Paris-Éros. Première série, Les maquerelles inédites/04

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 35-46).
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IV


Chronique de l’Œil-de-Bœuf : un souper chez la comtesse Julie.


Vue au jour cru, la salle des banquets des poteaux paraissait plutôt sévère. Les draperies chaudes dont les murs étaient tendus lui donnaient un air de solennité magistrale. L’immense hall, où la voix faisait écho, n’offrait dans son pourtour rien qui en révélât la destination voluptueuse.

Mais aux lumières de ses deux grands lustres et de ses torchères, lorsque les draperies, jouant sur leurs tringles de support, découvraient les glaces de revêtement, projetant en tous sens de longues continuités de plantes exotiques, de divans rangés autour de tables basses, luxueuses de cristaux, de fleurs et d’argenterie, c’était d’une féerie merveilleuse.

Pour un tel lieu, il fallait la passion de jouissance des dieux et la sagesse sybaritique des hommes, des corps et des gestes de déesses : l’aphrodisme olympien.

Rien ne manquait aux banquets hebdomadaires, ni l’Olympe ni le cortège des nymphes dont la nudité s’irradiait dans leur parure de fleurs ; coryphantes habiles et suggestives, versant l’ambroisie champenoise et allumant les sens.

Pour faire jaillir l’étincelle qui exaltait jusqu’aux extravagances de la prime jeunesse, les décrépitudes humaines qui y tenaient leurs assises, pour revivifier d’éthérisation les cerveaux ankylosés de sagesse diplomatique, de combinaisons métalliques, de science et d’art, aux cellules maçonnées, vingt Vénus étaient là, se divinisant d’orgies panthéistes, faisant revivre le cygne, le bouc, la génisse et la panthère sacrés, dégageant de tout leur corps les fluors combustibles, aspirés et aspirants, comme les fleurs aux puissants parfums, charmeuses dans le néant spirituel de leurs adorateurs, fétichés de visions indoues.

Il était curieux d’y voir lord Kornfull, la poitrine nue dans son peignoir ouvert, la main caressant les seins de Magoula, dialoguer en Platon avec le roi Cauda, flanqué, sur son lit de festin, de la belle Hollandaise et d’une jeune fille savante, sous son air d’innocence raffinée, le caressant en Hébés amoureuses.

— La corruption n’est qu’une forme de la lutte des appétits ; plus les gouvernements se démocratisent, plus la corruption tend à se généraliser, car elle est d’instinct dans les masses, tandis que la dépravation d’un principe ou d’un goût n’est qu’une évolution des intelligences raffinées, visant aux meilleures conditions de viabilité intellectuelle, disait le diplomate au prince.

— Je conçois qu’on préfère vivre une existence entière en quelques années de plein épanouissement que de la vivre végétative, sans continuité de sensations, pendant un siècle.

— La nature n’a pas fait l’homme pour vivre placidement, elle l’a fait pour l’action continue. Son épuisement n’est dû qu’à la stérilité de son cerveau, à l’ankylosement de ses sens, anémiés par la privation de ses communications avec la femme, le fluide régénérateur souverain. J’ai dit et je répète que la monogamie est la première cause de la dégénérescence humaine. Il faut à l’homme la diversité féminine pour épurer ses sens et aviver son activité cérébrale. La polygamie a été le plus bel âge de la Grèce : l’âge de la beauté, de la virilité, de la poésie et du génie. L’homme n’acquiert sa sublimité humaine qu’en la société de femmes, propres à son tempérament et au développement de son aphrodisme naturel.

— Vous paraissez beaucoup connaître la femme, milord.

— Je la connais depuis que les sens ont parlé en moi ; elles ont été le parfum de ma vie, c’est à elles que je dois, à soixante ans, la puissance d’un amour sensuel insatiable. Dans les abattements, les écœurements de la vie, mes haines contre l’humanité perverse, c’est près d’elles que je me suis repris à la lutte : c’est en elles que, moderne Titan, je me suis infusé le sang généreux des héroïques combats. Je n’ai jamais quitté les bras d’une femme sans me sentir plus fort, l’esprit plus libre, plus vertueux d’audace ; une femme, c’est toujours la tyrannie, vingt sont des inspiratrices dévouées. À vingt-cinq ans, j’avais trente maîtresses qui ont été mes initiatrices. À quarante ans, j’étais aux pieds de toutes les femmes, que le magnétisme féminin dont j’étais pénétré par mes antériorités amoureuses, séduisait sans paroles, obéissant au geste, car la femme est la grande devineresse, la sensitive par excellence. Elle serait divine, si l’éducation bourgeoise qu’on lui donne, ne l’avait pervertie, de sens et d’esprit.

— Vous généralisez trop, milord.

— Non, altesse, il n’y a pas une idée dans mon cerveau qui ne soit la personnification d’une femme, roturière ou grande dame. Voici un fait qui démontre bien la puissance d’attraction que possède l’homme en commerce voluptueux suivi avec la femme, pluralité infinie. À trente ans, je n’avais qu’à paraître pour être désiré. Un jour, je me rencontre avec un ami qui venait d’épouser une admirable beauté, dont il était follement épris et qui paraissait le payer de retour. Une après-midi, je me présentais chez lui, pour lui faire mes adieux après avoir été retenu deux fois à dîner par sa charmante femme. Il était absent. Celle-ci me reçoit dans le salon domestique avec autant de prévenance que d’empressement, me fait voir la maison en me parlant des réelles qualités de son mari. Arrivés dans sa chambre, elle s’étend soudain sur le lit en me découvrant d’adorables trésors de séduction. Que se passa-t-il dans mon esprit ? Une imbécillité de bourgeoisisme. J’eus la stupidité de lui parler d’honneur et je m’en fis une ennemie pour la vie.

C’était une leçon dont j’ai profité.

— Vous prétendez que l’amour, ou plus simplement la volupté, doit primer l’amitié ?

— Aucunement, elle la fortifie. N’étant que secrétaire d’ambassade, je me trouvais un matin, je ne sais trop comment, dans le boudoir de la femme de mon ambassadeur, que je surpris dans une nudité ravissante. Comme peine à mon outrecuidance, elle ne me recommanda que le secret et la promesse de revenir. Dès ce jour, je devins le commensal de la maison, le favori du mari. La femme était divine et son mari avait six ou huit maîtresses ; je faisais donc son jeu en jouant le mien.

— J’avoue que vous me surprenez. Je ne compte que des amours vénales dans ma vie.

— Parce que vous êtes prince, appelé à régner et que vous avez mis vos désirs à l’encan. Pour être réellement aimé et pour aimer réellement dans toute l’ardeur sympathique des mystères voluptueux, il ne faut être ni besogneux, ni prodigue. La femme n’aime véritablement que l’homme qui possède la clef de ses sens, qui en connaît la gamme et l’achromatisme, qui a pénétré sa dépravation intime.

— Qu’entendez-vous par dépravation intime ?

— Il faut distinguer la dépravation de la perversion ; c’est essentiel dans l’analyse des sentiments. J’entends par dépravation intime, la novation qui s’accomplit, soit par éducation ou révolution, dans nos goûts et nos sentiments ; cette dépravation en est le perfectionnement ou l’abaissement. Elle sera ou sublime ou bestiale, suivant le mode d’action et le milieu où le phénomène éthique se produit. Prenez l’être humain, dont la volupté ne s’est exercée qu’incidemment dans des jouissances fortuites, ou manœuvrièrement dans l’accoutumance maritale. Dans l’un comme dans l’autre de ces deux cas, c’est un être incomplet, dont les goûts et les sentiments doivent fatalement se bonifier, si, la passion aidant, il parvient, par l’éducation intuitive ou enseignée, à mieux apprécier le champ d’action ouvert au libre exercice de la volupté. Et je pose en fait, assuré d’ailleurs par l’expérience, que pas plus que les rencontres amoureuses fortuites de deux êtres ne peuvent inspirer l’amour complet, l’exercice du droit marital ne peut en déterminer la stabilité. L’homme, la femme, aime une heure, un jour ; pour la continuité de la suggestion, de l’attraction, il faut la science de la volupté, qui sublime les sens ; il faut que l’idée domine la chair. La volupté imaginative est intense, toujours active ; celle qui n’a pour inspirateur que l’ardeur naturelle est furtive, éphémère. Vous me comprenez, Altesse.

— Parfaitement, même mieux que vous ne l’expliquez.

— Il doit en être ainsi ; la volupté est d’intuition, ses dépravations ne s’enseignent pas ; elles se révèlent.

— Vous m’accorderez bien qu’il faut une initiation préliminaire.

— Point ; l’initiation est provoquée par un accident fortuit toujours, mais l’idée génératrice est dans l’être. Prenez n’importe quelle jeune fille, elle s’est fait un roman de l’amour, mais un roman où il y a toutes les surprises, toutes les épopées voluptueuses. Après deux ou trois mois de mariage qui ne lui ont permis que de lire les titres des chapitres de son odyssée maritale, elle s’écrie désespérée : « C’est ça le mariage ! il valait bien la peine d’en faire tant de mystère ! » Le livre vrai de la volupté, elle l’a vécu dans l’intimité de sa pensée et elle le revivra avec passion, avec délices, si un prince, charmant ou non, vient le lire avec elle.

— C’est-à-dire si un voluptueux la pervertit des sens et de l’imagination.

— Point ; la perversion est un état d’âme antérieur à l’éclosion des sensations amoureuses, elle n’est que l’atavisme de mauvais instincts. On ne se pervertit pas, on naît perverti. L’être pervers ne peut aimer, encore moins inspirer l’amour, tout de sympathie. Il n’y a que les voluptueux qui peuvent l’inspirer en en continuant les joies par la dépravation intellectuelle.

Cet entretien avait délicieusement éthérisé les acteurs de propulsions amoureuses qui entouraient le divan où le prince et l’ambassadeur représentaient l’élément aimable des voluptueuses agapes.

À un autre groupe de tables, le royal Cacao s’ébattait en fessant ses nymphes d’orties et en les faisant concourir dans d’érotiques flagellations.

Son mentor, le capitaine de marine Van Tott, racontait une histoire rosse.

— La Belle-Paulette naviguait depuis deux mois, le compas sur les Bermudes, lorsque je m’aperçus que les hommes de mon équipage avaient perdu leur insouciance habituelle. Je les voyais fureter inquiets dans les endroits sombres, haletants, maladifs. « Je sais ce que c’est, me dis-je ; ça manque de femmes à bord. » Je descends aussitôt à la cambuse, je fais percer un tonneau vide à demi-hauteur d’homme et je remonte sur le pont en laissant mes instructions au cambusier. Trois jours après, mes lascars chantaient clair.

Nous arrivâmes ainsi à Saint-Georges, le meilleur des ports du groupe bermudien, et, après avoir renouvelé notre cargaison, nous remîmes le cap sur Dokke-mer-Diep, où nous abordâmes sans autre aventure trois mois après.

Le navire était vieux ; les armateurs le vendirent à l’encan avec ses agrès et son mobilier.

À la criée, le père Jonas, cirier et brocanteur, connu de Rotterdam à Hertog-Bosch, acheta un lot de vieux tonneaux, dont un, rempli au tiers d’une matière blanchâtre solidifiée qui éveilla son attention. Il en détacha une parcelle grosse comme une noix, la flaira, la grignota et finit par la mastiquer à belles dents. « C’est de la cire, se dit-il. Bonne affaire. »

C’était une bonne affaire, en effet, car il en fit quatre-vingts livres de cierges qu’il vendit à raison de deux florins la livre à sœur Bello, la supérieure du couvent des Rosaristes de Harlingen.

Trois mois après, toutes les religieuses du couvent étaient enceintes.

— Ah ! les rosses, s’écria la grande Inès, surveillant les nymphes de service, qui, ensorcelées par la grivoiserie du Hollandais, entonnèrent la rosserie bien connue :

Esprit Saint, descendez en nous,
Ça me court le long des genoux.
Sœur Agathon a brûlé le torchon,
Lui faut un’ layette pour le poupon.
Foutue, se dit-elle,
Je ne suis plus pucelle.
Mais qui me l’a fait…, l’ange Gabriel ?
Bien sûrement, ce n’est pas un mortel.
Dig et dig, dig et don,
Gigolette, ma belle !
Tourne de la prunelle,
Dig et dig, dig et don !

Aux tables des satyrions, au milieu des cris de l’érotisme acerbé par la frénésie voluptueuse, on chantait :

Le bas du dos de la duchesse de Parme
N’est pas orné de ros’ ni de jasmin
Pour l’amour, il a cent fois plus de charme
Que les fleurs écloses du matin.
Lutins, c’est le soleil,
La lune du gai poète,
L’astre à nul pareil,
Le lustre de l’Hymète !
Pan ! pan ! pan ! fessons les belles nonnains,
Pan ! pan ! pan ! fessons les gaies putains.

Le champagne coulait à flots ; on le buvait au goulot.

Puis ce fut la mêlée, une bataille de fleurs et des verges. Hétaïres, allumeuses et satyrions s’enlaçaient dans une frénétique bacchanale.

Le roi Cauda et lord Kornfull, abandonnés de leurs Hébés, entraînées aux fureurs prostitutionnelles, jouissaient, en jupitériens lascifs, du spectacle de la saturnale érotique.

— Cela me rappelle mes belles années vécues aux Indes où l’érotisme est le dogme religieux par excellence, où la volupté a l’intensité des volcans en éruption, dit le diplomate. Là, pas d’entrave conventionnelle à la passion ; rien des absurdes préjugés sociaux. On y jouit par tous les sens ; on y raffine les combinaisons. La grande vertu y est la jeunesse, la science est l’infini des sensations. Tout est dans le tout ; toutes les parties participent à son expansion. Tout y est divin, parce que rien n’y est perverti par la sanction arbitraire. Voyez, Magoula, un des types le plus chaud, le plus accompli de la féminité dépravée, elle sait d’instinct que son centre est le foyer naturel de ses sensations ; elle l’exubère en prêtresse convaincue ; elle y rayonne dans ses grandes affinités. Son cerveau et son cœur n’en sont que les soupapes et non les enregistreurs, comme le prétendent encore les vieilles badernes de la scolastique morale. Observez-la dans les violentes vibrations de ses flancs, de ses cuisses et de sa croupe, quelle chaleur de vie ! quelle sublimité de la chair !

Ils philosophaient encore, lorsque Magoula et la belle Hollandaise, brûlantes, électrisantes, les enlevèrent dans le tourbillon des spasmes et des pâmoisons délirantes.

Toute la mythologie s’était recréée ; la terre était oubliée.

Puis, ce fut l’assouvissement paradisiaque ; le repos dans le néant des sens et de l’esprit.

Par-ci, par-là, des reprises lascives s’effondrant dans les baisers qui extravaguent les lèvres.

Les coryphantes serveuses, surexcitées, se retirent avec la grande Inès pour se délasser dans le sabbat lesbien.