Philosophie zoologique (1809)/Première Partie/Deuxième Chapitre

Première Partie, Deuxième Chapitre
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CHAPITRE II.


Importance de la Considération des Rapports.


PARMI les corps vivans, on a donné le nom de rapport, entre deux objets considérés comparativement, à des traits d’analogie ou de ressemblance, pris dans l’ensemble ou la généralité de leurs parties, mais en attachant plus de valeur aux plus essentielles. Plus ces traits ont de conformité et d’étendue, plus les rapports entre les objets qui les offrent sont considérables. Ils indiquent une sorte de parenté entre les corps vivans qui sont dans ce cas, et font sentir la nécessité de les rapprocher dans nos distributions proportionnellement à la grandeur de leurs rapports.

Quel changement les sciences naturelles n’ont-elles pas éprouvé dans leur marche et dans leurs progrès, depuis qu’on a commencé à donner une attention sérieuse à la considération des rapports, et surtout depuis que l’on a déterminé les vrais principes qui concernent ces rapports et leur valeur !

Avant ce changement, nos distributions botaniques étoient entièrement à la merci de l’arbitraire et du concours des systèmes artificiels de tous les auteurs ; et dans le règne animal, les animaux sans vertèbres, qui embrassent la plus grande partie des animaux connus, offroient, dans leur distribution, les assemblages les plus disparates, les uns sous le nom d’insectes, et les autres sous celui de vers, présentant les animaux les plus différens et les plus éloignés entre eux sous la considération des rapports.

Heureusement, la face des choses est maintenant changée à cet égard ; et désormais, si l’on continue d’étudier l’histoire naturelle, ses progrès sont assurés.

La considération des rapports naturels empêche tout arbitraire de notre part dans les tentatives que nous formons pour distribuer méthodiquement les corps organisés ; elle montre la loi de la nature qui doit nous diriger dans la méthode naturelle ; elle force les opinions des naturalistes à se réunir à l’égard du rang qu’ils assignent d’abord aux masses principales qui composent leur distribution, et ensuite aux objets particuliers dont ces masses sont composées ; enfin, elle les contraint à représenter l’ordre même qu’a suivi la nature en donnant l’existence à ses productions.

Ainsi, tout ce qui concerne les rapports qu’ont entre eux les différens animaux, doit faire, avant toute division ou toute classification parmi eux, le plus important objet de nos recherches.

En citant ici la considération des rapports, il ne s’agit pas seulement de ceux qui existent entre les espèces, mais il est en même temps question de fixer les rapports généraux de tous les ordres qui rapprochent ou éloignent les masses que l’on doit considérer comparativement.

Les rapports, quoique très-différens en valeur selon l’importance des parties qui les fournissent, peuvent néanmoins s’étendre jusque dans la conformation des parties extérieures. S’ils sont tellement considérables que, non-seulement les parties essentielles, mais même les parties extérieures, n’offrent aucune différence déterminable, alors les objets considérés ne sont que des individus d’une même espèce ; mais si, malgré l’étendue des rapports, les parties extérieures présentent des différences saisissables, toujours moindres cependant que les ressemblances essentielles, alors les objets considérés sont des espèces différentes d’un même genre.

L’importante étude des rapports ne se borne pas à comparer des classes, des familles, et même des espèces entre elles, pour déterminer les rapports qui se trouvent entre ces objets ; elle embrasse aussi la considération des parties qui composent les individus, et en comparant entre elles les mêmes sortes de parties, cette étude trouve un moyen solide de reconnoître, soit l’identité des individus d’une même race, soit la différence qui existe entre les races distinctes.

En effet, on a remarqué que les proportions et les dispositions des parties de tous les individus qui composent une espèce ou une race se montroient toujours les mêmes, et par-là paroissoient se conserver toujours. On en a conclu, avec raison, que d’après l’examen de quelques parties séparées d’un individu, l’on pouvoit déterminer à quelle espèce connue ou nouvelle pour nous, ces parties appartiennent.

Ce moyen est très-favorable à l’avancement de nos connoissances sur l’état des productions de la nature à l’époque où nous observons. Mais les déterminations qui en résultent ne peuvent être valables que pendant un temps limité ; car les races elles-mêmes changent dans l’état de leurs parties, à mesure que les circonstances qui influent sur elles changent considérablement. À la vérité, comme ces changemens ne s’exécutent qu’avec une lenteur énorme qui nous les rend toujours insensibles, les proportions et les dispositions des parties paroissent toujours les mêmes à l’observateur, qui effectivement ne les voit jamais changer ; et lorsqu’il en rencontre qui ont subi ces changemens, comme il n’a pu les observer, il suppose que les différences qu’il aperçoit ont toujours existé.

Il n’en est pas moins très-vrai, qu’en comparant des parties de même sorte qui appartiennent à différens individus, l’on détermine facilement et sûrement les rapports prochains ou éloignés qui se trouvent entre ces parties, et que par suite on reconnoît si ces parties appartiennent à des individus de même race ou de races différentes.

Il n’y a que la conséquence générale qui est défectueuse, ayant été tirée trop inconsidérément. J’aurai plus d’une occasion de le prouver dans le cours de cet ouvrage.

Les rapports sont toujours incomplets lorsqu’ils ne portent que sur une considération isolée, c’est-à-dire, lorsqu’ils ne sont déterminés que d’après la considération d’une partie prise séparément. Mais quoiqu’incomplets, les rapports fondés sur la considération d’une seule partie sont néanmoins d’autant plus grands, que la partie qui les fournit est plus essentielle, et vice versa.

Il y a donc des degrés déterminables parmi les rapports reconnus, et des valeurs d’importance parmi les parties qui peuvent fournir ces rapports. À la vérité, cette connoissance seroit restée sans application et sans utilité, si, dans les corps vivans, l’on n’eut distingué les parties les plus importantes de celles qui le sont moins ; et si parmi ces parties importantes, qui sont de plusieurs sortes, on n’eut trouvé le principe propre à établir entre elles des valeurs non arbitraires.

Les parties les plus importantes, et qui doivent fournir les principaux rapports, sont, dans les animaux, celles qui sont essentielles à la conservation de leur vie ; et dans les végétaux, celles qui sont essentielles à leur régénération.

Ainsi, dans les animaux, ce sera toujours d’après l’organisation intérieure que l’on déterminera les principaux rapports ; et dans les végétaux, ce sera toujours dans les parties de la fructification que l’on cherchera les rapports qui peuvent exister entre ces différens corps vivans.

Mais comme, parmi les uns et les autres, les parties les plus importantes à considérer dans la recherche des rapports, sont de différentes sortes ; le seul principe dont il soit convenable de faire usage pour déterminer, sans arbitraire, le degré d’importance de chacune de ces parties, consiste à considérer, soit le plus grand emploi qu’en fait la nature, soit l’importance même de la faculté qui en résulte pour les animaux qui possèdent cette partie.

Dans les animaux, où l’organisation intérieure fournit les principaux rapports à considérer, trois sortes d’organes spéciaux sont, avec raison, choisis parmi les autres, comme les plus propres à fournir les rapports les plus importans. En voici l’indication selon l’ordre de leur importance ;

1°.  L’organe du sentiment. Les nerfs, ayant un centre de rapport, soit unique, comme dans les animaux qui ont un cerveau, soit multiple, comme dans ceux qui ont une moelle longitudinale noueuse ;
2°.  L’organe de la respiration. Les poumons, les branchies et les trachées ;
3°.  L’organe de la circulation. Les artères et les veines, ayant le plus souvent un centre d’action, qui est le cœur.

Les deux premiers de ces organes sont plus généralement employés par la nature, et par conséquent plus importans que le troisième, c’est-à-dire, que l’organe de la circulation ; car celui-ci se perd après les crustacés, tandis que les deux premiers s’étendent encore aux animaux des deux classes qui suivent les crustacés.

Enfin, des deux premiers, c’est l’organe du sentiment qui doit l’emporter en valeur pour les rapports, car il produit la plus éminente des facultés animales ; et, d’ailleurs, sans cet organe, l’action musculaire ne sauroit avoir lieu.

Si j’avois à parler des végétaux, en qui les parties essentielles à leur régénération sont les seules qui fournissent les principaux caractères pour la détermination des rapports, je présenterois ces parties dans leur ordre de valeur ou d’importance comme ci-après :

1°.  L’embryon, ses accessoires (les cotylédons, le périsperme), et la graine qui le contient ;
2°.  Les parties sexuelles des fleurs, telles que le pistil et les étamines ;
3°.  Les enveloppes des parties sexuelles ; la corolle, le calice, etc. ;
4°.  Les enveloppes de la graine, ou le péricarpe ;
5°.  Les corps reproductifs qui n’ont point exigé de fécondation.

Ces principes, la plupart reconnus, donnent aux sciences naturelles une consistance et une solidité qu’elles ne possédoient pas auparavant. Les rapports que l’on détermine en s’y conformant, ne sont point assujettis aux variations de l’opinion ; nos distributions générales deviennent forcées ; et à mesure que nous les perfectionnons à l’aide de ces moyens, elles se rapprochent de plus en plus de l’ordre même de la nature.

Ce fut, en effet, après avoir senti l’importance de la considération des rapports, qu’on vit naître les essais qui ont été faits, surtout depuis peu d’années, pour déterminer ce qu’on nomme la méthode naturelle ; méthode qui n’est que l’esquisse tracée par l’homme, de la marche que suit la nature pour faire exister ses productions.

Maintenant on ne fait plus de cas, en France, de ces systèmes artificiels fondés sur des caractères qui compromettent les rapports naturels entre les objets qui y sont assujettis ; systèmes qui donnoient lieu à des divisions et des distributions nuisibles à l’avancement de nos connoissances sur la nature.

Relativement aux animaux, on est maintenant convaincu, avec raison, que c’est uniquement de leur organisation que les rapports naturels peuvent être déterminés parmi eux ; conséquemment, c’est principalement de l’anatomie comparée que la zoologie empruntera toutes les lumières qu’exige la détermination de ces rapports. Mais il importe d’observer que ce sont particulièrement les faits que nous devons recueillir des travaux des anatomistes qui se sont attachés à les découvrir, et non toujours les conséquences qu’ils en tirent ; car trop souvent elles tiennent à des vues qui pourroient nous égarer, et nous empêcher de saisir les lois et le vrai plan de la nature. Il semble que chaque fois que l’homme observe un fait nouveau quelconque, il soit condamné à se jeter toujours dans quelque erreur en voulant en assigner la cause, tant son imagination est féconde en création d’idées, et parce qu’il néglige trop de guider ses jugemens par les considérations d’ensemble que les observations et les autres faits recueillis peuvent lui offrir.

Lorsqu’on s’occupe des rapports naturels entre les objets, et que ces rapports sont bien jugés, les espèces étant rapprochées d’après cette considération, et rassemblées par groupes entre certaines limites, forment ce qu’on nomme des genres ; les genres pareillement rapprochés d’après la considération des rapports, et réunis aussi par groupes d’un ordre qui leur est supérieur, forment ce qu’on nomme des familles ; ces familles rapprochées de même, et sous la même considération, composent les ordres ; ceux-ci, par les mêmes moyens, divisent primairement les classes ; enfin, ces dernières partagent chaque règne en ses principales divisions.

Ce sont donc partout les rapports naturels bien jugés qui doivent nous guider dans les assemblages que nous formons, lorsque nous déterminons les divisions de chaque règne en classes, de chaque classe en ordres, de chaque ordre en sections ou familles, de chaque famille en genres, et de chaque genre en différentes espèces, s’il y a lieu.

On est parfaitement fondé à penser que la série totale des êtres qui font partie d’un règne étant distribuée dans un ordre partout assujetti à la considération des rapports, représente l’ordre même de la nature ; mais, comme je l’ai fait voir dans le chapitre précédent, il importe de considérer que les différentes sortes de divisions qu’il est nécessaire d’établir dans cette série pour pouvoir en connoître plus facilement les objets, n’appartiennent point à la nature, et sont véritablement artificielles, quoiqu’elles offrent des portions naturelles de l’ordre même que la nature a institué.

Si l’on ajoute à ces considérations que, dans le règne animal, les rapports doivent être déterminés principalement d’après l’organisation, et que les principes qu’on doit employer pour fixer ces rapports ne doivent pas laisser le moindre doute sur leur fondement, on aura, dans toutes ces considérations, des bases solides pour la philosophie zoologique.

On sait que toute science doit avoir sa philosophie, et que ce n’est que par cette voie qu’elle fait des progrès réels. En vain les naturalistes consumeront-ils leur temps à décrire de nouvelles espèces, à saisir toutes les nuances et les petites particularités de leurs variations pour agrandir la liste immense des espèces inscrites, en un mot, à instituer diversement des genres, en changeant sans cesse l’emploi des considérations pour les caractériser ; si la philosophie de la science est négligée, ses progrès seront sans réalité, et l’ouvrage entier restera imparfait.

Ce n’est effectivement que depuis que l’on a entrepris de fixer les rapports prochains ou éloignés qui existent entre les diverses productions de la nature, et entre les objets compris dans les différentes coupes que nous avons formées parmi ces productions, que les sciences naturelles ont obtenu quelque solidité dans leurs principes, et une philosophie qui les constitue en véritables sciences.

Que d’avantages, pour leur perfectionnement, nos distributions et nos classifications ne retirent-elles pas chaque jour de l’étude suivie des rapports entre les objets !

En effet, c’est en étudiant ces rapports que j’ai reconnu que les animaux infusoires ne pouvoient plus être associés aux polypes dans la même classe ; que les radiaires ne devoient pas non plus être confondues avec les polypes ; et que celles qui sont mollasses, telles que les méduses et autres genres avoisinans que Linné et Bruguière même plaçoient parmi les mollusques, se rapprochoient essentiellement des échinides, et devoient former avec elles une classe particulière.

C’est encore en étudiant les rapports que je me suis convaincu que les vers formoient une coupe isolée, comprenant des animaux très-différens de ceux qui constituent les radiaires, et à plus fortes raisons les polypes ; que les arachnides ne pouvoient plus faire partie de la classe des insectes ; et que les cirrhipèdes n’étoient ni des annelides, ni des mollusques.

Enfin, c’est en étudiant les rapports que je suis parvenu à opérer quantité de redressemens essentiels dans la distribution même des mollusques, et que j’ai reconnu que les ptéropodes qui, par leurs rapports, sont très-voisins, quoique distincts, des gastéropodes, ne doivent pas être placés entre les gastéropodes et les céphalopodes ; mais qu’il faut les ranger entre les mollusques acéphalés qu’ils avoisinent, et les gastéropodes ; ces ptéropodes étant sans yeux, comme tous les acéphalés, et presque sans tête, l’hyale même n’en offrant plus d’apparente. Voyez dans le septième chapitre qui termine cette première partie, la distribution particulière des Mollusques.

Lorsque, parmi les végétaux, l’étude des rapports entre les différentes familles reconnues, nous aura plus éclairés, et nous aura fait mieux connoître le rang que chacune d’elles doit occuper dans la série générale, alors la distribution de ces corps vivans ne laissera plus de prise à l’arbitraire, et deviendra plus conforme à l’ordre même de la nature.

Ainsi, l’importance de l’étude des rapports entre les objets observés est si évidente, qu’on doit maintenant regarder cette étude comme la principale de celles qui peuvent avancer les sciences naturelles.