Partenza… vers la beauté !/Chapitre VIII

Ambert & Cie (p. 55-75).

VIII

Dimanche, 27 décembre.

Par la fenêtre grande ouverte, dans l’air apaisé, la place de l’Annunziata est délicieuse de roses, de vermeils qui se jouent dans la limpidité bleue du matin. Les toits, rapprochés ou éloignés par un lointain très net, sont couleur de bure avec des lisérés de pâles dorures ; les murs sont aussi d’or pâle, et sur les hautes fenêtres, la verdure — les feuillages traversés par la lumière — brille en émeraudes. La ville entière se réveille dans une atmosphère extrêmement pure qu’ont balayée les rafales de la nuit ; elle s’enveloppe dans cette sorte d’auréole ondoyante que font les torrides chaleurs sur le sol embrasé ; mais ce sont des vagues fraîches, dont les remous impalpables apportent des sensations délicieuses et neuves comme si le monde entier venait de se renouveler.

En face de moi l’église de l’Annunziata bombe ses toitures vieillottes, et ses coupoles s’arrondissent et me paraissent faire le gros dos, paresseusement, devant la flambée du soleil.

De la rue montent les cris des marchands, ouatés par le roulement des voitures sur les dalles, le choc métallique des boîtes à lait qu’on promène, les papotages de la clientèle matinale et mille bruits qui, très distincts, se mêlent pourtant et voltigent dans l’admirable pureté de l’air en une rumeur confuse et pleine de fraîcheur, C’est dimanche. Les carillons s’appellent et se répondent d’un campanile à l’autre. Les cloches ont ici comme en Espagne le timbre chevrotant et fêlé d’une voix d’aïeule, leurs sonneries défaillent en sons graves ou aigus, éraillés, usés, rongés de vert-de-gris comme les vieux bronzes qui les clament sous le heurt des lourds battants de fer rouillés ; les charpentes séculaires se plaignent en balançant les ais de leurs membres trapus où s’accrochent et bâillent, dans le demi-jour des beffrois, les bouches édentées des cloches.

Et c’est dans ce carillonnement général dont la chanson se modifie sans cesse, — des voix nouvelles s’élevant quand d’autres se sont tues, — que la rue apparaît très vivante, d’une sorte d’animation recueillie et joyeuse qui revêt, ainsi que les gens, sa parure dominicale. Au jour, la ville a changé complètement d’aspect ; elle n’est plus, comme hier soir aux lumières, un dédale de mystérieux défilés entre les hautes maisons ; chacun des vicoli s’éclaire d’un jour doux et tamisé, encore timide. Le soleil ne pénètre que les grandes voies, mais cela m’est indifférent, au contraire, je préfère les vicoli modestes et propres avec la multitude des seuils entr’ouverts aux regards indiscrets qui pénètrent l’intérieur des maisons, où, par les fenêtres des rez-de-chaussée, se créent des choses formidables derrière le grillage épais de fers losangés qui, scellés dans l’épaisseur des pierres ou des marbres vermiculés, répondaient autrefois de la sécurité des Génois contre les soudains envahissements des pirates et des émeutes. La plupart de ces vicoli sont tellement resserrés et l’air y est si rare qu’ils seraient des foyers de mort, n’était leur méticuleuse propreté. Et l’on dirait, à circuler ainsi au fond de ces couloirs, que l’on parcourt quelque ville étrange creusée à même la terre ; mais en haut la ligne du ciel est d’un bleu frais et tendre qui suffit à égayer jusqu’au fond de ces tranchées, à aviver encore le brillant des dalles luisantes. Il arrive même, quand une de ces ruelles s’oriente vers le soleil, que ses rayons versent entre la découpure des toits des coulées d’ombres et de lumières dont s’amusent avec des ressources surprenantes les corniches, les sculptures et les couleurs vives des palais et des maisons.

Le port, vers lequel se précipitent tous ces chemins étranglés, est au repos. Quelques bandes de marins, tous semblables en quelque pays qu’ils se trouvent, paraissant fils d’une unique patrie : la Mer, se préparent à grimper dans la ville, par étapes, en s’arrêtant aux nombreux comptoirs où l’on boit ; et le soir peut-être, quelques-uns de ces bons et francs visages seront figures de brutes congestionnées et défaites : le gai marsouin se sera bien amusé !

À côté de ces marins montent ensemble aussi, très raisonnables et d’une si belle tenue, des moussaillons de quinze ans, solides et robustes, avec de grands beaux yeux noirs sertis dans l’exquise finesse d’un bronze pompéien. Ces gamins ramassés aux côtes de Sicile hument l’air chaud du large dès leur enfance et plongent dans l’eau salée, tout nus jusqu’à dix ans, leur corps svelte et dégagé emprisonné maintenant dans l’étroit pantalon de drap qui les serre et colle à leurs cuisses rondes. Les filles en passant sourient vers eux déjà. La gracilité des cous souples et de lignes pures dans l’échancrure très large des vareuses attire leurs yeux sur les cols bleus grands ouverts contre les épaules qu’ils découvrent, montrant le poli des nuques halées, la vigueur des jeunes poitrines. Le plus joueur a piqué dans ses cheveux bruns, sur l’oreille, une rose naturelle, rouge ; et cette fantaisie jolie, soulignée d’œillades très polissonnes, déconcerte les filles qui ont pour lui des regards étonnés où pointe un peu de jalousie.

Le décor est plein de mélancolie où s’agitent ces petits marins ; il n’a pas dû varier beaucoup, sans doute, depuis des siècles que reviennent ces mêmes dimanches silencieux qui font déserts les vieux quais, silencieuses, inanimées, les maisons hautes, appuyées, chancelantes et comme prêtes à s’écrouler, sur les arcades déjetées bordant un côté de la Strada Vittorio Emanuele. Des magasins boueux se cachent dans leur ombre, dissimulés derrière les piliers aux pierres effritées et rongées à la base ; et aussi des échoppes louches, sales et obscures, dont les entrées étroites sont éculées et huileuses par le frôlement séculaire des mains, des épaules, des vareuses grasses de cambouis et de goudron. Sous le soleil, joyeux coloriste, ces choses restent grises, ternes ; grises de la crasse qui, avec le salpêtre, suinte de partout, et grises aussi des loques innombrables dont le blanc n’est jamais revenu malgré les lavages successifs, des loques informes accrochées aux fenêtres bancales ; le vent les soulève et, lourdes de lessive, elles résistent, s’enflent et retombent inertes.

À terre, c’est un encombrement de toutes les formes de caisses, de fûts, de ballots descendus des voiliers antiques, noirs aussi et tannés ; et tout cela commence à chauffer ; l’air est saturé déjà de sels et de goudron, et des senteurs drôles viennent, intermittentes avec les âcres relents du vieux port, ajouter, à la griserie que promène le vent, l’énigme de leur origine ; odeurs oubliées depuis des années en quelque coin de ce quartier si délabré ; le vent les apporte et les chasse ; quand elles passent, on dirait que pleut la pesanteur des siècles, la vieillesse caduque de quelque chose d’imprécis. Et devant cette ribambelle de jeunes garçons qui montent, si gais en se dandinant, en se jouant, vers la Piazza Nuova, vers la ville, et devant l’effroyable vétusté des constructions de ce quartier, qui eurent aussi leur jeunesse et leur beauté, toutes sortes de pensées tristes et d’un calme poignant me sollicitent en songeant que les rires sonores tôt épanouis, là-haut, devant moi attentif à leurs jeux, dans la bouche frivole des mousses de quinze ans, auprès de cette fleur rouge qui en avive encore la fraîcheur, bientôt seront perles écrasées dans le noir du néant, chansons ensevelies dans le silence irrémédiable…

En face la cathédrale San Lorenzo des gamins font des misères aux bouquinistes dont l’éventaire de livres anciens fait craquer les minces planches des baraques ; et rien n’égale la drôlerie des petits effrontés, mauvais chalands aujourd’hui lâchés par la ville, occupés à feuilleter gravement les énormes in-folio aux textes indéchiffrables pour eux, aux tranches rouges et jaunes, aux plats caparaçonnés de cuirs épais. D’une profusion de marbre, le Campanile s’élance en un jet formidable vers le ciel, tout de marbre blanc et noir, comme la cathédrale elle-même élevée sur des marches également faites de degrés superposés de marbre blanc et de marbre noir. J’ai peur d’avouer que je ne ressens aucune admiration pour ces alternances de deux couleurs sans éclat ; il me semble que l’architecture de cette cathédrale aurait gagné en puissance l’effet dispersé dans le demi-deuil de ces murs très somptueux et très uniformes, si, par exemple, ce campanile et cette cathédrale eussent été tout de marbre blanc.

La nef, quoique encombrée d’échafaudages comme une partie du dehors, émeut par l’austérité de ses lignes, la décoration étant reléguée dans les chapelles latérales ; par endroits, malheureusement, apparaît encore cette double teinte blanche et noire, plus funérairement théâtrale encore, si j’ose ainsi dire, qu’à l’extérieur.

Les chapelles ont toutes cette patine qui recouvre les vieilles choses et donne une harmonieuse tonalité aux dorures apaisées, aux marbres moins brillants, aux bronzes polis et avivés par l’usure et le frôlement quotidien de l’air et des encens. Les vitraux voilent leur transparence d’une buée qui fait plus tranquilles et mystérieuses leurs clartés figées en rayonnements colorés, en caresses chatoyantes aux creux poussiéreux des boiseries sculptées, sur les dalles de brèches précieuses, les broderies des autels, et jouent, candides et vaporeuses, avec la flamme mobile des lampes suspendues.

Du même côté que la chapelle somptueuse de Saint-Jean-Baptiste, enfouie dans la richesse des porphyres et la splendeur des châsses d’argent ciselé, un orgue déploie des volets immenses, merveilleusement peints qui, fermés, cachent les jeux des tuyaux ; nous sommes si peu habitués à cet arrangement, que ces panneaux ouverts prennent une envergure d’ailes, vivantes presque en leur archaïsme bizarre ; il suffirait du bruissement de l’orgue pour les animer d’un souffle pareil à l’haleine des anges blottis en ce coin de cathédrale, entre leurs ailes d’arc-en-ciel. Aux tintements de la clochette qui grelotte des sons fluets dans les mains de l’enfant de chœur, tandis que l’hostie élève rayonnante sa pure blancheur de neige, très dévotement l’âme suit les fantaisies de l’esprit, et la prière se répand, large comme l’essor de ces ailes étonnantes qui viennent battre jusqu’aux portes du sanctuaire !…

Quel dommage que ces merveilles et d’autres dont s’emplit cette très belle église, soient en partie masquées ou souffrent du voisinage des échafauds élevés là, à perpétuité presque, pour soutenir les écroulements de toutes ces vieilles choses et peut-être aussi parce que cette basilique, conçue autrefois en des plans tellement grandioses, reste toujours inachevée ! À l’entrée de la nef, au beau milieu, un coffre énorme, bardé de fer, sollicite les aumônes des fidèles pour l’achèvement del Duomo, pour l’achèvement de travaux jamais interrompus, et si lentement conduits, depuis huit siècles !

Des églises innombrables s’élève et retombe sans cesse le rythme des sonneries dont vibre l’air comme saturé d’un fluide métallique qui serait fait du bronze volatilisé des cloches mêlé à l’or rose que répand le soleil.

Gênes a vraiment des allures hautaines, vêtue de la splendeur de ses palais aux architectures puissantes, élevant jusque dans le ciel bleu les marbres festonnés des frises et des corniches, étalant encore sur leurs façades, entre les bossuages des pierres, d’étranges fresques aux teintes agonisantes dont, sans intermittence, le temps implacable hâte l’effacement. Dans cette radieuse matinée empreinte de triomphales clartés, il semble qu’on avance au milieu de quelque cité souveraine et que les patriciens vont sortir tout à l’heure de ces hauts vestibules au milieu d’un cortège superbe, dans le déploiement des soieries miroitantes, des velours opulents et des moires raides de broderies d’or et de pierreries que tissaient jadis les maîtres artisans de ces Républiques aux rivalités formidables, aux passés étincelants dont se meurent à peine les suprêmes lueurs : Venise et Gênes, encore merveilleuses, même déchues, ayant flamboyé d’assez glorieuses apothéoses pour qu’il en reste de pâles auréoles, et que jaillissent de toutes parts, ici, sur les marbres des vieux palais armés de leurs blasons, les feux de leurs regards, à ces illustres disparus : les Doria, les Spinola, les Grimaldi, et plus près, dans les tonnerres précurseurs de notre Épopée impériale, Masséna !

Tous ces souvenirs me suivent à chaque pas, de la Strada Carlo Alberto à la Piazza Nuova, dentelée des élégances du palais Ducal, enrichie de cette vieille façade du Gesû fleurie d’incrustations de marbres précieux. Après, ce sont les portiques sévères du Carlo Felice, et plus loin je reconnais le vicolo escarpé affluant sur la Strada Nuovissima, silencieux maintenant, d’où hier dans la nuit s’élevaient, troublantes, les chansons des jeunes garçons enlacés, échangeant la tiédeur de leurs lèvres qui, rafraîchies pourtant du même nombre des baisers du printemps, je ne sais par quelle magie, ou quelles contraintes de leurs gosiers chanteurs, mêlaient dans ce concert improvisé toutes les voix, des sopranos aigus aux ténorinos charmants, lesquels se détachaient souples et effilés sur les pizzicati des basses graves et résonnantes. Ils avaient seize ou dix-huit ans, et l’on aurait dit les voix fluettes des garçonnets, grêles, mais captivantes, et aussi les voix solides et profondes des poitrines d’hommes accomplis. L’ombre bleutée contient seulement, ce matin, quelques poussières d’or dans un faisceau de lumière échappé de la reverbération d’un vitrail ; peut-être, ce sont, douces comme un miel ensoleillé, les haleines d’hier soir qui volètent encore et vont mourir, pâmées et finissantes comme le faible écho vibrant en moi des chansons câlines des petits Génois.

Elle est plaisante et remuante la place de l’Annunziata, avec, en face de notre hôtel tout blanc, les belles colonnes de marbre raides sur le portail de l’église. Le ciel semble immense maintenant dans ce grand cadre auquel nous n’étions plus accoutumés déjà, errants par les ruelles étroites. Des palais toujours, avec leurs portes très hautes ; des grillages ouvragés aux balcons et des herses féroces aux larges baies du rez-de-chaussée. La via Balbi déverse continuellement le flot des gens qui vont, passent et reviennent. Des paysannes arrangent sur les marches de l’église de menus étalages de fruits, de légumes et de fleurs qui se colorent de teintes ravissantes au soleil, et embaument de leurs parfums rustiques le vent un peu frais qui souffle par moments.

Oh ! l’éblouissement de ces plafonds, la profusion de ces dorures aux patines incandescentes ! L’église de l’Annunziata nous réservait cette surprise : un amoncellement extraordinaire, une richesse inouïe de sculptures fouillées et refouillées disparaissant sous une coulée d’or qui évoque des largesses de milliardaires, et restant, sous les feux innombrables allumés dans cette voûte de métal précieux, d’un bon goût parfait et d’une somptuosité presque discrète et légère. Dehors, l’averse de lumière ne parvient pas à dissiper immédiatement les éblouissements de ce que je viens de voir.

Via Balbi, le palais royal s’ouvre dans l’éclatante blancheur des vestibules où se développent de merveilleux escaliers de marbres rares. Au delà de la cour d’honneur s’éploient les jardins disposés en terrasses, d’où l’œil suit, avec quelle complaisante et exquise attention ! le panorama de Gênes appuyée sur les collines, tournée vers la mer sous un chaos de dômes, de campaniles, de terrasses, de toits rouges et plats, de tours blanches, auxquels se mêle la verdure. La mer s’étend toute bleue au-devant de Gênes, toute bleue, un peu houleuse. Dans le port les bateaux se balancent, et je vois d’ici les longues aiguilles des mâts, la pesanteur massive des coques noires parmi le réseau très fin des agrès et des cordages et les mobiles miroitements des vagues. Le palais Balbi continue, de l’autre côté de la rue, la montée des jardins royaux : c’est un enchevêtrement de colonnes et de portiques qui s’ouvrent à la lumière de toutes parts envahissante. Rien de moderne ne peut rendre cette sensation de vieux, de passé somptueux résistant si bien à l’anéantissement des siècles que, de ces escaliers, il semble, comme tout à l’heure au seuil d’autres palais, que vont descendre dans un instant les personnages en pourpoints d’écarlate, en toques de fourrures aux aigrettes de pierreries : les hallebardes von tomber sur les marbres sonores, annonçant la venue du maître. Et, fascinés, les yeux attendent, perdus dans un rêve, le défilé d’une escorte gravissant ces marches, projetant ses ombres magnifiques sur les murailles peintes qui, familières, ne s’étonneraient pas de leur retour, toutes pleines encore du souvenir de ces grandes figures englouties dans l’au-delà !

Nous devions partir immédiatement, quitter Gênes après en avoir à peine effleuré de nos regards toutes les magnificences, mais on nous supplie de voir encore au moins le Campo Santo. Et nous allons très loin, en dehors de la ville, au fond d’un val que sillonnent les tramways, le chemin de fer, et d’où, par instants, on aperçoit la traînée lumineuse de la mer. Enfin se distinguent les lignes unies et monotones du Campo Santo. Nous arrivons. Des couloirs très profonds, avec un faux air de cryptes très hautes. Sur le sol un éparpillement de couronnes, verroteries poussiéreuses ou chiffons décolorés qui pendent lamentables ou s’égrènent sur les montures rouillées des fils de fer ; fleurs artificielles semblables à de lentes et tristes agonies de fleurs véritables veillées par quelques cierges aux flammes espacées, pâles dans une demi-clarté qui vient on ne sait d’où. Et cela est navrant, ces hauts et longs couloirs où gisent dans les casiers répartis contre des murs étiquetés, les pauvres chères dépouilles tant aimées, où dorment le dernier sommeil les yeux éteints qui ont joui comme nous des splendeurs de Gênes la superbe. Et puis, autour d’un cimetière, véritable celui-là, sur quatre côtés, courent les arcades innombrables de beaux et uniformes portiques. Tandis qu’au milieu sont les tristes croix de bois des miséreux qui n’ont droit qu’à la terre, qui n’ont droit à aucun autre mausolée que les fleurs en touffes, les verdures dans la belle saison, et, dans l’hiver, la neige scintillante avec les sveltes balancements des cyprès, — sous les arcades sont les monuments des riches, les marbres coûteux érigés en apothéoses, en allégoriques enlacements ; fantômes blancs et immobiles sous qui l’on devine de noires et mobiles décompositions !… Et combien tristes ces membres figés dans des gestes sans idéal par le jeu facile d’une virtuosité sans grandeur ! Chaque famille s’est appliquée pieusement à rappeler les traits des chers absents, leurs attitudes coutumières, mais avec quelle recherche puérile de détails et quelle absence de mouvements vrais, quand il faudrait si peu de chose pour réveiller dans le cœur l’affaissement des pensées endormies et faire couler des larmes ! Non, on a voulu surtout des corps et des vêtements : un chapeau est soigneusement creusé jusqu’à la coiffe où l’on cherche la marque de fabrique ; des chaussures portent le long des cuirs assemblés la piqûre des aiguilles qui les ont cousues ; ce sont des pantalons qui tombent, impeccables, sur des talons fort bien tournés et laissent deviner le drap dont ils sont fabriqués ; des coiffures de femme ornées de fleurs et de plumes qui remuent peut-être au souffle du vent ; des mantilles où chaque maille du tissu ouvragé se distingue de l’autre ; puis des châles dont aucun effilé n’est omis et des gants avec leurs boutons et la saillie des bagues sous le chevreau ; des rubans, des chapelets, des volants de dentelle, des mouchoirs dans les mains entrouvertes, reproduits à merveille, patiemment brodés, cousus, tricotés et frisés dans le marbre ! Mais c’est trop peu en vérité pour émouvoir, que la science maniérée des ouvriers habiles à copier les étoffes jusqu’à en faire des trompe-l’œil, jusqu’à faire se demander en voyant les cassures des soieries, les raideurs des satins, les plis des larges manteaux, si l’on n’est pas en présence de pétrifications d’objets véritables.

De rares envolées de génie ; à peine, très clairsemées, quelques-unes de ces œuvres qui font passer dans les veines le frisson de vie magnifique dont s’anime le marbre même. Le Campo Santo est un musée, moins encore, une exposition de sculptures vieillottes, à cause des costumes trop modernes, à cause des modes dont l’histoire ne s’est pas encore emparée et ne s’emparera jamais, et que l’on trouve ridicules, et qui feraient sourire presque, si la Mort planant sur les tombeaux n’apportait ici l’écrasante majesté de l’humilité qu’elle suggère !

Et les regards s’arrêtent sur les petits monticules de terre d’où s’élèvent les simples croix de bois ; les fleurs jaillissent des pauvres cendres, leurs parfums viennent envelopper les marbres glacés, et sous les corridors poussiéreux et sans lumière, la brise passe, emportant l’incessant murmure des feuillages clairs qui se frôlent, balancés sur les tiges frêles…

Sur la route nous croisons des voiturées d’ulsters et de casquettes jaunes à carreaux des Cooks’tourists, Bædeker en mains, qui vont à leur tour, tandis que nous rentrons dans Gênes, visiter le Campo Santo. Il y aurait, pour eux, ample moisson de souvenirs sur les monuments du cimetière, toutes choses menues et fragiles, faciles à détacher pour ces iconoclastes grands collectionneurs de futilités, démolisseurs persévérants et tenaces des statues et des monuments. Sans doute, leur admiration va se porter tout entière du côté des tours de force insignifiants ; ils passeront vagues devant les archanges insexués, aux corps fuselés serrés dans les plis de leurs dalmatiques, aux beaux yeux égarés vers des régions sereines que leurs ailes éployées semblent vouloir atteindre ; monuments merveilleux, ceux-ci, qui déjà, dans mon esprit, se classent, effaçant la mesquinerie des gravures de modes, planant de toute la calme beauté de leurs visages adolescents, de toute la perfection de leurs hiératiques attitudes, dans la splendeur des marbres-diamantés.

Du sculpteur inspiré songes harmonieux,
Muets à notre oreille et qui chantent aux yeux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il est midi ; des clochers, glissent sur les toits aux tuiles roses et tombent dans les rues éclaboussées de lumière, les douze coups lentement chantés, graves, sévères, et fêlés aussi comme les voix de leurs sœurs les cloches du matin. Ils prennent une forme palpable ces coups répétés à l’infini, recommencés par un campanile quand un autre vient d’achever le martèlement de ses heures. On dirait la clameur de quelque chose de vivant qui pleure d’une voix chaque jour plus cassée l’éloignement, chaque jour, chaque heure, plus grand, du temps où la vie s’écoulait aimable et douce dans les palais de marbre peuplés de dames aux vêtements raides et dorés suivies, la main dans la main des chevaliers aux gestes alourdis d’armures, par les pages court-vêtus, emprisonnés, sveltes et élégants, dans les soieries chaudes et les blasons brodés ; figures invraisemblables de vieux missels enluminés de pourpres, de vermeils et de mauves, qui ont existé pourtant et dont les ombres s’agitent aux carrefours, entre les vicoli de Gênes, parmi les buées d’or du midi radieux : pâleur des visages de femmes, force mâle des grands aventuriers, effronterie charmante des pages effilés, grâce mutine de leurs beaux yeux las d’une innocence qui leur pèse.

Gênes étincelle, et puisque nous devons bientôt la quitter, qu’au moins restent dans nos regards ses blancheurs assises au fond du golfe de verdure ; l’enivrante vision de ses palais de marbre, de ses rues belles comme des basiliques, le soir, quand s’allument, pareilles à des chapelles, les vitrines des marchands ; de ses ruelles étranges où chantent des voix berceuses et puériles, où semblent revivre quand même, malgré l’envahissante banalité du présent, les poétiques agitations du passé, tellement que, à chaque pas, la foule disparue semblait me suivre, sur chaque pierre découpait ses ombres grandioses, partout étalait le rutilement de ses splendeurs, les raffinements de sa magnificence et que j’aurai vécu ces heures trop brèves côte à côte avec cette vision doucement obsédante, dans les froissements des soieries, dans les caresses des velours, dans l’invincible enlacement des regards de femmes que je n’ai jamais vues, mais que je devine à travers les siècles, et que j’aime pour ce qui reste de leur beauté irrémédiablement attaché aux murailles, aux verdures, au ciel de leur belle cité !

Et, la quittant, Genova la superba, je salue la grande ombre de Colomb vers qui, sur cette place dell’Acqua Verde enfouie dans les maisons roses, s’inclinent en ce moment, courbées par le vent qui passe, les palmes flexibles aux mille pointes dorées sous le soleil…


Dans le compartiment du train qui doit nous emporter vers Rome ont déjà pris place deux jeunes gens qui regagnent, les vacances de Noël terminées, leur École navale à Livourne. Ils déjeunent avec un appétit plus réjouissant à voir que leurs physionomies qui ne paraissent pas extraordinairement enchantées de nous voir partager leur société. Le train est presque au complet partout ; nous n’avons pas le choix, et d’ailleurs nous roulons avant d’avoir eu le temps de chercher un milieu plus sympathique. Je me réjouis de retrouver autour de moi les yeux clairs des jeunes gens au nombre desquels je n’ose déjà presque plus me compter, mais je suis forcé de convenir que malgré leur uniforme coquet, les broderies épaisses de leur casquette, la ceinture vernie qui retient une dague très courte et fort jolie avec ses garnitures dorées et sa poignée de nacre, nos petits officiers n’ont pas le type généralement élégant de par ici, ni l’air aimable.

Un arrêt : la Spezia ; nos voisins, qui ne sont pas arrivés cependant, descendent et vont porter ailleurs leurs désobligeantes façons. Mais il était dit que nous aurions, malgré tout, un petit marin auprès de nous. Aussitôt disparus, un de leurs jeunes camarades au guet — sa valise à la main — d’un coin où se caser, veut bien nous donner la préférence, et très gentiment, très gaiement, fait usage de toutes ses connaissances de notre langue, qu’il parle fort bien du reste, pour me remercier du léger service rendu en l’aidant à l’installation de son modeste bagage. Et tandis que défile la rade de la Spezia, avec, sur une nappe magnifique illuminée de soleil, la masse énorme des cuirassés tout noirs, vautrés dans la lumière liquide des vagues, la conversation de notre gracieux compagnon fait oublier ses collègues maussades ; et c’est entre nous un assaut de remarques flatteuses sur chacune de nos belles patries. Nous essayons de nous prouver mutuellement que rien ne nous est étranger dans les arts et dans la littérature française et italienne, et je dois reconnaître que malgré ses seize ans notre petit Italien fait la meilleure figure du monde en abordant ces sujets. Ses yeux s’allument de convoitise au seul nom de Paris et de dépit en même temps de me céder le pas, lui qui ne connaît pas notre capitale, à moi qui vais à Rome pour la seconde fois.

— Mais, dit-il, mon père a vu Paris au moment de votre grande Exposition, et j’irai moi aussi, bientôt, dès que je serai de retour d’une croisière que nous devons faire autour du monde, après les vacances prochaines…

Le soleil va disparaître du ciel illuminé de clartés d’or pâle avec un imperceptible voile de brume, de poussière d’or aussi, jeté sur la surface de toutes choses comme dans les magiques tableaux de Claude Lorrain.

La nuit est venue déjà quand, à Lise vaguement aperçue, notre petit ami rajuste sa dague de nacre et d’or dans sa ceinture brillante et nous quitte pour le train de Livourne, emportant avec une cordiale poignée de main le souhait que je lui exprime de voir un jour les trois étoiles scintiller fièrement sur les parements de ses manches ; il comprend fort bien, s’échappe en riant et se perd dans l’obscurité.

Et nous voilà de nouveau emportés avec une rapidité vertigineuse, livrés à nous-mêmes dans le balancement monotone des voitures, dans le vacarme toujours pareil aussi, le glissement sur les rails, les plaintes des essieux, le bruissement des chaînes et les hurlements de la vapeur qui s’échappe en sifflets assourdissants. Nous côtoyons sans cesse la mer, nous traversons les plaines immenses des Maremmes avec, toujours à notre gauche, la silhouette confuse et éloignée des Apennins, et à droite la mer qui, paisiblement, charrie des reflets chatoyants comme des miroitements d’acier bleui.

À Grosseto, le buffet de la gare avec une grande table qui ressemble aux naïves ornementations d’un mois de Marie dans quelque petite chapelle de religieuses. Sur la nappe très blanche, de grands candélabres d’argent, toutes bougies allumées, éclairent des gâteaux revêtus comme à Gênes de sucreries et de fioritures où l’or se mêle à toutes les couleurs. Entre des vases de faïence peinturlurée qui contiennent des fleurs, les jolies petites bouteilles de Chianti clairet emprisonnent leur forme ronde allongée en un col gracieux dans les tresses d’un osier fin qui s’arrête en chemin et semble vouloir laisser leurs épaules découvertes. L’intérieur de cette station est plutôt fruste et les grands candélabres d’argent viennent, on dirait, d’être sortis des armoires pour quelque grande cérémonie qui va se passer là tout à l’heure quand seront éloignés les indiscrets occupés à défaire les arrangements puérils de toutes ces petites choses si bien en place sur les nappes blanches, entre les fleurs et les bougies qui font jouer à travers les flacons de verre blanc les rubis du Chianti parmi les reflets vermeils des oranges. C’est une joie pour les yeux, après les ténèbres du chemin, que ce tableau d’une physionomie, d’un rococo ravissants, très apprêté et très simple à la fois et si franchement italien.

Le wagon-restaurant me paraît quelconque et sans charme, tellement dépourvu de ce cachet local qui, tout à l’heure, débordait en couleurs éclatantes. Nous retrouvons avec joie cependant les fluettes et joyeuses bouteilles de Chianti, semblables à celles des petits étalages, sur l’autel du mois de Marie, au buffet de Grossetto…

Nous approchons de Rome, une grande lueur est projetée dans le ciel et flotte, pâle des pâles incendies de l’électricité, au-dessus de la Ville Éternelle. Très prosaïquement, sans aucune espèce de recueillement, nous nous engouffrons sous la gare, d’où nous sommes entraînés, par un dédale de rues sombres ou crûment éclairées, jusqu’à l’hôtel, près de la place de Venise, sur le Corso ponctué par des globes électriques suspendus au milieu de la voie, grosses perles lumineuses qui finissent là-bas au loin vers la place du Peuple…

Le vent souffle très froid et glace davantage encore l’entrée si dépourvue d’enthousiasme que nous venons de faire dans cette Rome très aimée où pas une âme ne s’agite à l’heure silencieuse qui nous reçoit…