composés de ce que nous appelons des propositions, et que toutes nos propositions, de quelques formes diverses qu’elles soient revêtues, peuvent être toutes réduites à des propositions de l’espèce de celles que nous nommons propositions énonciatives ; car quand je dis faites cela, ou qu’est-ce que cela ? je dis réellement : je veux que vous fassiez cela, ou je vous demande ce que c’est que cela. Or, c’est ce que dans l’origine nous exprimons par un seul cri aidé, si l’on veut, de gestes. Nos cris expriment donc d’abord une proposition énonciative toute entière, comme font dans nos langues, les mots que les grammairiens appellent des interjections, et d’autres auxquels ils refusent ce nom, mais auxquels ils devraient le donner, puisqu’ils font le même effet ; tels que oui, non, etc. ; car oui veut dire j’accorde cela, et non, je nie cela. Le premier état des discours est donc d’être composé d’interjections qui expriment chacune une proposition énonciative.

Maintenant qu’est-ce qu’une proposition énonciative ? C’est l’énoncé d’un jugement. Et qu’est-ce qu’un jugement ? C’est la perception qu’une idée fait partie d’une autre, peut et doit être attribuée à une autre. Une proposition renferme donc toujours deux idées, le sujet et l’attribut ; et dans l’origine l’interjection ou le cri exprime l’un et l’autre.

On peut même dire que comme nous ne sentons, ne savons et ne connaissons rien que par rapport à nous, l’idée, sujet de la proposition, est toujours en définitif notre moi ; car quand je dis cet arbre est vert, je dis réellement je sens, je sais, je vois que cet arbre est vert. Mais précisément parce que ce préambule se trouve toujours et nécessairement compris dans toutes nos propositions, nous le supprimons quand nous voulons ; et toute idée peut être le sujet de la proposition. Revenons.

Dans l’origine nos cris, ou interjections primitives, expriment donc nos propositions tout entières. Par leur moyen, nous commençons déjà à nous faire entendre. Bientôt nous y pouvons ajouter une modification, c’est-à-dire un autre cri, pour indiquer plus spécialement l’objet qui nous occupe, et que souvent nous montrons par un geste. C’est ainsi qu’à la chasse on dit vlau, pour dire je vois l’animal chassé ; et vlau-hou pour spécifier que cet animal est un loup. Ces cris, ajoutés avant ou après le premier, deviennent les noms des objets : ce sont nos substantifs ; et ils peuvent tous être ensuite les sujets de nouvelles propositions.

Mais qu’arrive-t-il quand un nom exprime le sujet de la proposition ? Le voici. Quand je dis ouf, le cri ouf signifie j’étouffe ; il représente toute la proposition. Quand je dis je ouf, je exprime le sujet, ouf exprime plus que l’attribut. Voilà l’interjection devenue verbe ; car le verbe exprime toujours l’attribut de la proposition. C’est-là l’essence de ce mot qui a tant embarrassé les grammairiens, qui a paru si difficile à imaginer, et qui pourtant naît si naturellement du cri primitif, quand nous avons donné des noms à quelques objets. Au moyen de ces noms, nous pouvons varier indéfiniment les sujets du même attribut ; nous pouvons aussi compléter sa signification.

Une fois arrivés à ce point, nous pouvons facilement imaginer de nouveaux cris ou monosyllabes pour exprimer toutes nos manières d’être, et même bientôt en imaginer un pour signifier simplement être, ou exister, sans dire comment. Ces mots seront tout ce que nous appelons verbes adjectifs ; et le dernier sera le verbe substantif, qui est à proprement parler le seul verbe, ou attribut, et celui de qui tous les autres tiennent cette qualité.

Nous ferons de même des cris, ou monosyllabes, pour désigner tous les objets sensibles, à mesure que nous les indiquerons par nos gestes, et ces mots deviendront leurs noms propres. Bientôt en les généralisant ils deviendront des noms de classes, de genres et d’espèces ; nous pourrons donner de même des noms aux différentes qualités d’un objet, qui seront particuliers, puis deviendront généraux.

Ensuite il est aisé de voir que nous pourrons employer ces derniers noms adjectivement, pour en faire les modifications d’un substantif ou le complément du verbe être, puis leur donner une forme adjective pour marquer cette nouvelle fonction, comme nous donnerons différentes formes aux verbes pour marquer ses modes, ses temps et ses personnes. Ainsi nous dirons d’abord : cerf légèreté être ou étant beauté ; puis cerf léger est ou était beau. C’est ainsi que postérieurement de quelques-uns de ces adjectifs nous ferons des prépositions pour lier entre eux des substantifs, et peut-être des conjonctions pour lier entre elles les phrases, et que de quelques substantifs nous ferons des pronoms et des noms de personne ; ainsi petit à petit nous aurons tous les élémens, non pas du discours, comme le disent les grammairiens, mais de la proposition ; car ce sont les propositions elles-mêmes qui sont les élémens du discours. Bientôt aussi nous inventerons des tournures elliptiques ou oratoires, et différens expédiens que nous fourniront la grammaire et la rhétorique pour rendre l’expression de nos idées plus prompte ou plus vive, et nous aurons des langues, sinon très bien faites, du moins très compliquées. Tout cela se conçoit facilement ; ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans les détails.

Remarquons seulement que tout cela se fait par des jugemens successifs, par lesquels nous démêlons les différentes parties d’une idée, c’est-à-dire les différentes idées partielles qui la composent, et au moyen de cette faculté que nous avons de séparer ces différentes parties pour les considérer isolément, ou les réunir de différentes manières et en former des idées nouvelles. C’est-là ce qu’on appelle abstraire, et c’est cette faculté d’abstraire qui, je crois, manque aux autres animaux, qui nous distingue essentiellement d’eux, et qui fait que, seul entre tous les êtres, l’homme a un langage développé et détaillé.

Ce langage, comme nous l’avons déjà vu, nous est infiniment utile, non-seulement pour communiquer nos idées, mais même pour les former et les combiner ; car nos idées générales, et nous n’en avons plus d’autres, si on excepte celles qui sont exprimées par des noms propres, nos idées générales, dis-je, n’ont aucun modèle dans la nature. Elles n’ont pas d’autre soutien dans notre esprit que le mot qui les représente. Elles sont donc extrêmement fugitives, et seraient aussitôt effacées que formées, comme il arrive à celles que nous créons continuellement sans leur donner un nom particulier. De plus, les mots étant composés de sons, les font participer à la propriété des sensations, qui est de nous faire une impression plus sensible, de sorte qu’il est plus aisé de s’en ressouvenir. Ces signes ont donc déjà de grands avantages ; mais ils sont encore fugitifs et transitoires. Il nous reste à les rendre propres à conserver nos idées pour tous les temps, et à les porter dans tous les lieux. Nous avons deux moyens d’y parvenir. Examinons-les successivement.

Les mots sont composés de sons, chaque son est essentiellement composé d’une articulation ou d’une aspiration faible ou forte qui est encore une espèce d’articulation, d’une voix, d’un ton et d’une durée. Nous représentons l’articulation par un caractère nommé consonne, la voix par un autre caractère nommé voyelle, le ton par un signe nommé accent, et la durée par un autre signe appelé signe de quantité, du moins c’est ainsi que nous devrions le faire toujours ; et alors on ne verrait pas dans nos écritures, soit deux consonnes de suite, soit une voyelle qui n’est pas précédée d’une consonne, soit une consonne qui n’est pas suivie d’une voyelle, soit des syllabes qui n’ont ni accent ni signe de quantité. Mais enfin, bien ou mal, ce sont-là les circonstances du son que nous représentons, et c’est ce qu’on appelle écrire.

Il me paraît vraisemblable qu’on a pu commencer par écrire les tons ; car les hommes ont chanté de bien bonne heure, et leurs premiers langages sont bien accentués. C’est-là la note proprement dite ; à cette note on aura joint un caractère pour marquer l’articulation, laissant la voyelle sous-entendue. C’est à peu près là l’écriture de l’ancien hébreu. D’autres fois, sans doute, on aura pu commencer par un caractère représentant toute une syllabe, qu’on aura détaillée ensuite ; mais c’est toujours le même procédé. Cette manière de rendre durables et permanens les signes fugitifs de nos idées, est excellente et n’expose les idées à aucune altération, puisque ce sont, comme l’on voit, par la notation des sons, les signes qui sont reproduits, et non pas les idées elles-mêmes.

Nous avons une autre manière de représenter nos idées, c’est celle employée dans ce que l’on appelle très improprement les écritures hiéroglyphiques et symboliques, telles que celles des anciens Égyptiens, des Chinois et des Japonais ; telles sont encore les pasigraphies, qui n’en sont que d’informes ébauches. Elles consistent à imaginer un caractère pour représenter chaque mot de la langue parlée, ou du moins, comme cela serait impossible, vu le grand nombre des mots, à en créer un pour chacun des mots radicaux, lequel caractère primitif on modifie ensuite pour représenter les mots dérivés, par différens traits qui en font bien réellement de nouveaux caractères. Toute cette série de caractères est composée d’après les règles de la syntaxe de la langue parlée sur laquelle cette langue peinte est primitivement calquée. Mais indépendamment de ce que ces caractères ne peuvent que très imparfaitement parvenir à rendre les inflexions fines et innombrables qu’éprouve le sens des mots dans l’usage des langues parlées, on voit que ce n’est pas là écrire, et que le fond de l’opération essentiellement différent ; car ici ce ne sont pas les sons du mot que l’on note, c’est un trait de plume ou de pinceau qu’on substitue au mot lui-même, c’est un nouveau signe que l’on donne à l’idée ; en un mot, c’est une véritable traduction, et une traduction dans une langue nécessairement très pauvre, très mal adroite, très peu distincte, et qui ne peut jamais devenir usuelle, car on ne peut jamais la parler. Quand on la lit, on la retraduit de nouveau dans la langue parlée, et c’est une seconde source d’erreurs. Les funestes effets de cette espèce de signes sont impossible à détailler et incalculables ; plus on y réfléchit, plus on voit qu’ils sont immenses ; et l’histoire prouve que les peuples qui s’en servent ne font aucun progrès ; bien étudiée elle nous fait même soupçonner que les faibles connaissances qu’ils ont, ne sont que des débris de celles qu’ils ont reçues d’ailleurs, et qu’ils ont laissé obscurcir, n’ayant pas même su les conserver. Ajoutez que ces langues peintes ont le fâcheux inconvénient de ne pouvoir se prêter à l’usage de la précieuse invention de l’imprimerie, à cause de l’énorme multiplicité des caractères, laquelle fait aussi qu’un homme studieux passe la plus grande partie de sa vie à apprendre à les connaître imparfaitement.

Il faut pourtant observer que la science des quantités se sert d’une langue de ce genre, dont les chiffres et les signes algébriques sont les caractères, et dont les règles de calcul sont la syntaxe, et que cette langue non-seulement est sans inconvénient, mais a de prodigieux avantages. Cela tient à la nature des idées qui composent cette science. Elles sont toutes et uniquement d’un seul genre, des idées de quantité ; on ne les considère jamais que sous un seul rapport, celui de quantité ; et elles sont d’une telle exactitude et d’une telle précision, qu’elles ne sont sujettes à aucune confusion, et qu’elles se prêtent aux ellipses les plus fortes, c’est-là l’effet des formules algébriques ; et à l’emploi des pronoms les plus éloignés de ce qu’ils rappellent, c’est-là la fonction que remplit souvent un signe algébrique substitué à toute une équation.

Quoi qu’il en soit, nous voilà avec des signes détaillés de nos idées, et même des signes permanens ; leur utilité est manifeste. Nous éprouvons tous qu’à mesure que nous avons constaté une réunion d’idées par un mot, elle devient une idée unique qui peut être le sujet commode de nouveaux jugemens, et au moyen duquel nous formons facilement d’autres idées subséquentes. Cela est si vrai, que nous ne pensons jamais qu’à l’aide des mots, du moins je le crois, quoique quelques personnes prétendent qu’elles sont capables de faire des réflexions et des combinaisons purement mentales ; mais je suis persuadé qu’elles se font illusion. Au moins est-il certain que la plupart des hommes n’ont pas ce pouvoir, et que non-seulement ils se servent des mots pour penser, mais encore qu’ils se les répètent à eux-mêmes souvent à voix basse, et quelquefois à haute voix, quand ils veulent fortement fixer leur attention. Alors l’idée a l’avantage de frapper le sens de l’ouïe. Quand elle est écrite, elle a l’avantage plus grand encore de frapper celui de la vue, et j’éprouve combien ce dernier effet est énergique, et combien d’en être privé nuit à la réflexion. Tout le monde peut aussi remarquer qu’il est plus aisé de juger ce qu’on lit que ce que l’on entend. L’écriture multipliée, et sur-tout l’imprimerie, est le plus grand des préservatifs contre les tempêtes si facilement excitées par l’éloquence, et sur-tout par l’éloquence populaire, indépendamment de ce qu’elle est le plus puissant moyen d’instruction et de communication, et le seul de conserver dans tous les temps le souvenir de nos actions et de nos pensées.

Les signes de nos idées sont donc bien utiles, on ne saurait trop le redire. Il ne faut cependant pas se persuader, comme on l’a avancé, qu’ils nous sont absolument nécessaires pour penser, car si nous n’avions pas eu d’idées auparavant nous n’aurions jamais créé des signes ; ni que les signes une fois créés, aillent avant ou sans les idées, car de quoi seraient-ils les signes ?

Il ne faut pas sur-tout se dissimuler qu’ils ne sont pas sans inconvéniens. Je ne dis pas seulement lorsqu’ils sont mal faits et que leur analogie ne suit pas celle des idées, et fait méconnaître leur filiation, comme il n’arrive que trop souvent ; mais c’est-là un inconvénient accidentel et que l’on pourrait éviter jusqu’à un certain point. Ils en ont un autre bien plus essentiel et dont il est impossible de se préserver complètement, c’est que représentant des idées très compliquées et très fugitives, ils n’en rappellent souvent qu’un souvenir très imparfait. Ils restent toujours les mêmes, et les idées qu’ils représentent ayant acquis ou perdu dans nos têtes plusieurs de leurs élémens, sont réellement changées sans que nous nous en apercevions. Nous raisonnons sur le même mot, nous croyons raisonner sur la même idée et il n’en est rien. Il y a plus, chacun de nous ayant appris la signification d’un mot dans des circonstances, à des occasions, par des moyens différens et toujours au hasard, il est presque impossible que chacun de nous y attache précisément et complètement le même sens. Cela est sur-tout très sensible dans les sujets délicats ou peu connus. Mais ces inconvéniens si graves, qui sont la source de toutes nos erreurs et de toutes nos disputes, viennent bien plutôt des idées mêmes que de leurs signes, et tiennent à l’imperfection de nos facultés intellectuelles. Cela nous amène à l’examen de la déduction de nos idées.