Partenza… vers la beauté !/Chapitre VII

Ambert & Cie (p. 46-54).

VII

Samedi, 26 décembre.

Le matin, de bonne heure, l’avenue de la Gare tout éclatante de lumière pure et fraîche ; la place Masséna largement ensoleillée. Plus loin, vers la mer, dans les ruelles étroites, les boutiques s’ouvrent, et sur leurs devantures s’amoncellent les paniers ; entre des feuillages glisse la tentation des oranges d’or et de vermillon, des mandarines savoureuses, et la pâleur acide et fuselée des citrons pareils à d’énormes cocons de soie. Sur les pavés s’étalent les corbeilles fleuries, sans apprêt, sans coquetterie. Les mimosas essaiment leurs feuilles menues de pépites veloutées et caressantes, et l’air s’emplit de leur parfum. Les anémones rustiques s’habillent de rouge ou de mauve. Les iris royaux élancent les poupres et les violets de leurs pétales ouverts et retombants avec une grâce souveraine. Les résédas allongent leurs petits cônes bronzés si discrètement odorants. Les œillets triomphants priment les marguerites de porcelaine blanche au cœur ensoleillé ; tous exquis de tons et de nuances, ces œillets ; il en est d’épaissement rouges dont la sève se gonfle à fleur de peau comme du sang sous les lèvres voluptueuses ; d’autres sont presque noirs dans leur violet écarlate ; les jaunes pâles font songer aux premières étoiles du soir qui naissent de l’or crépusculaire ; les blancs neigeux répandent des senteurs violentes, suaves et troublantes ; des chairs roses se bercent, sensuels, sur leurs tiges frêles ; des panachés résument dans la frisure de leurs pétales les baisers ardents, la ciselure de l’or fin, les veloutés noirs des pourpres ténébreuses et les ivoires fraîchement travaillés. Les violettes se penchent sur les bords de l’osier tressé, l’imprègnent de leur haleine friande qui volète dans l’air, distincte de toutes les autres, douce et pénétrante et reposante comme le demi-deuil charmant et puéril de leurs corolles qui n’osent s’entr’ouvrir. Et c’est, côte à côte, dans chaque corbeille tressée de jonc et d’osier, une pyramide de gemmes délicates ou, si l’on veut, un rire épanoui de petites créatures vivantes et désirables, vêtues de brocarts précieux, de soies changeantes, de velours épais et lourdement drapé, de lin blanc tissé en réseaux imperceptibles par les fées des tièdes nuitées et des aubes adolescentes…

Dans Nice tapageuse et effrontée ce sont précisément les ruelles modestes, les étalages simplets qui séduisent ; et c’est une joie de partir avec, dans les regards, cette saine vision de plein air du marché aux fleurs.


Et maintenant, en route vers l’Italie, en route ! Nous allons entendre bientôt l’incessant refrain qui, chaque jour presque, va nous pousser toujours plus avant dans le Sud et qui, hélas ! aussi nous suivra à notre retour auquel, déjà, je pense tristement quand je ne devrais songer qu’à me réjouir, puisque, à l’extrémité du ruban de fer qui se déroule du côté de Vintimille, j’entends le gai : Partenza !…


Menton s’efface, et c’est Vintimille, avec déjà je ne sais quoi de rudement parfumé, d’étrange, d’une saveur de bazar oriental. Vintimille, d’ailleurs, est très sale et se rapproche en cela des villes de l’extrême Sud. Mais j’adore ce piment bizarre qui demeure pour moi inséparable des souvenirs trop restreints de mes chères promenades dans Séville, dans Ronda et Tanger, adorables malgré leur malpropreté, sensuelles et plaisantes, quand, une fois compris ces haillons qu’il faut savoir aimer, leurs charmes apparaissent souverainement tendres, captivants et irrésistibles, vous retenant tout entier par le délicieux arôme et le ragoût de leurs voluptés…

Nous traversons de jolis villages ; mais le train file, les haltes sont rares ou courtes, et nous perdons de ne point voir les types simples des champs. Quelques beaux visages se sont montrés dont la finesse surprend ici ; des jeunes garçons bruns aux traits réguliers ; des femmes aux cheveux épais et noirs, qui grimacent à cause du soleil et découvrent leurs dents blanches en clignotant leurs yeux perçants ; et les petits enfants, hélas ! naïvement effrontés, apprennent déjà ce métier de mendiant, fléau ravageur de toute l’Italie ; ils tendent leurs mains sales, et leurs parents les imitent, tant la misère est atroce par ici, et invétéré ce besoin de mendier conduit à se développer davantage, à mesure que nous descendrons dans l’Italie méridionale, parfois sous une forme moins gracieuse et différente du joli regard implorant des bambini qui se précipitent vers nous et se feraient écraser entre les roues des wagons pour quelques centimes.

Souvent, à la traversée rapide d’une bourgade, c’est un coin merveilleux et agreste, murailles halées supportant avec peine un escalier grimpant en plein air vers quelque grenier, quelque loggia ouverte sous la toiture mal équilibrée par des colonnettes de bois entortillées de plantes grimpantes. Les grappes de fleurs, longues et retombantes, rouges, violettes ou blanches, dans un espace très court, hâtivement, précipitent jusqu’à nous leurs odeurs subtiles. Des vergers s’encadrent d’allées bordées de pilastres reliés entre eux par des poutres à peine dégrossies, mais d’une rusticité légère, car les vignes y courent librement et se tordent avec les feuillages d’or, de bronze et de cuivre oxydé des vignes vierges et des lierres. Et quand ces galeries ajourées se haussent sur un mur en terrasse, l’effet est des plus charmants et d’une idyllique simplicité ; l’œil cherche les mains qui s’enlacent, les regards qui se croisent, les seize ans qui chantent l’éternelle chanson dans l’apaisement et la sérénité du soir, devant la mer infinie, sous l’amoureux enlacement des lianes.

La lune se lève pâle, estompée dans la pâleur presque de même couleur du ciel mêlé de bleu très atténué dans l’or et l’argent d’un crépuscule blanc ; puis cette lune monte silencieusement, plus éclatante à mesure que décroît le jour… Là-bas une lumière brille déjà, puis deux autres aperçues en même temps, puis tout d’un coup des milliers aux approches d’une ville… les lumières diminuent, s’éloignent, s’éteignent et l’ombre seule persiste, étendue sur toutes choses, voilant d’un brouillard léger la surface de la mer phosphorescente sous les reflets lunaires.

Des usines, une gare noire, bruyante, sifflante et hurlante où nous stoppons, nous diraient assez que nous approchons de quelque ville fameuse si nous ne savions exactement que Gênes est là tout proche. Mais cette première vision de choses si enténébrées, malgré les mauvaises lueurs jaunâtres des lampes, nous fait craindre une immense déception, si c’est de la sorte que s’annonce la superbe Gênes, dans les chocs de ferraille et les odeurs huileuses, frappant et empuantant les grands murs couverts de suie de la gare d’embranchement. Un peu de ciel réapparaît, bienvenu après cette vision d’enfer ; un phare resplendit en avant, sur la mer que nous ne voyons pas encore, que nous ne verrons pas, ensevelis entre les maisons très hautes, d’une hauteur qui nous étonne et paraît plus grande encore dans la lumière très vague et très indécise poignardée en tous sens par les lames brillantes des lampes électriques.

Voici Gênes !

Étrange impression ressentie dès les premiers pas, le soir, dans les belles rues dallées ; la ville me paraît remplie de pâtissiers, mais de pâtissiers élégants, aux menus étalages parés de feuillages d’or et de fleurs rouges, bien tranquilles sous les lumières nombreuses. Les gâteaux sont jolis comme un dessert de conte de fée, perlés de sucres richement travaillés et ciselés, rehaussés de couleurs fines et d’anis multicolores avec des irisements de nacre, de perles, qui sont de minces dragées recouvertes d’argent brillant. J’admire l’ingénieux apparat de ces décors, de ces enguirlandements de fruits glacés parmi les succulentes verdures d’angélique enveloppées de beaucoup de papiers dorés qui, sous la rampe d’éclairage, doivent horriblement tenter les robustes petits bambini vite accourus, pour voir, des ruelles étroites, en s’appelant par des noms si jolis ; de ces ruelles plus charmantes encore que les larges voies emplies de monde, ces ruelles aux allures de coupe-gorge, pacifiques maintenant, mais terribles autrefois, sans doute, avec leurs maisons abruptes, aux corniches saillantes qui se rejoignent et laissent entre elles un mince filet de ciel bleuté où se jouent, comme chez les confettieri, ces morceaux de papier doré que sont les étoiles.

Les carrefours sont innombrables, où se rencontrent et se divisent plusieurs de ces hauts et longs couloirs qui grimpent du port vers le sommet de la ville en pentes douces ou raides, en degrés de granit toujours extrêmement propres. Ce soir, des chanteurs occupent les oisifs, et font la joie des gamins trottant pieds nus d’un carrefour à l’autre pour ne perdre aucun refrain de ces concerts en plein vent.

Dans un passage étroit, quelques jeunes gens forment un groupe singulier ; ils sont quatre ou cinq en rond, enlacés étroitement, les bras passés autour du cou, d’une épaule à l’autre, de façon que leurs lèvres se touchent presque et leurs haleines se confondent. Intrigué, je m’avance : une voix s’élève, éclatante, de l’une des bouches réunies, éclatante, exquise, sonore et brève, telle que sa fraîcheur juvénile éveille aussitôt en moi les souvenirs lointains des chantres mutilés de Saint-Jean-de-Latran et des ardentes mélopées de Séville. C’est le soprano aérien ; ses vocalises claires s’épandent au loin, forment un réseau enveloppant de guipures soyeuses dont les mailles s’élargissent et se resserrent, et doucement, mollement, broient l’âme et le cœur petit à petit, mais à coup sûr, en câlines étreintes subies sans résistance, recherchées au contraire et qui laissent un vide immense dès qu’on ne les sent plus. Le soprano s’est tu ; un mezzo-soprano lui répond. La voix la plus étrange et la plus émouvante que je connaisse ! Elle semble s’échapper du corps insexué d’un archange douloureux, et, flottante, caresse également les lèvres pures et ingénues d’un enfant ou les lèvres inquiètes et tremblantes de désirs imprécis de l’adolescent étonné en qui la chair vient de tressaillir. Et bouche contre bouche, en sourdine, s’unissent les lentes psalmodies des jeunes hommes, les couplets mélancoliques et berceurs, mués en marches vives, guillerettes, joliment cadencées sur les paroles italiennes pliées aux caprices des habiles chanteurs ; la cantilène berceuse s’achève en langoureux appels d’amour, raisonnables d’abord, exaspérés ensuite en cris mâles et volontaires diminués, éteints, jusque dans un frémissement de passion qui semble traduire le baiser musical de ces jeunes lèvres, l’étreinte harmonieuse de ces jeunes corps…

Autour d’eux la foule passe indifférente. Ils chantent donc pour le seul plaisir. Leur mise simple et soignée indique assez d ailleurs qu’ils n’attendent rien des passants. Je les entends encore plusieurs fois, puis ils vont porter plus loin leurs étonnantes vocalises. Je me souviendrai longtemps de la splendeur de ces chants dans le beau soir de Gènes, de ces voix pures de jeunes hommes et d’enfants dont le timbre surpasse encore en fraîcheur le charme de la voix féminine…

Au coin des rues, des Madones adornées en les dentelles pieuses, les dévotes fleurs artificielles et les ors mystiques et les simplettes fanfreluches, brillent sous les glaces qui les protègent, devant les lampes allumées et les cierges dont les flammes plient sous le vent et font couler d’énormes stalactites de cire blanche sans cesse allongées par les gouttelettes chaudes que pleure la flamme contrariée. Toute la ville paraît franchement heureuse et d’une gaieté tout en dehors, un peu puérile, bellement placée sous les regards des Madones saintes qui font en passant se signer les filles aux beaux yeux noirs. Les chapelles ressemblent aux confettieri et les confettieri sont pareils aux chapelles : feuillages dorés, fleurs rouges et naïves verroteries chatoyantes comme d’enfantines sucreries.

L’impression est complète, de l’extraordinaire, de l’imprévu tant recherché. Un charme très grand se dégage de cette foule amusée, jeune, semble-t-il, quelque peu sensuelle et folle, allant et venant entre ces maisons énormes qui, toutes, ont des allures de palais avec leurs portes immenses, leurs voûtes hautes éclairées par de majestueuses lanternes aux dimensions invraisemblables, riches de fers ouvrés et dorés, de bronzes ciselés et savamment patinés, tordus en rinceaux, en volutes sur l’éclat des marbres dont se revêtent à profusion les murs des vestibules amples comme des porches d’églises…

Pendant les premières heures de la nuit, le vent se lève et secoue violemment les fenêtres mal ajustées de ma chambre. Une véritable tempête pleure sous les portes, descend par les cheminées en plaintes déchirantes ; et cependant je sens en moi un grand calme qui n’est pas fait seulement de la joie quelque peu égoïste de me sentir abrité, mais aussi de la sérénité des chansons reprises à nouveau, douces et obsédantes, dans le demi-sommeil qui tombe lourd et clôt mes yeux encore éblouis des lumières de tout à l’heure ; et mon premier rêve s’enveloppe dans les vocalises berceuses des bouches roses et tremblantes mêlées aux orgues frissonnantes du vent…