Physionomies de saints/Sainte Agnès

Librairie Beauchemin, Limitée (p. 97-101).

SAINTE AGNÈS

(21 janvier)

« As-tu senti le goût des éternelles amours » ?

Parmi les fronts auréolés, il n’en est pas de plus resplendissant, il n’en est pas de plus doux. Parmi les bien-aimées du Christ aucune n’a effleuré la terre d’un pied plus léger, plus rapide. Amante idéale, Agnès n’est apparue que pour aimer, que pour mourir.

C’était à l’époque glorieuse et terrible des grandes persécutions. Maîtresse du monde entier, la vieille Rome travaillait à éteindre, dans le sang, le feu apporté par le Christ à la terre. Elle y travaillait depuis trois cents ans, mais le feu inextinguible gagnait toujours. Tout ce qui brille s’effaçait devant ce feu mystérieux : il faisait pâlir tous les amours et donnait aux jeunes filles la force de mépriser les délices de la vie pour voler aux tourments et à la mort.

Agnès appartenait à une opulente et noble famille. Sa beauté était ravissante. Le fils du préfet de Rome s’en éprit. Il offrit à la jeune fille des bijoux splendides et la supplia de l’accepter pour époux.

« Un autre possède mon cœur et ma foi, répondit-elle, repoussant les cadeaux. Ne te flatte pas de la pensée d’être jamais son rival ».

Et, ravie en extase, au souvenir de son Bien-Aimé, elle se mit à louer ses perfections, à protester qu’elle l’aimait plus que son âme, plus que sa vie, et qu’elle serait trop heureuse de mourir pour lui.

Le Romain l’écoutait sans comprendre. Il la crut affolée de quelque autre grand seigneur. La jalousie s’empara de lui, une jalousie si sombre, si violente qu’il en tomba malade.

Le préfet, touché de la douleur de son fils, se rendit auprès d’Agnès et la pressa de revenir sur sa décision.

« Je suis le préfet de Rome, dit-il, devant moi on porte les faisceaux. Si illustre que soit l’origine de ton fiancé, il doit céder à mon fils ».

Le père essuya les mêmes refus que son fils et fut témoin des mêmes extases. Fort étonné, il voulut savoir le nom de celui qui inspirait un amour si extraordinaire.

« Seigneur, dit au gouverneur l’un de ceux qui l’accompagnaient, soyez-en sûr, cette jeune fille est chrétienne. C’est le Crucifié qui l’a ensorcelée ».

Le préfet s’éloigna content d’avoir un moyen de se venger, et dès le lendemain, fit comparaître Agnès devant lui.

« — Jeune fille, lui dit-il, les chrétiens, par leurs maléfices, ont troublé ta raison encore faible… ils ont égaré ton cœur. Je veux t’arracher à cette misérable superstition indigne de ta naissance. Je vais te faire conduire auprès de la bonne déesse. Si tu persistes dans ton désir de garder ta virginité, tu lui offriras des sacrifices et tu veilleras à la garde du feu sacré avec les vestales, gloire de la ville de Rome.

— Préfet, répondit noblement la jeune Romaine, si j’ai refusé votre fils, homme vivant, capable de penser, de sentir, de marcher, de parler, de jouir comme moi de la lumière du soleil ; si, pour l’amour du Christ, je n’ai pas voulu lui accorder un regard, ce n’est point pour aller courber ma tête devant des idoles sans âme, sans vie, devant de froides et impuissantes pierres.

Le juge ne pouvait comprendre qu’on préférât les promesses de la foi aux plus séduisantes réalités, mais il sentait que pour Agnès la vie n’était rien. Aussi ne la menaça-t-il pas de la mort. Mais à cette noble enfant, rayonnante de beauté et d’innocence, il eut la lâcheté de dire :

» — Si tu ne sacrifies à nos dieux, je te ferai traîner aux lieux infâmes ; là, au déshonneur de tes ancêtres et au tien, tu seras abandonnée à tous les outrages. Aie donc pitié de toi-même, sacrifie à Vesta ou…

— Ne vous échauffez pas davantage, ô préfet, répondit tranquillement Agnès. Je ne sacrifierai pas à vos dieux. Je suis entre vos mains, mais je me confie au Christ, à qui je suis consacrée… Vous ne connaissez pas sa puissance… Il saura me défendre et je ne serai point profanée ».

Pour toute réponse, l’odieux préfet ordonna de lui enlever ses vêtements.

Il se trouva des exécuteurs de cet ordre, mais — ô prodige !… à mesure que ces indignes mains arrachaient à la jeune fille ses habits, ses cheveux croissaient, s’abaissaient, se répandaient autour d’elle en flots pressés, épais, magnifiques, et mieux qu’aucun vêtement dérobaient son beau corps à tous les regards.

Conduite aux lieux infâmes, elle y trouva un ange qui l’y attendait pour la protéger. Lorsqu’elle entra dans la chambre préparée comme un tombeau à son innocence, la sainte enfant disparut dans une éblouissante clarté. Un vêtement blanc lui fut apporté du ciel et, paisible, comme dans un temple sacré, elle se mit en prières.

Le fils du préfet ayant osé l’approcher fut renversé raide mort par l’ange. Mais, touchée de la douleur de son père, la sainte le ressuscita et le jeune homme, sortant de la maison, se mit à parcourir la ville de Rome, criant : « Il n’est point d’autre Dieu au ciel et sur la terre que le Dieu des chrétiens ».

Témoin de tant de merveilles, le préfet eut bien voulu sauver la vie d’Agnès, mais le peuple soulevé par les prêtres des idoles demandait sa mort à grands cris. Il n’osa braver la fureur populaire et se retira lâchement, chargeant son lieutenant de la cause.

Celui-ci condamna l’héroïque enfant à être brûlée vive.

Un grand feu fut donc allumé et on la lança dedans.

Mais les flammes se divisant, s’enflèrent comme des voiles autour de la vierge sacrée, et, la laissant au milieu sans la toucher, tournèrent leur furie contre les idolâtres dont plusieurs furent réduits en cendres.

Cependant, les bras étendus, les yeux au ciel, la bienheureuse Agnès priait au milieu du foyer brûlant, disant à haute voix :

« C’est vous que j’invoque, vous qui êtes tout puissant, adorable, parfait, Dieu terrible, ô mon Père. C’est par votre très saint Fils que j’ai échappé aux menaces d’un tyran sacrilège. Et maintenant, voilà que vous arrêtez pour moi l’ardeur du feu, me rendant sa flamme douce et sa chaleur suave. Permettez que sur les ailes même de ce feu, je m’élève vers vous ».

Ses bras s’affaissèrent, son visage devint resplendissant, elle tomba dans ses extases accoutumées.

Celui qui avait ravi son cœur se montrait à elle pour la dernière fois sur la terre, il lui apparaissait avec cette beauté qui ravit le ciel et, dans un divin transport, elle s’écria : « Ce que j’ai cru je le vois, ce que j’ai espéré je le tiens, ce que j’ai aimé je l’embrasse : que mon cœur, ma langue, mes entrailles vous louent, vous glorifient, ô mon Dieu ».

Et comme une pluie céleste, sa prière éteignit le feu tout entier, n’en laissant aucune trace.

Plusieurs des spectateurs pleuraient. Le juge, confus, ordonna à l’un des confecteurs d’enfoncer son épée dans la gorge de la jeune fille. Le glaive à la main, celui-ci tremblait, il n’osait frapper. Mais elle, souriant et le regardant avec douceur, semblait lui dire : « Ne crains pas… Frappe… Je ne te repousse pas toi… tu es un amant qui me plaît… Périsse ce corps qui peut être aimé des hommes dont je ne veux pas être regardée ».

Cette horreur de l’admiration la suivit jusque dans la mort : quand elle tomba, frappée du glaive, sa main, dit saint Ambroise, voilait encore son visage.

Si parmi nous, il est des funérailles qui exhalent une odeur de vie, quels parfums d’immortalité ne devait-on pas respirer aux funérailles des martyrs ?

Celles d’Agnès furent une fête pour tous les fidèles de Rome.

Les parents de la jeune martyre étaient chrétiens, ils bénissaient Dieu, mais, retenus par un sentiment naturel, ne pouvaient s’éloigner du tombeau de leur fille. Huit jours après sa mort, comme ils y étaient en prière, elle leur apparut triomphante, glorieuse, avec un agneau plus blanc que la neige à son côté : « Mes chers parents, leur dit-elle tendrement, ne me pleurez plus comme morte, mais réjouissez-vous avec moi et me félicitez, parce que j’habite les demeures lumineuses et que je possède dans le ciel Celui que, sur la terre, j’ai aimé de toute l’ardeur de mon âme ».

L’Église fait mémoire de cette apparition par une fête particulière.

Les plus grands docteurs ont célébré sainte Agnès avec enthousiasme. Elle est l’une des martyres dont l’Église fait toujours mémoire au saint sacrifice, l’une des rayonnantes figures qu’elle évoque partout, autour de ses autels.

« Jetez les yeux sur nous, ô Agnès, et secourez-nous. L’amour du Christ languit dans nos cœurs. Amollis par la recherche continuelle de nos aises, par une folle dépense de ce que nous appelons sensibilité, nous n’avons plus de courage en face des devoirs. N’est-il pas vrai de dire que la sainteté n’est plus comprise ? Elle étonne, elle scandalise, nous la jugeons imprudente et exagérée. Et cependant, ô vierge du Christ, vous êtes là devant nous avec vos renoncements, avec vos ardeurs célestes, avec votre soif de la souffrance qui mène à Jésus. Priez pour nous, indignes ; élevez-nous au sentiment d’un amour généreux, agissant, d’un amour qui connaisse la jalousie à l’encontre de ce qui n’est pas Dieu. Épurez cette religion tiède et contente d’elle-même qui est venue prendre la place de la piété des anciens jours ».[1]

  1. Dom Guéranger.