Philosophie zoologique (1809)/Première Partie/Troisième Chapitre

Première Partie, Troisième Chapitre
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CHAPITRE III.


De l’Espèce parmi les Corps vivans, et de l’idée que nous devons attacher à ce mot.


CE n’est pas un objet futile que de déterminer positivement l’idée que nous devons nous former de ce que l’on nomme des espèces parmi les corps vivans, et que de rechercher s’il est vrai que les espèces ont une constance absolue, sont aussi anciennes que la nature, et ont toutes existé originairement telles que nous les observons aujourd’hui ; ou si, assujetties aux changemens de circonstances qui ont pu avoir lieu à leur égard, quoiqu’avec une extrême lenteur, elles n’ont pas changé de caractère et de forme par la suite des temps.

L’éclaircissement de cette question n’intéresse pas seulement nos connoissances zoologiques et botaniques, mais il est en outre essentiel pour l’histoire du globe.

Je ferai voir dans l’un des chapitres qui suivent, que chaque espèce a reçu de l’influence des circonstances dans lesquelles elle s’est, pendant long-temps, rencontrée, les habitudes que nous lui connoissons, et que ces habitudes ont elles-mêmes exercé des influences sur les parties de chaque individu de l’espèce, au point qu’elles ont modifié ces parties, et les ont mises en rapport avec les habitudes contractées. Voyons d’abord l’idée que l’on s’est formée de ce que l’on nomme espèce.

On a appelé espèce, toute collection d’individus semblables qui furent produits par d’autres individus pareils à eux.

Cette définition est exacte ; car tout individu jouissant de la vie, ressemble toujours, à très-peu près, à celui ou à ceux dont il provient. Mais on ajoute à cette définition, la supposition que les individus qui composent une espèce ne varient jamais dans leur caractère spécifique, et que conséquemment l’espèce a une constance absolue dans la nature.

C’est uniquement cette supposition que je me propose de combattre, parce que des preuves évidentes obtenues par l’observation, constatent qu’elle n’est pas fondée.

La supposition presque généralement admise, que les corps vivans constituent des espèces constamment distinctes par des caractères invariables, et que l’existence de ces espèces est aussi ancienne que celle de la nature même, fut établie dans un temps où l’on n’avoit pas suffisamment observé, et où les sciences naturelles étoient encore à peu près nulles. Elle est tous les jours démentie aux yeux de ceux qui ont beaucoup vu, qui ont long-temps suivi la nature, et qui ont consulté avec fruit les grandes et riches collections de nos Muséum.

Aussi, tous ceux qui se sont fortement occupés de l’étude de l’histoire naturelle savent que maintenant les naturalistes sont extrêmement embarrassés pour déterminer les objets qu’ils doivent regarder comme des espèces. En effet, ne sachant pas que les espèces n’ont réellement qu’une constance relative à la durée des circonstances dans lesquelles se sont trouvés tous les individus qui les représentent, et que certains de ces individus ayant varié, constituent des races qui se nuancent avec ceux de quelqu’autre espèce voisine, les naturalistes se décident arbitrairement, en donnant, les uns, comme variétés, les autres, comme espèces, des individus observés en différens pays et dans diverses situations. Il en résulte que la partie du travail qui concerne la détermination des espèces, devient de jour en jour plus défectueuse, c’est-à-dire, plus embarrassée et plus confuse.

À la vérité, on a remarqué, depuis long-temps, qu’il existe des collections d’individus qui se ressemblent tellement par leur organisation, ainsi que par l’ensemble de leurs parties, et qui se conservent dans le même état, de générations en générations, depuis qu’on les connoît, qu’on s’est cru autorisé à regarder ces collections d’individus semblables comme constituant autant d’espèces invariables.

Or, n’ayant pas fait attention que les individus d’une espèce doivent se perpétuer sans varier, tant que les circonstances qui influent sur leur manière d’être ne varient pas essentiellement, et les préventions existantes s’accordant avec ces régénérations successives d’individus semblables, on a supposé que chaque espèce étoit invariable et aussi ancienne que la nature, et qu’elle avoit eu sa création particulière de la part de l’Auteur suprême de tout ce qui existe.

Sans doute, rien n’existe que par la volonté du sublime Auteur de toutes choses. Mais pouvons-nous lui assigner des règles dans l’exécution de sa volonté, et fixer le mode qu’il a suivi à cet égard ? Sa puissance infinie n’a-t-elle pu créer un ordre de choses qui donnât successivement l’existence à tout ce que nous voyons, comme à tout ce qui existe et que nous ne connoissons pas ?

Assurément, quelle qu’ait été sa volonté, l’immensité de sa puissance est toujours la même ; et de quelque manière que se soit exécutée cette volonté suprême, rien n’en peut diminuer la grandeur.

Respectant donc les décrets de cette sagesse infinie, je me renferme dans les bornes d’un simple observateur de la nature. Alors, si je parviens à démêler quelque chose dans la marche qu’elle a suivie pour opérer ses productions, je dirai, sans crainte de me tromper, qu’il a plu à son Auteur qu’elle ait cette faculté et cette puissance.

L’idée qu’on s’étoit formée de l’espèce parmi les corps vivans étoit assez simple, facile à saisir, et sembloit confirmée par la constance dans la forme semblable des individus que la reproduction ou la génération perpétuoit : telles se trouvent encore pour nous un très-grand nombre de ces espèces prétendues que nous voyons tous les jours.

Cependant, plus nous avançons dans la connoissance des différens corps organisés, dont presque toutes les parties de la surface du globe sont couvertes, plus notre embarras s’accroît pour déterminer ce qui doit être regardé comme espèce, et à plus forte raison pour limiter et distinguer les genres.

À mesure qu’on recueille les productions de la nature, à mesure que nos collections s’enrichissent, nous voyons presque tous les vides se remplir, et nos lignes de séparation s’effacer. Nous nous trouvons réduits à une détermination arbitraire, qui tantôt nous porte à saisir les moindres différences des variétés pour en former le caractère de ce que nous appelons espèce, et tantôt nous fait déclarer variété de telle espèce des individus un peu différens, que d’autres regardent comme constituant une espèce particulière.

Je le répète, plus nos collections s’enrichissent, plus nous rencontrons des preuves que tout est plus ou moins nuancé, que les différences remarquables s’évanouissent, et que le plus souvent la nature ne laisse à notre disposition pour établir des distinctions, que des particularités minutieuses et, en quelque sorte, puériles.

Que de genres, parmi les animaux et les végétaux, sont d’une étendue telle, par la quantité d’espèces qu’on y rapporte, que l’étude et la détermination de ces espèces y sont maintenant presque impraticables ! Les espèces de ces genres, rangées en séries et rapprochées d’après la considération de leurs rapports naturels, présentent, avec celles qui les avoisinent, des différences si légères, qu’elles se nuancent, et que ces espèces se confondent, en quelque sorte, les unes avec les autres, ne laissant presque aucun moyen de fixer, par l’expression, les petites différences qui les distinguent.

Il n’y a que ceux qui se sont long-temps et fortement occupés de la détermination des espèces, et qui ont consulté de riches collections, qui peuvent savoir jusqu’à quel point les espèces, parmi les corps vivans, se fondent les unes dans les autres, et qui ont pu se convaincre que, dans les parties où nous voyons des espèces isolées, cela n’est ainsi que parce qu’il nous en manque d’autres qui en sont plus voisines, et que nous n’avons pas encore recueillies.

Je ne veux pas dire pour cela que les animaux qui existent forment une série très-simple, et partout également nuancée ; mais je dis qu’ils forment une série rameuse, irrégulièrement graduée, et qui n’a point de discontinuité dans ses parties, ou qui, du moins, n’en a pas toujours eu, s’il est vrai que, par suite de quelques espèces perdues, il s’en trouve quelque part. Il en résulte que les espèces qui terminent chaque rameau de la série générale, tiennent, au moins d’un côté, à d’autres espèces voisines qui se nuancent avec elles. Voilà ce que l’état bien connu des choses me met maintenant à portée de démontrer.

Je n’ai besoin d’aucune hypothèse, ni d’aucune supposition pour cela : j’en atteste tous les naturalistes observateurs.

Non-seulement beaucoup de genres, mais des ordres entiers, et quelquefois des classes mêmes, nous présentent déjà des portions presque complètes de l’état de choses que je viens d’indiquer.

Or, lorsque, dans ces cas, l’on a rangé les espèces en séries, et qu’elles sont toutes bien placées suivant leurs rapports naturels, si vous en choisissez une, et qu’ensuite, faisant un saut par-dessus plusieurs autres, vous en prenez une autre un peu éloignée, ces deux espèces, mises en comparaison, vous offriront alors de grandes dissemblances entre elles. C’est ainsi que nous avons commencé à voir les productions de la nature qui se sont trouvées le plus à notre portée. Alors les distinctions génériques et spécifiques étoient très-faciles à établir. Mais maintenant que nos collections sont fort riches, si vous suivez la série que je citois tout à l’heure depuis l’espèce que vous avez choisie d’abord, jusqu’à celle que vous avez prise en second lieu, et qui est très-différente de la première, vous y arrivez de nuance en nuance, sans avoir remarqué des distinctions dignes d’être notées.

Je le demande : quel est le zoologiste ou le botaniste expérimenté, qui n’est pas pénétré du fondement de ce que je viens d’exposer ?

Comment étudier maintenant, ou pouvoir déterminer d’une manière solide les espèces, parmi cette multitude de polypes de tous les ordres, de radiaires, de vers, et surtout d’insectes, où les seuls genres papillon, phalène, noctuelle, teigne, mouche, ichneumon, charanson, capricorne, scarabé, cétoine, etc., etc., offrent déjà tant d’espèces qui s’avoisinent, se nuancent, se confondent presque les unes avec les autres ?

Quelle foule de coquillages les mollusques ne nous présentent-ils pas de tous les pays et de toutes les mers, qui éludent nos moyens de distinction, et épuisent nos ressources à cet égard !

Remontez jusqu’aux poissons, aux reptiles, aux oiseaux, aux mammifères mêmes, vous verrez, sauf les lacunes qui sont encore à remplir, partout des nuances qui lient entre elles les espèces voisines, les genres mêmes, et ne laissent presque plus de prise à notre industrie pour établir de bonnes distinctions.

La botanique, qui considère l’autre série que composent les végétaux, n’offre-t-elle pas, dans ses diverses parties, un état de choses parfaitement semblable ?

En effet, quelles difficultés n’éprouve-t-on pas maintenant dans l’étude et la détermination des espèces, dans les genres lichen, fucus, carex, poa, piper, euphorbia, erica, hieracium, solanum, geranium, mimosa, etc., etc. ?

Lorsqu’on a formé ces genres, on n’en connoissoit qu’un petit nombre d’espèces, et alors il étoit facile de les distinguer ; mais à présent que presque tous les vides sont remplis entre elles, nos différences spécifiques sont nécessairement minutieuses et le plus souvent insuffisantes.

À cet état de choses bien constaté, voyons quelles sont les causes qui peuvent y avoir donné lieu ; voyons si la nature possède des moyens pour cela, et si l’observation a pu nous éclairer à cet égard.

Quantité de faits nous apprennent qu’à mesure que les individus d’une de nos espèces changent de situation, de climat, de manière d’être ou d’habitude, ils en reçoivent des influences qui changent peu à peu la consistance et les proportions de leurs parties, leur forme, leurs facultés, leur organisation même ; en sorte que tout en eux participe, avec le temps, aux mutations qu’ils ont éprouvées.

Dans le même climat, des situations et des expositions très-différentes, font d’abord simplement varier les individus qui s’y trouvent exposés ; mais, par la suite des temps, la continuelle différence des situations des individus dont je parle, qui vivent et se reproduisent successivement dans les mêmes circonstances, amène en eux des différences qui deviennent, en quelque sorte, essentielles à leur être ; de manière qu’à la suite de beaucoup de générations qui se sont succédées les unes aux autres, ces individus, qui appartenoient originairement à une autre espèce, se trouvent à la fin transformés en une espèce nouvelle, distincte de l’autre.

Par exemple, que les graines d’une graminée, ou de toute autre plante naturelle à une prairie humide, soient transportées, par une circonstance quelconque, d’abord sur le penchant d’une colline voisine, où le sol, quoique plus élevé, sera encore assez frais pour permettre à la plante d’y conserver son existence, et qu’ensuite, après y avoir vécu, et s’y être bien des fois régénérée, elle atteigne, de proche en proche, le sol sec et presque aride d’une côte montagneuse ; si la plante réussit à y subsister, et s’y perpétue pendant une suite de générations, elle sera alors tellement changée, que les botanistes qui l’y rencontreront en constitueront une espèce particulière.

La même chose arrive aux animaux que des circonstances ont forcés de changer de climat, de manière de vivre et d’habitudes : mais, pour ceux-ci, les influences des causes que je viens de citer exigent plus de temps encore qu’à l’égard des plantes, pour opérer des changemens notables sur les individus.

L’idée d’embrasser, sous le nom d’espèce, une collection d’individus semblables, qui se perpétuent les mêmes par la génération, et qui ont ainsi existé les mêmes aussi anciennement que la nature, emportoit la nécessité que les individus d’une même espèce ne pussent point s’allier, dans leurs actes de génération, avec des individus d’une espèce différente.

Malheureusement, l’observation a prouvé, et prouve encore tous les jours, que cette considération n’est nullement fondée ; car les hybrides, très-communes parmi les végétaux, et les accouplemens qu’on remarque souvent entre des individus d’espèces fort différentes parmi les animaux, ont fait voir que les limites entre ces espèces prétendues constantes, n’étoient pas aussi solides qu’on l’a imaginé.

À la vérité, souvent il ne résulte rien de ces singuliers accouplemens, surtout lorsqu’ils sont très-disparates, et alors les individus qui en proviennent sont, en général, inféconds : mais aussi, lorsque les disparates sont moins grandes, on sait que les défauts dont il s’agit n’ont plus lieu. Or, ce moyen seul suffit pour créer de proche en proche des variétés qui deviennent ensuite des races, et qui, avec le temps, constituent ce que nous nommons des espèces.

Pour juger si l’idée qu’on s’est formée de l’espèce a quelque fondement réel, revenons aux considérations que j’ai déjà exposées ; elles nous font voir :

1.o Que tous les corps organisés de notre globe sont de véritables productions de la nature, qu’elle a successivement exécutées à la suite de beaucoup de temps ;

2.o Que, dans sa marche, la nature a commencé, et recommence encore tous les jours, par former les corps organisés les plus simples, et qu’elle ne forme directement que ceux-là, c’est-à-dire, que ces premières ébauches de l’organisation, qu’on a désignées par l’expression de générations spontanées ;

3.o Que les premières ébauches de l’animal et du végétal étant formées dans les lieux et les circonstances convenables, les facultés d’une vie commençante et d’un mouvement organique établi, ont nécessairement développé peu à peu les organes, et qu’avec le temps elles les ont diversifiés ainsi que les parties ;

4.o Que la faculté d’accroissement dans chaque portion du corps organisé étant inhérente aux premiers effets de la vie, elle a donné lieu aux différens modes de multiplication et de régénération des individus ; et que par-là les progrès acquis dans la composition de l’organisation et dans la forme et la diversité des parties, ont été conservés ; 5o. Qu’à l’aide d’un temps suffisant, des circonstances qui ont été nécessairement favorables, des changemens que tous les points de la surface du globe ont successivement subis dans leur état, en un mot, du pouvoir qu’ont les nouvelles situations et les nouvelles habitudes pour modifier les organes des corps doués de la vie, tous ceux qui existent maintenant ont été insensiblement formés tels que nous les voyons ;

6.o Enfin, que d’après un ordre semblable de choses, les corps vivans ayant éprouvé chacun des changemens plus ou moins grands dans l’état de leur organisation et de leurs parties, ce qu’on nomme espèce parmi eux a été insensiblement et successivement ainsi formé, n’a qu’une constance relative dans son état, et ne peut être aussi ancien que la nature.

Mais, dira-t-on, quand on voudroit supposer qu’à l’aide de beaucoup de temps et d’une variation infinie dans les circonstances, la nature a peu à peu formé les animaux divers que nous connoissons, ne seroit-on pas arrêté, dans cette supposition, par la seule considération de la diversité admirable que l’on remarque dans l’instinct des différens animaux, et par celle des merveilles de tout genre que présentent leurs diverses sortes d’industrie ?

Osera-t-on porter l’esprit de système jusqu’à dire que c’est la nature qui a, elle seule, créé cette diversité étonnante de moyens, de ruses, d’adresse, de précautions, de patience, dont l’industrie des animaux nous offre tant d’exemples ? Ce que nous observons à cet égard, dans la classe seule des insectes, n’est-il pas mille fois plus que suffisant pour nous faire sentir que les bornes de la puissance de la nature ne lui permettent nullement de produire elle-même tant de merveilles, et pour forcer le philosophe le plus obstiné à reconnoître qu’ici la volonté du suprême Auteur de toutes choses a été nécessaire, et a suffi seule pour faire exister tant de choses admirables ?

Sans doute, il faudroit être téméraire, ou plutôt tout-à-fait insensé, pour prétendre assigner des bornes à la puissance du premier Auteur de toutes choses ; mais, par cela seul, personne ne peut oser dire que cette puissance infinie n’a pu vouloir ce que la nature même nous montre qu’elle a voulu.

Cela étant, si je découvre que la nature opère elle-même tous les prodiges qu’on vient de citer ; qu’elle a créé l’organisation, la vie, le sentiment même ; qu’elle a multiplié et diversifié, dans des limites qui ne nous sont pas connues, les organes et les facultés des corps organisés dont elle soutient ou propage l’existence ; qu’elle a créé dans les animaux, par la seule voie du besoin, qui établit et dirige les habitudes, la source de toutes les actions, de toutes les facultés, depuis les plus simples jusqu’à celles qui constituent l’instinct, l’industrie, enfin le raisonnement ; ne dois-je pas reconnoître dans ce pouvoir de la nature, c’est-à-dire, dans l’ordre des choses existantes, l’exécution de la volonté de son sublime Auteur, qui a pu vouloir qu’elle ait cette faculté ?

Admirerai-je moins la grandeur de la puissance de cette première cause de tout, s’il lui a plu que les choses fussent ainsi ; que si, par autant d’actes de sa volonté, elle se fût occupée et s’occupât continuellement encore des détails de toutes les créations particulières, de toutes les variations, de tous les développemens et perfectionnemens, de toutes les destructions et de tous les renouvellemens ; en un mot, de toutes les mutations qui s’exécutent généralement dans les choses qui existent ?

Or, j’espère prouver que la nature possède les moyens et les facultés qui lui sont nécessaires pour produire elle-même ce que nous admirons en elle.

Cependant, on objecte encore que tout ce qu’on voit annonce, relativement à l’état des corps vivans, une constance inaltérable dans la conservation de leur forme ; et l’on pense que tous les animaux dont on nous a transmis l’histoire, depuis deux ou trois mille ans, sont toujours les mêmes, et n’ont rien perdu, ni rien acquis dans le perfectionnement de leurs organes et dans la forme de leurs parties.

Outre que cette stabilité apparente passe, depuis long-temps, pour une vérité de fait, on vient d’essayer d’en consigner des preuves particulières dans un Rapport sur les collections d’histoire naturelle rapportées d’Égypte par M. Geoffroy. Les rapporteurs s’y expriment de la manière suivante :

« La collection a d’abord cela de particulier, qu’on peut dire qu’elle contient des animaux de tous les siècles. Depuis long-temps on désiroit de savoir si les espèces changent de forme par la suite des temps. Cette question, futile en apparence, est cependant essentielle à l’histoire du globe, et par suite, à la solution de mille autres questions, qui ne sont pas étrangères aux plus graves objets de la vénération humaine. »

« Jamais on ne fut mieux à portée de la décider pour un grand nombre d’espèces remarquable et pour plusieurs milliers d’autres. Il semble que la superstition des anciens Égyptiens ait été inspirée par la nature, dans la vue de laisser un monument de son histoire. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« On ne peut, continuent les rapporteurs, maîtriser les élans de son imagination, lorsqu’on voit encore conservé avec ses moindres os, ses moindres poils et parfaitement reconnoissable, tel animal qui avoit, il y a deux ou trois mille ans, dans Thèbes ou dans Memphis, des prêtres et des autels. Mais sans nous égarer dans toutes les idées que ce rapprochement fait naître, bornons-nous à vous exposer qu’il résulte de cette partie de la collection de M. Geoffroy, que ces animaux sont parfaitement semblables à ceux d’aujourd’hui. » Annales du Muséum d’Hist. natur., vol. I, p. 235 et 236.

Je ne refuse pas de croire à la conformité de ressemblance de ces animaux avec les individus des mêmes espèces qui vivent aujourd’hui. Ainsi, les oiseaux que les Égyptiens ont adorés et embaumés, il y a deux ou trois mille ans, sont encore en tout semblables à ceux qui vivent actuellement dans ce pays.

Il seroit assurément bien singulier que cela fût autrement ; car la position de l’Égypte et son climat sont encore, à très-peu près, ce qu’ils étoient à cette époque. Or, les oiseaux qui y vivent s’y trouvant encore dans les mêmes circonstances où ils étoient alors, n’ont pu être forcés de changer leurs habitudes.

D’ailleurs, qui ne sent que les oiseaux qui peuvent si aisément se déplacer et choisir les lieux qui leur conviennent, sont moins assujettis que bien d’autres animaux aux variations des circonstances locales, et par-là moins contrariés dans leurs habitudes.

Il n’y a rien, en effet, dans l’observation qui vient d’être rapportée, qui soit contraire aux considérations que j’ai exposées sur ce sujet, et, surtout, qui prouve que les animaux dont il s’agit aient existé de tout temps dans la nature ; elle prouve seulement qu’ils fréquentoient l’Égypte il y a deux ou trois mille ans ; et tout homme qui a quelque habitude de réfléchir, et en même temps d’observer ce que la nature nous montre des monumens de son antiquité, apprécie facilement la valeur d’une durée de deux ou trois mille ans par rapport à elle.

Aussi, on peut assurer que cette apparence de stabilité des choses dans la nature, sera toujours prise, par le vulgaire des hommes, pour la réalité ; parce qu’en général, on ne juge de tout que relativement à soi.

Pour l’homme qui, à cet égard, ne juge que d’après les changemens qu’il aperçoit lui-même, les intervalles de ces mutations sont des états stationnaires qui lui paroissent sans bornes, à cause de la brièveté d’existence des individus de son espèce. Aussi, comme les fastes de ses observations, et les notes de faits qu’il a pu consigner dans ses registres, ne s’étendent et ne remontent qu’à quelques milliers d’années, ce qui est une durée infiniment grande par rapport à lui, mais fort petite relativement à celles qui voient s’effectuer les grands changemens que subit la surface du globe ; tout lui paroît stable dans la planète qu’il habite, et il est porté à repousser les indices que des monumens entassés autour de lui, ou enfouis dans le sol qu’il foule sous ses pieds, lui présentent de toutes parts.

Les grandeurs, en étendue et en durée, sont relatives : que l’homme veuille bien se représenter cette vérité, et alors il sera réservé dans ses décisions à l’égard de la stabilité qu’il attribue, dans la nature, à l’état de choses qu’il y observe. Voyez dans mes Recherches sur les corps vivans, l’appendice, p. 141.

Pour admettre le changement insensible des espèces, et les modifications qu’éprouvent les individus, à mesure qu’ils sont forcés de varier leurs habitudes, ou d’en contracter de nouvelles, nous ne sommes pas réduits à l’unique considération des trop petits espaces de temps que nos observations peuvent embrasser pour nous permettre d’apercevoir ces changemens ; car, outre cette induction, quantité de faits recueillis depuis bien des années, éclairent assez la question que j’examine, pour qu’elle ne reste pas indécise ; et je puis dire que maintenant nos connoissances d’observation sont trop avancées pour que la solution cherchée ne soit pas évidente.

En effet, outre que nous connoissons les influences et les suites des fécondations hétéroclites, nous savons positivement aujourd’hui qu’un changement forcé et soutenu, dans les lieux d’habitation, et dans les habitudes et la manière de vivre des animaux, opère, après un temps suffisant, une mutation très-remarquable dans les individus qui s’y trouvent exposés.

L’animal qui vit librement dans les plaines où il s’exerce habituellement à des courses rapides ; l’oiseau que ses besoins mettent dans le cas de traverser sans cesse de grands espaces dans les airs ; se trouvant enfermés, l’un dans les loges d’une ménagerie ou dans nos écuries, l’autre dans nos cages ou dans nos basses-cours, y subissent, avec le temps, des influences frappantes, surtout après une suite de régénérations dans l’état qui leur a fait contracter de nouvelles habitudes.

Le premier y perd en grande partie sa légèreté, son agilité ; son corps s’épaissit, ses membres diminuent de force et de souplesse, et ses facultés ne sont plus les mêmes ; le second devient lourd, ne sait presque plus voler, et prend plus de chair dans toutes ses parties.

Dans le sixième chapitre de cette première partie, j’aurai occasion de prouver par des faits bien connus, le pouvoir des changemens de circonstances, pour donner aux animaux de nouveaux besoins, et les amener à de nouvelles actions ; celui des nouvelles actions répétées pour entraîner les nouvelles habitudes et les nouveaux penchans ; enfin, celui de l’emploi plus ou moins fréquent de tel ou tel organe pour modifier cet organe, soit en le fortifiant, le développant et l’étendant, soit en l’affoiblissant, l’amaigrissant, l’atténuant et le faisant même disparoître.

Relativement aux végétaux, on verra la même chose à l’égard du produit des nouvelles circonstances sur leur manière d’être et sur l’état de leurs parties ; en sorte que l’on ne sera plus étonné de voir les changemens considérables que nous avons opérés dans ceux que, depuis long-temps, nous cultivons.

Ainsi, parmi les corps vivans, la nature, comme je l’ai déjà dit, ne nous offre, d’une manière absolue, que des individus qui se succèdent les uns aux autres par la génération, et qui proviennent les uns des autres ; mais les espèces, parmi eux, n’ont qu’une constance relative, et ne sont invariables que temporairement. Néanmoins, pour faciliter l’étude et la connoissance de tant de corps différens, il est utile de donner le nom d’espèce à toute collection d’individus semblables, que la génération perpétue dans le même état, tant que les circonstances de leur situation ne changent pas assez pour faire varier leurs habitudes, leur caractère et leur forme.

Des Espèces dites perdues.

C’est encore une question pour moi, que de savoir si les moyens qu’a pris la nature pour assurer la conservation des espèces ou des races, ont été tellement insuffisans, que des races entières soient maintenant anéanties ou perdues.

Cependant, les débris fossiles que nous trouvons enfouis dans le sol en tant de lieux différens, nous offrent les restes d’une multitude d’animaux divers qui ont existé, et parmi lesquels il ne s’en trouve qu’un très-petit nombre dont nous connoissions maintenant des analogues vivans parfaitement semblables.

De là peut-on conclure, avec quelque apparence de fondement, que les espèces que nous trouvons dans l’état fossile, et dont aucun individu vivant et tout-à-fait semblable ne nous est pas connu, n’existent plus dans la nature ? Il y a encore tant de portions de la surface du globe où nous n’avons pas pénétré, tant d’autres que les hommes capables d’observer n’ont traversées qu’en passant, et tant d’autres encore, comme les différentes parties du fond des mers, dans lesquelles nous avons peu de moyens pour reconnoître les animaux qui s’y trouvent, que ces différens lieux pourroient bien recéler les espèces que nous ne connoissons pas.

S’il y a des espèces réellement perdues, ce ne peut être, sans doute, que parmi les grands animaux qui vivent sur les parties sèches du globe, où l’homme, par l’empire absolu qu’il y exerce, a pu parvenir à détruire tous les individus de quelques-unes de celles qu’il n’a pas voulu conserver ni réduire à la domesticité. De là naît la possibilité que les animaux des genres palœotherium, anoplotherium, megalonix, megatherium, mastodon de M. Cuvier, et quelques autres espèces de genres déjà connus, ne soient plus existans dans la nature : néanmoins, il n’y a là qu’une simple possibilité.

Mais les animaux qui vivent dans le sein des eaux, surtout des eaux marines, et, en outre, toutes les races de petite taille qui habitent à la surface de la terre, et qui respirent l’air, sont à l’abri de la destruction de leur espèce de la part de l’homme. Leur multiplication est si grande, et les moyens qu’ils ont de se soustraire à ses poursuites ou à ses piéges sont tels, qu’il n’y a aucune apparence qu’il puisse détruire l’espèce entière d’aucun de ces animaux.

Il n’y a donc que les grands animaux terrestres qui puissent être exposés, de la part de l’homme, à l’anéantissement de leur espèce. Ainsi ce fait peut avoir eu lieu ; mais son existence n’est pas encore complétement prouvée.

Néanmoins, parmi les débris fossiles qu’on trouve de tant d’animaux qui ont existé, il y en a un très-grand nombre qui appartiennent à des animaux dont les analogues vivans et parfaitement semblables ne sont pas connus ; et parmi ceux-ci, la plupart appartiennent à des mollusques à coquille, en sorte que ce sont les coquilles seules qui nous restent de ces animaux.

Or, si quantité de ces coquilles fossiles se montrent avec des différences qui ne nous permettent pas, d’après les opinions admises, de les regarder comme des analogues des espèces avoisinantes que nous connoissons, s’ensuit-il nécessairement que ces coquilles appartiennent à des espèces réellement perdues ? Pourquoi, d’ailleurs, seroient-elles perdues, dès que l’homme n’a pu opérer leur destruction ? Ne seroit-il pas possible, au contraire, que les individus fossiles dont il s’agit appartinssent à des espèces encore existantes, mais qui ont changé depuis, et ont donné lieu aux espèces actuellement vivantes que nous en trouvons voisines. Les considérations qui suivent, et nos observations dans le cours de cet ouvrage, rendront cette présomption très-probable.

Tout homme observateur et instruit sait que rien n’est constamment dans le même état à la surface du globe terrestre. Tout, avec le temps, y subit des mutations diverses plus ou moins promptes, selon la nature des objets et des circonstances. Les lieux élevés se dégradent perpétuellement par les actions alternatives du soleil, des eaux pluviales, et par d’autres causes encore ; tout ce qui s’en détache est entraîné vers les lieux bas ; les lits des rivières, des fleuves, des mers mêmes, varient dans leur forme, leur profondeur, et insensiblement se déplacent ; en un mot, tout, à la surface de la terre, y change de situation, de forme, de nature et d’aspect, et les climats mêmes de ses diverses contrées n’y sont pas plus stables.

Or, si, comme j’essayerai de le faire voir, des variations dans les circonstances amènent pour les êtres vivans, et surtout pour les animaux, des changemens dans les besoins, dans les habitudes et dans le mode d’exister ; et si ces changemens donnent lieu à des modifications ou des développemens dans les organes et dans la forme de leurs parties, on doit sentir qu’insensiblement tout corps vivant quelconque doit varier surtout dans ses formes ou ses caractères extérieurs, quoique cette variation ne devienne sensible qu’après un temps considérable.

Qu’on ne s’étonne donc plus si, parmi les nombreux fossiles que l’on trouve dans toutes les parties sèches du globe, et qui nous offrent les débris de tant d’animaux qui ont autrefois existé, il s’en trouve si peu dont nous reconnoissions les analogues vivans.

S’il y a, au contraire, quelque chose qui doive nous étonner, c’est de rencontrer parmi ces nombreuses dépouilles fossiles de corps qui ont été vivans, quelques-unes dont les analogues encore existans nous soient connus. Ce fait, que nos collections de fossiles constatent, doit nous faire supposer que les débris fossiles des animaux dont nous connoissons les analogues vivans, sont les fossiles les moins anciens. L’espèce à laquelle chacun d’eux appartient n’avoit pas, sans doute, encore eu le temps de varier dans quelques-unes de ses formes.

Les naturalistes qui n’ont pas aperçu les changemens qu’à la suite des temps la plupart des animaux sont dans le cas de subir, voulant expliquer les faits relatifs aux fossiles observés, ainsi qu’aux bouleversemens reconnus dans différens points de la surface du globe, ont supposé qu’une catastrophe universelle avoit eu lieu à l’égard du globe de la terre ; qu’elle avoit tout déplacé, et avoit détruit une grande partie des espèces qui existoient alors.

Il est dommage que ce moyen commode de se tirer d’embarras, lorsqu’on veut expliquer les opérations de la nature dont on n’a pu saisir les causes, n’ait de fondement que dans l’imagination qui l’a créé, et ne puisse être appuyé sur aucune preuve.

Des catastrophes locales, telles que celles que produisent des tremblemens de terre, des volcans, et d’autres causes particulières, sont assez connues, et l’on a pu observer les désordres qu’elles occasionnent dans les lieux qui en ont supporté.

Mais pourquoi supposer, sans preuves, une catastrophe universelle, lorsque la marche de la nature mieux connue, suffit pour rendre raison de tous les faits que nous observons dans toutes ses parties ?

Si l’on considère, d’une part, que dans tout ce que la nature opère, elle ne fait rien brusquement, et que partout elle agit avec lenteur et par degrés successifs, et de l’autre part, que les causes particulières ou locales des désordres, des bouleversemens, des déplacemens, etc., peuvent rendre raison de tout ce que l’on observe à la surface de notre globe, et sont néanmoins assujetties à ses lois et à sa marche générale, on reconnoîtra qu’il n’est nullement nécessaire de supposer qu’une catastrophe universelle est venue tout culbuter et détruire une grande partie des opérations mêmes de la nature.

En voilà suffisamment sur une matière qui n’offre aucune difficulté pour être entendue. Considérons maintenant les généralités et les caractères essentiels des animaux.