Poésies (1820)/Élégies/Les deux Bergères

PoésiesFrançois Louis (p. 101-104).


LES DEUX BERGÈRES.



DORIS.

Que fais-tu, pauvre Hélène, au bord de ce ruisseau ?

HÉLÈNE.

Je regarde ma vie, en voyant couler l’eau.
Son cours languit, Doris, il n’aime plus la rive ;
Dans nos champs qu’il arrose il roule quelque ennui :
Écoute ! il porte au bois sa musique plaintive ;
Et je voudrais au bois me plaindre comme lui.

DORIS.

De quoi te plaindrais-tu ?

HÉLÈNE.

De quoi te plaindrais-tu ? Je ne saurais le dire.
Ce ruisseau paraît calme, et pourtant il soupire.
On ne sait trop s’il fuit… s’il cherche… s’il attend…
Mais il est malheureux, puisque mon cœur l’entend !
De quoi te plaindrais-tu ?

DORIS.

Tu rêves ! son cristal est pur, vif et limpide ;
On le dirait joyeux de caresser des fleurs.

HÉLÈNE.

Pour moi, j’y reconnais une douleur timide :

Souvent dans un sourire on devine des pleurs.
Toi qui chantes toujours, tu ne peux le comprendre.
Ma voix n’a plus d’essor, et j’ai le temps d’apprendre
Qu’un chagrin se révèle en soupirant tout bas.
Si je pouvais chanter, je ne l’entendrais pas !

DORIS.

S’il parle, il dit au bois que nous sommes jolies ;
Que s’il a ralenti son cours précipité,
C’est qu’il croit voir en toi les Grâces recueillies ;
Et qu’il prend du plaisir à doubler ma beauté.
Voilà (je te dis tout}, ce qu’un berger m’assure ;
Sa parole est sincère, et, pour preuve, il le jure.

HÉLÈNE.

Il le jure !… ah ! prends garde ! et si tu veux bien voir,
Doris ! ne choisis pas un flatteur pour miroir.

DORIS.

Si tu savais son nom, tu serais bien honteuse !

HÉLÈNE.

Bergère, il est berger ; sa parole est douteuse.

DORIS.

Il m’a dit qu’au rivage il tracerait, un jour,
Pour l’orgueil du ruisseau, mon chiffre et son amour.

HÉLÈNE.

L’Amour aime à tracer les sermens sur le sable ;
Un coup de vent répond de sa fidélité ;
D’une plume légère il compose une fable ;
Ses flèches dans nos cœurs gravent la vérité.,

DORIS.

Oh ! les tristes leçons ! Du ruisseau qui les donne
Troublons les flots jaloux ; qu’ils n’affligent personne.

HÉLÈNE.

Tu peux troubler ses flots, mais non pas les tarir.
Quand les jours sont moins purs, cessent-ils de courir ?
La pierre d’un long cercle a ridé sa surface ;
Elle tombe ; l’eau roule ; et le cercle s’efface.

DORIS.

Ô ma chère compagne, en est-il des beaux jours
Comme de ce tableau ?

HÉLÈNE.

Comme de ce tableau ? C’est celui des Amours !

DORIS.

Mais par une amoureuse et touchante aventure,
Lorsque tu le crois seul, errant et malheureux,
Il trouve un filet d’eau caché sous la verdure,
Et l’emporte gaîment dans son sein amoureux.

HÉLÈNE.

Mais il arrive à peine au fond de la vallée,
Surpris par le torrent qui l’entraîne à son tour,
Il y jette en tribut son onde désolée ;
Et les ruisseaux amans s’y perdent sans retour.

DORIS.

Eh bien ! je n’irai pas jusqu’au torrent, bergère,
Donner à leur destin d’inutiles soupirs :

J’irai me regarder à la source légère
Qui se livre, naissante, au souffle des zéphyrs
Sur ses rives, de mousse et de roseaux parées,
Le soir, je conduirai mes brebis altérées.
Ainsi, dans l’eau, qui change au caprice des vents,
Tu verras tes ennuis, je verrai mes beaux ans.

HÉLÈNE.

Oh ! n’abandonne pas nos tranquilles demeures !
Laisse y couler en paix tes innocentes heures.
Ne donne ni tes pas ni tes vœux au hasard !
On se hâte ! on s’arrête ! on tremble !… il est trop tard.
Enfin (je te dis tout), apprends que, vers la source,
La terre est sans verdure, et l’été sans chaleur ;
Oh ! que le triste objet qui ralentit sa course,
Étend sur son voyage une sombre couleur !
Évite le sentier trop voisin de son onde ;
Il égare… il conduit loin ! bien loin du hameau,
Dans le creux d’une roche isolée et profonde,
Où l’eau, comme des pleurs, coule auprès d’un tombeau.
Un cœur tendre s’y cache au jour qu’il semble craindre ;
Il n’a que ce ruisseau pour l’entendre et le plaindre ;
Ce qu’il va murmurant est l’écho d’un regret…
Mais, si je l’ai trahi, garde-moi son secret !