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SCHEURER-KESTNER


Lebon m’autoriserait à faire parvenir à l’infortuné une lettre ouverte où je l’aviserais du prochain salut[1].

Le 15 septembre, Lebon, après avoir écouté mon récit avec son flegme habituel, refusa immédiatement de transmettre et, même, de recevoir la lettre que j’avais préparée pour Dreyfus[2]. La correspondance du déporté était lue dans les bureaux de la Guerre, où les indiscrétions sont fréquentes, et par le personnel pénitentiaire de la Guyane, qui lui est suspect ; ma lettre serait connue ; cela me créerait, à moi Juif, des ennuis.

Je remerciai Lebon de sa sollicitude : ayant l’habitude des responsabilités, je prenais celle d’écrire à un martyr que le premier vice-président du Sénat le croit innocent et s’occupe de lui.

Nouveau refus, sur le même ton calme, mais très formel. Lebon convint d’avoir lu une lettre[3] où Mme Dreyfus informait son mari « qu’une haute personnalité du Sénat avait pris sa cause en mains ». Il avait supprimé la lettre. Il ignorait qu’il s’agissait de Scheurer, mais il l’eût également arrêtée, s’il l’avait su[4].

Le dialogue, qui dura près d’une heure, ne tarda pas à devenir très vif : « Il est donc impossible de faire savoir à ce malheureux, qui désespère, qui se meurt, que le salut est proche ? — Je puis vous rassurer et vous pouvez rassurer Scheurer. Sa santé est fort bonne. D’ail-

  1. De Thann, 11 septembre 1897 : « Je vous engage à employer tous les moyens en votre pouvoir pour faire savoir au pauvre maudit que je suis convaincu de son innocence et que je m’occupe de sa réhabilitation ; il importe qu’il conserve son espérance afin de se conserver lui-même. »
  2. Voir, Appendice IV, le texte de cette lettre.
  3. Du 20 juillet 1897.
  4. Il avait laissé passer toutefois une autre lettre du 25 juillet où se trouvait cette phrase qui resta énigmatique pour Dreyfus : « Nous avons fait un pas immense vers la vérité ; malheureusement, je ne puis pas t’en dire davantage. »