Principes logiques : Chapitre 7
Mme Ve Courcier (p. 42-48).
◄  Ch. 6
Ch. 8  ►

CHAPITRE SEPTIÈME.

Des signes de nos idées, langage naturel et nécessaire.

Nous sommes faits de manière (et peut-être en est-il de même des autres êtres sensibles) que quand nous avons une idée, si nous ne la revêtons pas promptement d’un signe sensible, elle nous échappe bientôt, et nous ne pouvons ni nous la rappeler à volonté, ni la fixer dans notre pensée de façon à la développer, à la décomposer, à en faire le sujet d’une réflexion approfondie ; ainsi les signes sensibles dont nos idées sont toutes revêtues, nous sont très nécessaires pour les élaborer, pour les combiner, pour en former différens groupes qui sont autant d’idées nouvelles, et pour nous représenter ces idées nouvelles ; par conséquent ils influent beaucoup sur les opérations de notre intelligence. C’est ce motif qui nous oblige à nous en occuper ici, mais ce n’est point celui qui les a fait imaginer.

Un être animé n’a pas plutôt découvert qu’il existe d’autres êtres sentans et voulans comme lui, qu’il sent le besoin de leur communiquer ses perceptions et ses affections, soit seulement pour le plaisir de sympathiser avec eux, soit pour déterminer leur volonté en sa faveur, ou du moins pour empêcher qu’elle ne lui nuise.

Mais une idée n’est pas une chose qui puisse passer directement et immédiatement d’un être à un autre. Elle est en soi absolument interne et intransmissible. Il faut donc pour qu’un être sensible fasse part de son idée à un autre être sensible, qu’il fasse sur ses sens une impression qui représente cette idée. Cela se peut dès qu’ils sont convenus ensemble que telle impression est le signe de telle idée ; mais pour faire cette convention, il faut déjà s’entendre, c’est-à-dire s’être communiqué des idées. Ainsi une pareille convention suppose fait ce qui est à faire. Ce ne peut donc pas être là le commencement du langage ; et nos idées n’auraient jamais eu de signes conventionnels, si elles n’en avaient pas eu auparavant de nécessaires. Heureusement elles en ont de tels, et elles les doivent à la propriété qu’a notre volonté de réagir sur nos organes et de diriger nos mouvemens.

Par cela seul que nos actions sont les effets de ce qui se passe dans notre pensée, elles en sont les signes. Quand un homme veut approcher ou éloigner de lui une chose quelconque, il étend les bras pour l’atteindre ou la repousser. Ainsi ces mouvemens prouvent que cet homme désire ou rejette la chose vers laquelle ils se dirigent. Quand ce même homme est affecté de joie, de douleur ou de crainte, il jette des cris, et des cris différens dans ces trois occasions ; ces cris montrent donc de quel sentiment il est affecté. Par conséquent ces mouvemens et ces cris sont les signes nécessaires des sentimens qui les causent ; et ils les manifestent inévitablement à l’homme qui les aperçoit, et qui éprouve que de telles choses se passent en lui quand il ressent de pareilles affections.

Ce n’est même que par ce moyen qu’un homme découvre qu’il existe d’autres êtres sentans et pensans comme lui. C’est parce qu’il voit qu’ils font les mêmes choses qu’il fait lui-même quand il a certaines pensées et certaines affections, qu’il juge qu’ils en ont de semblables. Ainsi dès qu’il connaît qu’ils sont des êtres sentans, il a des élémens de communication avec eux ; et sans convention aucune, il peut, quand il le veut, refaire pour leur manifester ce qui se passe en lui, les mêmes actions qu’il faisait pour exécuter ses volontés ou pour obéir à ses affections.

Tout cela est vrai des autres animaux comme des hommes. Aussi tous ont un langage commun, plus ou moins développé à proportion que leur organisation est plus ou moins propre à manifester leurs sentimens, et plus ou moins circonstancié à mesure que leur manière d’être est plus ou moins semblable. Tous s’entendent sur-tout avec les individus de leur espèce ; mais tous entendent jusqu’à un certain point ceux des autres espèces, et tous aussi finissent par ne pas reconnaître pour animés les êtres qui n’ont pas de moyens de leur manifester qu’ils le sont, ou dont la nature est trop étrangère à la leur. C’est encore par leurs actions que tout cela nous est prouvé.

Mais il paraît que les animaux, même les mieux organisés, n’ajoutent presque aucune convention expresse à ce langage naturel et nécessaire : ils en usent, ils ne le perfectionnent pas. L’homme, au contraire, en a fait la base de beaucoup de différens systèmes de signes si compliqués, si artificiels, si purement conventionnels, qu’il n’est plus aisé de démêler leur origine première et la gradation de leur génération. C’est cependant à quoi il faut parvenir, si l’on veut connaître les opérations successives de notre esprit, auxquelles ces systèmes de signes sont dus, et la réaction proportionnelle de ces signes sur ces mêmes opérations.