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particulier, mais un assemblage de traits répandus dans cette espece de caractere ; & le critique a dû les recueillir pour juger l’ensemble, comme l’auteur pour le composer. Voyez Comédie.

Dans la tragédie, à l’observation de la nature se joignent dans un plus haut degré que dans la comédie, l’imagination & le sentiment ; & ce dernier y domine. Ce ne sont plus des caracteres communs ni des évenemens familiers que l’auteur s’est proposé de rendre ; c’est la nature dans ses plus grandes proportions, & telle qu’elle a été quelquefois lorsqu’elle a fait des efforts pour produire des hommes & des choses extraordinaires. Voyez Tragédie. Ce n’est point la nature reposée, mais la nature en contraction, & dans cet état de souffrance où la mettent les passions violentes, les grands dangers, & l’excès du malheur. Où en est le modele ? Est-ce dans le cours tranquille de la société ? Un ruisseau ne donne point l’idée d’un torrent, ni le calme l’idée de la tempête. Est-ce dans les tragédies existantes ? Il n’en est aucune dont les beautés forment un modele générique : on ne peut juger Cinna d’après Œdipe, ni Athalie d’après Cinna. Est-ce dans l’Histoire ? Outre qu’elle nous présenteroit en vain ce modele, si nous n’avions en nous dequoi le reconnoître & le saisir ; tout évenement, toute situation, tout personnage héroïque ne peut avoir qu’un caractere de beauté qui lui est propre, & qui ne sauroit s’appliquer à ce qui n’est pas lui ; à moins cependant que rempli d’un grand nombre de modeles particuliers, l’imagination & le sentiment n’en généralisent en nous l’idée. C’est de cette étude consommée que s’exprime, pour ainsi dire, le chyle dont l’ame du critique se nourrit, & qui changé en sa propre substance, forme en lui ce modele intellectuel, digne production du génie. C’est sur-tout dans cette partie que se ressemblent l’orateur, le poëte, le musicien, & par conséquent les critiques superieurs en Eloquence, en Poésie, & en Musique : car on ne sauroit trop insister sur ce principe, que le sentiment seul peut juger le sentiment ; & que soumettre le pathétique au jugement de l’esprit, c’est vouloir rendre l’oreille arbitre des couleurs, & l’œil juge de l’harmonie.

Le même modele intellectuel auquel un critique supérieur rapporte la tragédie, doit s’appliquer à la partie dramatique de l’épopée : dès que le poëte épique fait parler ses personnages, l’épopée ne différant plus de la tragédie que par le tissu de l’action, les mœurs, les sentimens, les caracteres, sont les mêmes que dans la tragédie, & le modele en est commun. Mais lorsque le poëte paroît & prend la place de ses personnages, l’action devient purement épique : c’est un homme inspiré aux yeux duquel tout s’anime ; les êtres insensibles prennent une ame ; les abstraits, une forme & des couleurs ; le soufle du génie donne à la nature une vie & une face nouvelle ; tantôt il l’embellit par ses peintures, tantôt il la trouble par ses prestiges & en renverse toutes les lois ; il franchit les limites du monde ; il s’éleve dans les espaces immenses du merveilleux ; il crée de nouvelles spheres : les cieux ne peuvent le contenir ; & il faut avoüer que le génie de la Poésie considéré sous ce point de vûe, est le moins absurde des dieux qu’ait adoré l’antiquité payenne. Qui osera le suivre dans son enthousiasme, si ce n’est celui qui l’éprouve ? Est-ce à la froide raison à guider l’imagination dans son ivresse ? Le goût timide & tranquille viendra-t-il lui présenter le frein ? O vous qui voulez voir ce que peut la Poésie dans sa chaleur & dans sa force, laissez bondir en liberté ce coursier fougueux ; il n’est jamais si beau que dans ses écarts ; le manége ne feroit que rallentir son ardeur, & contraindre l’aisance noble de ses mouvemens : livré à lui même, il se précipitera quelquefois ; mais il con-

servera, même dans sa chûte, cette fierté & cette

audace qu’il perdroit avec la liberté. Prescrivez au sonnet & au madrigal des regles gênantes ; mais laissez à l’épopée une carriere sans bornes ; le génie n’en connoît point : c’est en grand qu’on doit critiquer les grandes choses, il faut donc les concevoir en grand, c’est-à-dire avec la même force, la même élevation, la même chaleur qu’elles ont été produites. Pour cela il faut en puiser le modele, non dans les beautés de la nature, non dans les productions de l’art, mais dans l’un & l’autre savamment approfondies, & sur-tout dans une ame vivement pénétrée du beau, dans une imagination assez active & assez hardie pour parcourir la carriere immense des possibles dans l’art de plaire & de toucher.

Il suit des principes que nous venons d’établir, qu’il n’y a de critique universellement supérieur que le public, plus ou moins éclairé suivant les pays & les siecles, mais toûjours respectable en ce qu’il comprend les meilleurs juges dans tous les genres, dont les opinions préponderantes l’emportent, & se réunissent à la longue pour former l’avis général. Le public est comme un fleuve qui coule sans cesse, & qui dépose son limon. Le tems vient où ses eaux pures sont le miroir le plus fidele que puissent consulter les Arts.

A l’égard des particuliers qui n’ont que des prétentions pour titres, la liberté de se tromper avec confiance est un privilége auquel ils doivent se borner, & nous n’avons garde d’y porter atteinte.

On peut nous opposer que l’on nait avec le talent de la critique. Oui, comme on naît poëte, historien, orateur, c’est-à-dire avec des dispositions à le devenir par l’exercice & l’étude.

Enfin l’on peut nous demander, si sans toutes les qualités que nous exigeons, les Arts & la Littérature n’ont pas eu d’excellens juges. C’est une question de fait sur les Arts ; nous nous en rapportons aux artistes. Quant à la Litterature, nous osons répondre qu’elle a eu peu de critiques supérieurs, & moins encore qui ayent excellé en différentes parties.

On n’entreprend point d’en marquer les classes. Nous avons indiqué les principes ; c’est au lecteur à les appliquer : il sait à quel poids il doit peser Cicéron, Longin, Petrone, Quintilien, en fait d’éloquence ; Aristote, Horace, & Pope, en fait de Poésie : mais ce que nous aurons le courage d’avancer, quoique bien sûrs d’être contredits par le bas peuple des critiques, c’est que Boileau, à qui la versification & la langue sont en partie redevables de leur pureté, Boileau, l’un des hommes de son siecle qui avoit le plus étudié les anciens, & qui possedoit le mieux l’art de mettre leurs beautés en œuvre ; Boileau n’a jamais bien jugé que par comparaison. De-là vient qu’il a rendu justice à Racine, l’heureux imitateur d’Euripide, & qu’il a méprisé Quinault, & loüé froidement Corneille, qui ne ressembloient à rien, sans parler du Tasse qu’il ne connoissoit point ou qu’il n’a jamais bien senti. Et comment Boileau qui a si peu imaginé, auroit-il été un bon juge dans la partie de l’imagination ? Comment auroit-il été un vrai connoisseur dans la partie du pathétique, lui à qui il n’est jamais échappé un trait de sentiment dans tout ce qu’il a pû produire ? Qu’on ne dise pas que le genre de ses œuvres n’en étoit pas susceptible. Le sentiment & l’imagination savent bien s’épancher quand ils abondent dans l’ame. L’imagination qui dominoit dans Malebranche, l’a entraîné malgré lui dans ce qu’il appelloit la recherche de la vérité, & il n’a pû s’empêcher de s’y livrer dans le genre d’écrit où il étoit le plus dangereux de la suivre. C’est ainsi que les fables de la Fontaine (cet auteur dont Boileau n’a pas dit un mot dans son Art poétique) sont semées de traits aussi touchans que délicats, de ces traits qui