Paris-Éros. Première série, Les maquerelles inédites/05

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 47-Ill.).
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V


L’Académie du quartier de l’Étoile. — Mme Olympe. — La pseudo-nièce d’un cardinal. — La messe blanche. — Dernière étape d’une aventurière.


Près de la place de l’Étoile, un hôtel encore, plus petit, mais d’aspect plus coquet que celui de la comtesse Julie, mystérieusement masqué par la verdure des arbres d’un parc minuscule. C’est le siège de l’Académie où la femme s’adonise, des amours colombines qui s’exhalent en mélopées soupirées, de l’art et de la science des tableaux vivants, où des vieillards discrets, à l’aspect sévère, magistral, viennent relire Virgile dans sa forme vénusienne, se saturer de visions paphéliques et se sustenter d’émotions viriles.

Des voitures armoriées, plus souvent de modestes fiacres, s’arrêtent discrètement, dès le crépuscule, quelquefois aussi au grand jour, devant la porte bâtarde de cette oasis. Des femmes élégantes, aux dessous riches et parfumés, en descendent, donnent des instructions à leur cocher, qui s’éloigne aussitôt ; des jeunes, au visage angélique nimbé de mélancolie ; la femme de trente ans, ardente, passionnée, dévorée du culte générateur, se révélant par le feu sombre de ses yeux encavés ; des matrones aussi, grassouillettes, potelées.

Séraphine, le dragon qui veille à la porte de ce jardin d’Hespérides aux pommes prohibées, les yeux chastement baissés, coiffée de bandeaux à la vierge, reconnaît chaque visiteuse.

Qui que l’on soit, il faut posséder le mot de passe.

— Que désire Madame ?

Vénus et discrétion.

— Madame est au salon.

Une sonnerie électrique retentit. La visiteuse est annoncée à l’intérieur. Une jeune fille, accorte, jolie comme l’amour, l’attend en haut du perron.

— On attend Madame.

C’est discret, stylé.

C’est une amie qui a compté les jours depuis le moment où elle a dû suivre son mari à Constantinople.

— Olympe, mon Olympe chère, que je suis heureuse de te revoir. Si tu savais combien tu m’as manqué pendant ces trois longs mois d’absence !

— Chère comtesse ! cher amour ! Toujours belle, toujours fraîche, toujours aimante, plus aimée encore !

Elles s’embrassent, bouche sur bouche, la langue entre les dents.

— Es-tu libre ?

— Jusqu’à minuit.

— Partie carrée, veux-tu, pour le renouveau ?

— Des bonnes filles ?

— Madeleine, Joséphine ; des bijoux.

L’intérieur est tout luxe, tout art, tout artifice.

L’antichambre est un hall. Quatre statues symboliques de Vénus, en marbre blanc, la décorent : Murcia — les amours champêtres, — Verticordia — l’amour qui trouble les sens et l’esprit, — Astarta — l’étoile des poètes, — Genitrix — l’amour qui enfante.

À droite, le grand salon circulaire, tendu de draperies orientales. Pour plafond, une glace. Un épais tapis sous les pieds ; au fond, le piédestal des tableaux vivants. Autour, des divans séparés par des guéridons de Boulle. Partout des fauteuils, des poufs, des tabourets, des coussins.

Faisant suite, le petit salon, tendu de brocart : divans, guéridons, chaises longues. Dans le grand boudoir, tendu de mousseline : divan-lit, longue chaise à trois sections, se prêtant à toutes les combinaisons, guéridon, étagère à parfums, glace au plafond. À côté, salle de bain et cabinet de toilette.

À gauche, trois boudoirs avec leur cabinet de toilette et leur salle de bain.

Derrière, la véranda et le jardin anglais.

Au premier étage, six somptueuses chambres de maître et cabinets de toilette.

Au deuxième, loge le personnel : six nymphes — des amours de jeunes filles — la femme de charge, la bonne et la cuisinière.

Mme Olympe gouvernait ce petit monde en grande sœur et elle en était adorée.

Elle avait trente-six ans, des yeux de velours scintillants sous de longs cils soyeux, des perles dans la bouche, un corps de Transtévérine ; c’est tout dire. Olympe était un nom de guerre ; la maquerelle se nommait Angelica Crosa. Sa patrie était Rome ; pour elle c’était toute l’Italie. À dix-sept ans elle sortait du couvent. Six mois après, elle était la maîtresse d’un sybarite, le vieux comte M…, chevalier de Malte, qui mourut bientôt dans ses bras d’une jouissance rentrée.

Un cardinal sut apprécier ses talents, il l’installa dans une villa à Frascati et lui alloua une pension mensuelle de mille lires.

Un soir que le prince de l’Église, épanoui dans un fauteuil, savourait sa beauté agenouillée à ses pieds, il eut une crampe, qui l’emporta ab intestat.

Elle prit le deuil et alla à Ravenne, où, se donnant pour la nièce de son amant, elle fut reçue avec honneur comme pensionnaire au couvent des sœurs de la Trinité.

Ardente, passionnée, fascinatrice, vampire des succions érotiques, elle ne tarda pas à convertir ces dames au culte de Lesbos.

Par ses suggestions, la supérieure, la révérende Mère Norphorina, en introduisit les pratiques dans la règle du couvent.

Elle lui avait persuadé, comme le tenant de son oncle le cardinal, que c’était par une pratique fervente de ce culte que Jésus se communiquait la nuit, en messe blanche, à sainte Thérèse et à la bienheureuse Marie Alacoque. Parole de cardinal vaut, pour une dévote, parole d’Évangile, et la nonne était dévote et superstitieuse.

Il est bien possible qu’Angelica le croyait aussi, car elle ne laissait rien à désirer comme dévotion et superstition. Son amant avait bien pu lui faire croire que cela était arrivé pour l’amener à l’exécution d’une pratique sollicitée.

Le culte de Lesbos fut définitivement inauguré, au couvent des Trinitaires, deux jours après cette conversation, sous les auspices de Jésus, de Marie et de Joseph.

À minuit, la communauté fut réunie dans le chœur de la chapelle, tous cierges allumés.

Au milieu avait été dressé un reposoir fleuri.

Les religieuses dévêtues étaient agenouillées au banc de communion.

La pseudo-nièce du cardinal prit la charge de présider au cérémonial de l’ordinaire de la messe blanche qui allait se célébrer.

Chaque religieuse reçut un numéro d’ordre.

Les cinq premiers numéros furent appelés.

Le no 1 fut couché sur le reposoir ; c’était l’épouse mystique.

Le no 2 alla s’agenouiller à ses pieds ; c’était l’époux mystique.

Les nos 3 et 4 s’agenouillèrent aux côtés de l’épouse, le bout de ses seins entre leurs lèvres ; c’étaient les témoins.

Le no 5, le dos tourné vers les agenouillées, embrassait la tête de l’épouse ; c’était l’ange.

La messe blanche commença avec une symphonie sourde de cantiques pieux.

Au banc de communion, on comptait les spasmes de l’épouse.

Les religieuses étaient aux anges, les jours de saintes extases étaient revenus. On en parlerait à Rome.

Un jour cependant, les célestes visions s’embrumèrent ; sœur Maria dell’ Annunciazione se leva avec un bouton aux lèvres. Le médecin consulté diagnostiqua un chancre. Bavard comme un Italien, il en parla à un ami, qui en parla à sa femme, qui en parla à son confesseur, qui en parla à l’archevêque, qui ouvrit une enquête.

Angelica fut priée d’aller ailleurs enseigner sa doctrine.

Il y avait peut-être une brebis galeuse dans le troupeau ; un ange qui avait la v… !

Cet accident pouvait aussi parfaitement provenir de la privation de soins hygiéniques, spéciaux, interdits aux religieux et aux religieuses comme favorisant les excitations à la volupté.

C’est cette absence d’ablutions qui donne aux congréganistes cette saveur fade qu’on nomme odeur de sainteté.

Cette constatation se rapporte également aux érotomanes des pourritures cadavériques.

Se trouvant sans emploi immédiat, la Transtévérine débarqua à Paris, où elle se rencontra avec la comtesse Julie qu’elle subjugua.

Leur intimité amena une cohabitation dont la convertie ne prévit pas d’abord les conséquences.

Le propre de la passion lesbienne conjugale est une jalousie soupçonneuse, asservissante qui, dans son paroxysme, se manifeste par des morsures, des coups de griffe, des crêpages et des sévices érotiques.

La comtesse Julie, fatiguée des scènes continuelles de l’Italienne, qui portaient le trouble dans sa maison et dans sa clientèle, l’amena à monter l’Académie dont elle lui fournit les fonds, sans préjudice de leurs bons rapports.

C’est ainsi que les mauvaises mœurs font les bonnes maisons.



L’Académie de l’Étoile.