Physionomies de saints/Sainte Perpétue et sainte Félicité

Librairie Beauchemin, Limitée (p. 102-110).

SAINTE PERPÉTUE ET SAINTE FÉLICITÉ


(Fête : 7 mars)

Saint Augustin mettait ces deux femmes au premier rang des martyrs, avec Étienne, le grand diacre de Jérusalem et Laurent, le grand diacre de Rome. D’après l’immortel docteur, leur fête attirait plus de monde, pour honorer leur mémoire, que la curiosité n’avait attiré de païens à l’amphithéâtre le jour de leur mort.

Les actes de sainte Perpétue et de sainte Félicité ont toujours été en singulière vénération dans l’Église. C’est que ces pages fortes et simples et parfaitement authentiques nous viennent de l’une de ces héroïnes.

Avant de jeter dans l’arène sanglante les condamnés aux bêtes, on leur accordait, dans la prison, quelques heures de relâche. Perpétue en profita pour écrire ce récit immortel où la sève primitive du christianisme circule si ardente, si généreuse.

Vibia Perpétue était âgée de vingt-deux ans. Issue d’une famille considérable, elle était mariée à un homme de qualité et avait un enfant de quelques mois. D’après le témoin oculaire qui a terminé le récit, le regard de Perpétue était d’une beauté singulière et, en marchant au martyre, elle tint toujours ses paupières modestement baissées, par la crainte de ce que deux beaux yeux peuvent faire, dit l’historien de sa glorieuse mort.

C’est en l’an de Jésus-Christ 203, sous le règne de l’empereur Sévère, que le proconsul Firminien fit arrêter, à Carthage : Révocat Félicité, Saturnin, Secundule et Vibia Perpétue. Tous étaient jeunes et encore simples catéchumènes. La famille de Perpétue semble avoir été chrétienne, à l’exception de son père. Fort attaché au paganisme, il aimait passionnément sa fille, et, aussitôt après son arrestation, mit tout en œuvre pour la faire apostasier. La voyant inébranlable, il s’emporta jusqu’à se jeter sur elle pour lui arracher les yeux, mais, dit la sainte, il se contenta de me maltraiter.

Les cinq catéchumènes furent d’abord enfermés dans une maison particulière. C’est là qu’ils reçurent le baptême. « Au sortir de l’eau, dit Perpétue, le Saint-Esprit m’inspira de ne demander autre chose que la patience dans les tourments ». Ses compagnons, sans doute, ne songèrent pas plus qu’elle à implorer une mort douce. Ô prières des martyrs ! ô prières sacrées, les plus généreuses, les plus nobles qui soient jamais montées de la terre au ciel !

Peu après, on conduisit les chrétiens en prison. Les prisons romaines étaient d’affreux cachots : « Je fus effrayée, dit Perpétue, car je n’avais jamais vu une obscurité pareille. Oh ! que ce jour me dura ! quelle horrible chaleur ! On y étouffait, tant on était pressé ! Ajoutez qu’il nous fallait à tout instant essuyer les insolences de nos gardes. Mais ce qui me causait le plus de peine, ajoute la jeune mère, c’est que je n’avais pas mon enfant. À force d’argent, les diacres Tertius et Pomponius obtinrent qu’on nous mît, pour quelques heures, dans un lieu où nous fussions plus au large, et là nous pûmes respirer ».

On le sait, dès que les martyrs étaient arrêtés, ils devenaient pour leurs frères des êtres sacrés. Ceux qui pouvaient les approcher baisaient avec respect leurs chaînes et il y avait des diacres chargés de les visiter et de les soulager.

La mère et le frère de Perpétue vinrent la voir et lui apportèrent son petit enfant. La sainte dit qu’il était déjà tout pâle, tout languissant. Elle consola tendrement sa mère et son frère qu’elle voyait fort affligés à son sujet et leur recommanda instamment son fils. La martyre héroïque était aussi la plus tendre, la plus passionnée des mères ; elle obtint de garder quelque temps son enfant et la joie de l’avoir, de lui donner ses soins, lui fit trouver la prison agréable. Qui, parmi nous, n’a parfois laissé errer ses pensées à travers ces prisons affreuses où les martyrs languissaient parfois si longtemps, attendant le ciel qu’ils voyaient ouvert devant eux ? Aucune crainte ne troublait la joie de leur espérance excepté la crainte d’être mis en liberté. Les compagnons de Perpétue n’étaient pas sans en souffrir parfois et, dans leur inquiétude, ils pressaient la sainte d’obtenir de Dieu qu’il lui fit connaître, par quelque signe, s’ils auraient la gloire de mourir pour la foi.

Perpétue se mit en prière, conjurant le Seigneur de lui envoyer une vision et voici celle qu’elle eut : « Je vis, dit-elle, une échelle d’or d’une prodigieuse hauteur qui touchait de la terre au ciel, mais si étroite qu’il n’y pouvait monter qu’une personne à la fois. Les deux côtés étaient hérissés d’épées, de lances, de crocs, de couteaux, en sorte que quiconque y serait monté négligemment, et sans regarder toujours en haut, ne pouvait manquer d’être déchiré par tous ces instruments. Au pied de l’échelle était un dragon d’une effroyable grandeur, qui paraissait toujours prêt à s’élancer sur ceux qui se présentaient pour monter. Le premier qui monta fut Salure, qui n’était point avec nous, lorsque nous fûmes arrêtés, mais qui depuis se livra volontairement aux persécuteurs, à cause de nous. Quand il fut arrivé au haut de l’échelle, il se tourna vers moi et me dit :

— Perpétue, je vous attends, mais prenez garde que le dragon ne vous morde. Je lui répondis :

— Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il ne me fera point de mal.

« Alors, comme s’il eût eu peur de moi, il leva doucement sa tête de dessous l’échelle, et moi, m’étant mise en devoir de monter, elle me servit de premier échelon. Parvenue au haut de l’échelle, je me trouvai dans un jardin spacieux au milieu duquel j’aperçus un homme habillé en berger environné d’une multitude innombrable de personnes vêtues de blanc. Il m’appela par mon nom et me dit : Ma fille, soyez la bienvenue ».

La jeune femme raconta son songe à ses compagnons. Ils en conclurent qu’ils souffriraient le martyre, et, ravis de joie, ne virent plus dans l’horrible cachot que le vestibule du ciel. La pensée du bonheur infini qui les attendait leur rendait chères et douces leurs souffrances.

Sature, qui avait instruit les martyrs et s’était dénoncé lui-même afin de partager leur sort, eut une vision qui lui donna un avant-goût du paradis.

Mais avant de voir le céleste songe se réaliser, lui et ses compagnons devaient gravir la voie douloureuse et sanglante.

Le bruit ayant couru que les prisonniers allaient être interrogés, Perpétue vit arriver son père que le chagrin consumait :

« — Ma fille, lui dit-il, ayez pitié de la vieillesse de votre père. S’il vous reste encore quelque souvenir des soins si tendres et si particuliers que j’ai pris de votre éducation ; s’il est vrai que l’extrême amour que j’ai eu pour vous a fait que je vous ai préférée à tous vos frères, ne soyez pas cause que je devienne l’opprobre de toute une ville. Que la vue de vos frères vous touche, jetez les yeux sur votre mère, sur la mère de votre mari, sur votre enfant qui ne pourra vivre si vous mourez ; quittez cette fierté ; ne nous exposez pas tous à une honte insupportable. Qui de nous osera se montrer, si vous finissez vos jours par la main du bourreau ? Sauvez-vous pour ne pas nous perdre tous.

« En parlant ainsi, dit la sainte, il me baisait les mains ; puis, se jetant à mes pieds, il m’appelait Madame (Domina) en pleurant. Il s’arrachait la barbe, se jetait contre terre, y demeurait couché sur le visage, poussant des cris et maudissant le jour où il était né. Il regrettait d’avoir tant vécu, appelait sa vieillesse infortunée ; en un mot, il disait des choses si tristes et se servait de termes si touchants qu’il tirait des larmes à tous ceux qui l’entendaient ».

À Carthage, la nouvelle s’était répandue que les chrétiens allaient être interrogés. Aussi en arrivant à la salle d’audience, ils la trouvèrent remplie d’un monde infini. On les fit monter sur une sorte d’estrade, où le juge avait son tribunal. Comme Perpétue se préparait à répondre elle vit paraître son père qui portait son enfant. S’éloignant un peu du tribunal, il la supplia encore de la manière la plus touchante. Hilarien qui remplaçait le proconsul, mort depuis peu, joignit ses instances à celles de ce malheureux père :

« — Quoi, » dit-il à la sainte, « les cheveux blancs de votre père et l’innocence de cet enfant qui va devenir orphelin vous trouveront insensible. Sacrifiez seulement à la santé des empereurs.

— Je ne sacrifierai point, dit fermement Perpétue.

— Vous êtes donc chrétienne ?

— Oui, je suis chrétienne ».

Tous confessèrent hautement Jésus-Christ.

Hilarien fit cruellement flageller les hommes et battre au visage les deux jeunes femmes. Puis, il les condamna tous à être exposés aux bêtes et à servir de spectacle au peuple le jour de la fête de Gitar, nouvellement élevé à la dignité de César.

Les martyrs quittèrent la salle remplis de joie. On les transféra à la prison du camp où ils furent tous mis à la chaîne et aux ceps.

La veille du jour des spectacles, on leur donna, suivant l’usage, le souper libre. Ce repas se prenait en public et la curiosité y attirait toujours un grand nombre de païens.

Salure leur reprocha cette curiosité brutale : Quoi ! leur dit-il, le jour de demain ne vous suffira-t-il pas pour nous contempler à votre aise ? Aujourd’hui vous faites semblant d’avoir pitié de nous et demain vous battrez des mains à notre mort ! Regardez bien nos visages afin de nous reconnaître en ce jour terrible où tous les hommes seront jugés. Ces paroles furent dites avec tant d’assurance que plusieurs se retirèrent saisis de crainte ; d’autres interrogèrent ceux qui allaient mourir et, touchés de leurs réponses, crurent en Jésus-Christ.

Cependant une grande tristesse assombrissait pour les martyrs l’approche du triomphe. Félicité allait être mère ; la loi défendant de l’exécuter avant sa délivrance, elle se voyait condamnée à languir encore un peu, seule sur la terre. Son affliction était vivement partagée par les autres martyrs. Ils avaient souffert ensemble, ils voulaient arriver ensemble au ciel. Ils se mirent donc tous en prières. À peine leur prière était-elle finie, que les douleurs prirent la sainte. La violence du mal lui arrachant de temps en temps quelques cris, l’un des gardes lui dit :

« — Quoi ! tu te plains ! tu gémis ! que feras-tu donc quand tu seras livrée aux bêtes !

— C’est moi qui souffre maintenant ce que je souffre, répondit-elle, mais là, il y en aura un en moi qui souffrira pour moi, parce que je souffrirai pour Lui ».

Elle remit son enfant à une femme chrétienne et, dans sa foi, trouva la force de marcher avec les autres au martyre.

Lorsqu’ils furent à la porte de l’amphithéâtre, on voulut, selon la coutume, faire prendre aux hommes le manteau rouge des prêtres de Saturne, aux femmes les bandelettes des prêtresses de Cérès.

Les martyrs refusèrent ces livrées de l’idolâtrie. Une joie céleste illuminait leurs visages, cette joie éclatait dans leurs paroles, dans leurs gestes, dans tout leur extérieur. Perpétue qui marchait la dernière chantait.

Sur tous les degrés de l’amphithéâtre, la foule se pressait curieuse et cruelle. Saturnin, Révocat et Sature ne craignirent pas de menacer de la colère de Dieu ce peuple sanguinaire. Le peuple, irrité de leur hardiesse, demanda que les bestiarii passassent par les fouets[1]

Les confesseurs de la foi se réjouirent d’être traités comme l’avait été Jésus-Christ et attendirent paisiblement qu’on lâchât les bêtes.

Saturnin et Révocat furent d’abord attaqués par un léopard, puis par un ours furieux qui les déchira horriblement.

Salure fut exposé à un sanglier, puis à un ours, mais ces animaux ne lui firent aucun mal. On le rappela pour le ramener bientôt dans l’arène. Sous le portique, il rencontra le geôlier Pudens qui avait eu pour lui et pour ses compagnons toute sorte de bontés. En s’entretenant avec ses frères de la mort qui les attendait, Sature avait souvent exprimé, devant Pudens, sa crainte des ours et son désir qu’un léopard lui ôtât la vie d’un seul coup de dent.

« Vous le voyez, dit-il au geôlier, mes désirs ont été exaucés. Ces bêtes ne m’ont point fait de mal. Croyez donc fermement en Jésus-Christ. Je retourne dans l’amphithéâtre où un léopard m’ôtera la vie d’un coup de dent ».

En effet, un léopard se jeta sur lui et d’un coup de dent lui fit une blessure si profonde que son corps fut aussitôt couvert de sang : « Le voilà baptisé pour la seconde fois, s’écria le peuple battant des mains ». Le martyr, en tombant, aperçut Pudens qui avait voulu voir si la prédiction se vérifierait :

« — Adieu, cher ami, lui dit-il. Souvenez-vous de ma foi ; que mes souffrances, loin de vous troubler, vous fortifient.

Il lui demanda ensuite l’anneau qu’il avait à son doigt, puis l’ayant trempé dans son sang, il le lui rendit, en disant :

« — Portez-le pour l’amour de moi et que le sang dont il est rougi vous fasse souvenir du sang que je répands pour Jésus-Christ ».

Pendant ce temps, les venatores enlevaient à Félicité et à Perpétue leurs vêtements et les enfermaient dans un filet pour les exposer à une vache sauvage et furieuse. Mais, à cette vue, un murmure d’horreur et de pitié courut dans la foule. Pour ne pas mécontenter le peuple, on retira les deux jeunes femmes et on les couvrit d’habits flottants.

La vache se jeta d’abord sur Perpétue ; elle l’éleva en l’air, la laissa retomber et se rua ensuite sur Félicité.

Perpétue, qui s’aperçut que ses vêtements étaient déchirés, les arrangea promptement, elle renoua ses cheveux qui s’étaient détachés, puis courut à sa compagne qui restait étendue sur le sable, car la vache l’avait fort maltraitée. Elle lui donna la main pour l’aider à se relever et toutes deux attendaient une nouvelle attaque, mais le peuple ne voulut pas qu’on les exposât de nouveau et on les conduisit à la porte Sanevivaria. Alors, Perpétue s’éveillant comme d’un profond sommeil se mit à regarder autour d’elle, demandant quand on les exposerait à la vache furieuse. Il fallut lui montrer ses habits déchirés et ses blessures pour la convaincre qu’elle avait été livrée aux bêtes.

« Eh ! où était-elle donc ! s’écrie saint Augustin, où était-elle, lorsqu’elle était attaquée et déchirée par une bête furieuse, sans en ressentir les coups, et lorsqu’après un si rude combat, elle demandait quand il devait commencer ? Que voyait-elle, pour ne point voir ce que tout le monde voyait ? Que sentait-elle, pour ne point sentir une douleur si violente ? Par quel amour, par quelle extase, par quel breuvage était-elle ainsi transportée hors d’elle-même et comme divinement enivrée » ?

On se disposait à égorger les martyrs dans le Spoliarium[2] où Sature avait été transporté, mais le peuple demanda qu’ils fussent tous égorgés au milieu de l’amphithéâtre. Ils s’y traînèrent d’eux-mêmes et, après s’être fraternellement embrassés, reçurent le coup de la mort sans faire un mouvement, sans laisser échapper une plainte.

Sature, que Perpétue avait vu monter le premier dans l’échelle d’or, fut immolé le premier.


Le premier temple élevé sur la terre d’Afrique, après la conquête de l’Algérie, en 1830, a été consacré à sainte Perpétue et à sainte Félicité. Aujourd’hui encore, leur fête est l’une des plus belles, des plus solennelles qui se célèbrent à Carthage. Chaque année, ce jour-là, le peuple va en procession aux ruines de l’amphithéâtre où, il y a dix-sept siècles, les deux saintes moururent pour la foi.



  1. Pro ordine venatores disent les actes. On appelait venatores ceux qui étaient armés pour combattre les bêtes. Ils se rangeaient sur deux lignes, ayant un fouet à la main. et à mesure que les bestiarii, ou personnes condamnées aux bêtes passaient, au milieu d’eux, ils leur en déchargeaient chacun un coup.
  2. Lieu où les confecteurs achevaient ceux qui n’avaient pas succombé dans le combat.