L’Encyclopédie/1re édition/TRAGÉDIE

TRAGÉDIE, (Poésie dramatique.) représentation d’une action héroïque dont l’objet est d’exciter la terreur & la compassion.

Nous avons dans cette matiere deux guides célebres, Aristote & le grand Corneille, qui nous éclairent & nous montrent la route.

Le premier ayant pour principal objet dans sa poétique, d’expliquer la nature & les regles de la tragédie, suit son génie philosophique ; il ne considere que l’essence des êtres, & les propriétés qui en découlent. Tout est plein chez lui de définitions & de divisions.

De son côté Pierre Corneille ayant pratiqué l’art pendant quarante ans, & examiné en philosophe ce qui pouvoit y plaire ou y déplaire ; ayant percé par l’essor de son génie les obstacles de plusieurs matieres rebelles, & observé en métaphysicien la route qu’il s’étoit frayée, & les moyens par où il avoit réussi : enfin ayant mis au creuset de la pratique toutes ses réflexions, & les observations de ceux qui étoient venus avant lui, il mérite bien qu’on respecte ses idées & ses décisions, ne fussent-elles pas toujours d’accord avec celles d’Aristote. Celui-ci après tout, n’a connu que le théatre d’Athenes ; & s’il est vrai que les génies les plus hardis dans leurs spéculations sur les arts ne vont guere au-delà des modeles même que les artistes inventeurs leur ont fournis, le philosophe grec n’a dû donner que le beau idéal du théatre athénien.

D’un autre côté cependant, s’il est de fait que lorsqu’un nouveau genre, comme une sorte de phénomene, paroît dans la littérature, & qu’il a frappé vivement les esprits, il est bientôt porté à sa perfection, par l’ardeur des rivaux que la gloire aiguillonne : on pourroit croire que la tragédie étoit déja parfaite chez les poëtes grecs, qui ont servi de modeles aux regles d’Aristote, & que les autres qui sont venus après, n’ont pu y ajouter que des rafinemens capables d’abâtardir ce genre, en voulant lui donner un air de nouveauté.

Enfin une derniere raison qui peut diminuer l’autorité du poëte françois, c’est que lui-même étoit auteur ; & on a observé que tous ceux qui ont donné des regles après avoir fait des ouvrages, quelque courage qu’ils aient eu, n’ont été, quoiqu’on en puisse dire, que des législateurs timides. Semblables au pere dont parle Horace, ou à l’amant d’Agna, ils prennent quelquefois les défauts mêmes pour des agrémens ; ou s’ils les reconnoissent pour des défauts, ils n’en parlent qu’en les désignant par des noms qui approchent fort de ceux de la vertu.

Quoi qu’il en soit, je me borne à dire que la tragédie est la représentation d’une action héroïque. Elle est héroïque, si elle est l’effet de l’ame portée à un degré extraordinaire jusqu’à un certain point. L’héroïsme est un courage, une valeur, une générosité qui est au-dessus des ames vulgaires. C’est Héraclius qui veut mourir pour Martian, c’est Pulchérie qui dit à l’usurpateur Phocas, avec une fierté digne de sa naissance :

Tyran, descens du trône, & fais place à ton maître.

Les vices entrent dans l’idée de cet héroïsme dont nous parlons. Un statuaire peut figurer un Néron de huit piés ; de même un poëte peut le peindre, sinon comme un héros, du-moins comme un homme d’une cruauté extraordinaire, & si l’on me permet ce terme, en quelque sorte héroïque ; parce qu’en général les vices sont héroïques, quand ils ont pour principe quelque qualité qui suppose une hardiesse & une fermeté peu commune ; telle est la hardiesse de Catilina, la force de Médée, l’intrépidité de Cléopatre dans Rodogune.

L’action est héroïque ou par elle-même, ou par le caractere de ceux qui la font. Elle est héroïque par elle-même, quand elle a un grand objet ; comme l’acquisition d’un trône, la punition d’un tyran. Elle est héroïque par le caractere de ceux qui la font, quand ce sont des rois, des princes qui agissent, ou contre qui on agit. Quand l’entreprise est d’un roi, elle s’éleve, s’annoblit par la grandeur de la personne qui agit. Quand elle est contre un roi, elle s’annoblit par la grandeur de celui qu’on attaque.

La premiere qualité de l’action tragique est donc qu’elle soit héroïque. Mais ce n’est point assez : elle doit être encore de nature à exciter la terreur & la pitié ; c’est ce qui fait sa différence, & qui la rend proprement tragique.

L’épopée traite une action héroïque aussi-bien que la tragédie ; mais son principal but étant d’exciter la terreur & l’admiration, elle ne remue l’ame que pour l’élever peu-à-peu. Elle ne connoît point ces secousses violentes, & ces frémissemens du théatre qui forment le vrai tragique. Voyez Tragique, le.

La Grece fut le berceau de tous les arts ; c’est par conséquent chez elle qu’il faut aller chercher l’origine de la poësie dramatique. Les Grecs nés la plûpart avec un génie heureux, ayant le goût naturel à tous les hommes, de voir des choses extraordinaires, étant dans cette espece d’inquiétude qui accompagne ceux qui ont des besoins, & qui cherchent à les remplir, dûrent faire beaucoup de tentatives pour trouver le dramatique. Ce ne fut cependant pas à leur génie ni à leurs recherches qu’ils en furent redevables.

Tout le monde convient que les fêtes de Bacchus en occasionnerent la naissance. Le dieu de la vendange & de la joie avoit des fêtes, que tous ses adorateurs célebroient à-l’envi, les habitans de la campagne, & ceux qui demeuroient dans les villes. On lui sacrifioit un bouc, & pendant le sacrifice, le peuple & les prêtres chantoient en chœur à la gloire de ce dieu des hymnes, que la qualité de la victime fit nommer tragédie ou chant du bouc, τράγος ᾠδή. Ces chants ne se renfermoient pas seulement dans les temples ; on les promenoit dans les bourgades. On traînoit un homme travesti en Silene, monté sur un âne ; & on suivoit en chantant & en dansant. D’autres barbouillés de lie se perchoient sur des charrettes, & fredonnoient le verre à la main, les louanges du dieu des buveurs. Dans cette esquisse grossiere, on voit une joie licentieuse, mélée de culte & de religion : on y voit du sérieux & du folâtre, des chants religieux & des airs bacchiques, des danses & des spectacles. C’est de ce cahos que sortit la poésie dramatique.

Ces hymnes n’étoient qu’un chant lyrique, tel qu’on le voit décrit dans l’Enéïde ; où Virgile a, selon toute apparence, peint les sacrifices du roi Evandre, d’après l’idée qu’on avoit de son tems des chœurs des anciens. Une portion du peuple (les vieillards, les jeunes gens, les femmes, les filles, selon la divinité dont on faisoit la fête), se partageoit en deux rangs, pour chanter alternativement les différens couplets, jusqu’à ce que l’hymne fût fini. Il y en avoit où les deux rangs réunis, & même tout le peuple chantoit ensemble, ce qui faisoit quelque variété. Mais comme c’étoit toujours du chant, il y regnoit une sorte de monotonie, qui à la fin endormoit les assistans.

Pour jetter plus de variété, on crut qu’il ne seroit pas hors de propos d’introduire un acteur qui fît quelque récit. Ce fut Thespis qui essaya cette nouveauté. Son acteur qui apparemment raconta d’abord les actions qu’on attribuoit à Bacchus, plut à tous les spectateurs ; mais bientôt le poëte prit des sujets étrangers à ce dieu, lesquels furent approuvés du plus grand nombre. Enfin ce récit fut divisé en plusieurs parties, pour couper plusieurs fois le chant, & augmenter le plaisir de la variété.

Mais comme il n’y avoit qu’un seul acteur, cela ne suffisoit pas ; il en falloit un second pour constituer le drame, & faire ce qu’on appelle dialogue : cependant le premier pas étoit fait, & c’étoit beaucoup.

Eschyle profita de l’ouverture qu’avoit donnée Thespis, & forma tout-d’un-coup le drame héroïque, ou la tragédie. Il y mit deux acteurs au-lieu d’un ; il leur fit entreprendre une action dans laquelle il transporta tout ce qui pouvoit lui convenir de l’action épique ; il y mit exposition, nœuds, efforts, dénouement, passions, & intérêt : dès qu’il avoit saisi l’idée de mettre l’épique en spectacle, le reste devoit venir aisément ; il donna à ses acteurs des caracteres, des mœurs, une élocution convenable ; & le cœur qui dans l’origine avoit été la base du spectacle, n’en fut plus que l’accessoire, & ne servit que d’intermede à l’action, de même qu’autrefois l’action lui en avoit servi.

L’admiration étoit la passion produite par l’épopée. Pour sentir que la terreur & la pitié étoient celles qui convenoient à la tragédie, ce fut assez de comparer une piece où ces passions se trouvassent, avec quelqu’autre piece qui produisît l’horreur, la frayeur, la haine, ou l’admiration seulement ; la moindre réflexion fut le sentiment éprouvé, & même sans cela, les larmes & les applaudissemens des spectateurs, suffirent aux premiers poëtes tragiques, pour leur faire connoître quels étoient les sujets vraiment faits pour leur art, & auxquels ils devoient donner la préférence ; & probablement Eschyle en fit l’observation dès la premiere fois que le cas se présenta.

Voila quelle fut l’origine & la naissance de la tragédie ; voyons ses progrès, & les différens états par où elle a passé, en suivant le goût & le génie des auteurs & des peuples.

Eschyle donne à la tragédie un air gigantesque, des traits durs, une démarche fougueuse ; c’étoit la tragédie naissante bien conformée dans toutes ses parties, mais encore destituée de cette politesse que l’art & le tems ajoutent aux inventions nouvelles : il falloit la ramener à un certain vrai, que les poëtes sont obligés de suivre jusque dans leurs fictions. Ce fut le partage de Sophocle.

Sophocle né heureusement pour ce genre de poésie, avec un grand fond de génie, un gout délicat, une facilité merveilleuse pour l’expression, réduisit la muse tragique aux regles de la décence & du vrai ; elle apprit à se contenter d’une marche noble & assurée, sans orgueil, sans faste, sans cette fierté gigantesque qui est au-delà de ce qu’on appelle héroïque ; il sut intéresser le cœur dans toute l’action, travailla les vers avec soin ; en un mot il s’éleva par son génie & par son travail, au point que ses ouvrages sont devenus l’exemple du beau & le modele des regles. C’est aussi le modele de l’ancienne Grece, que la philosophie moderne approuve davantage. Il finit ses jours à l’âge de 90 ans, dans le cours desquels il avoit remporté dix-huit fois le prix sur tous ses concurrens. On dit que le dernier qui lui fut adjugé pour sa derniere tragédie, le fit mourir de joie. Son Œdipe est une des plus belles pieces qui ait jamais paru, & sur laquelle on peut juger du vrai tragique. Voyez Tragique.

Euripide s’attacha d’abord aux philosophes : il eut pour maître Anaxagore ; aussi toutes ses pieces sont-elles remplies de maximes excellentes pour la conduite des mœurs ; Socrate ne manquoit jamais d’y assister, quand il en donnoit de nouvelles ; il est tendre, touchant, vraiment tragique, quoique moins élevé & moins vigoureux que Sophocle ; il ne fut cependant couronné que cinq fois ; mais l’exemple du poëte Ménandre, à qui on préféra sans cesse un certain Philémon, prouve que ce n’étoit pas toujours la justice qui distribuoit les couronnes. Il mourut avant Sophocle : des chiens furieux le déchirerent à l’âge de soixante & quinze ans ; il composa soixante & quinze tragédies.

En général, la tragédie des Grecs est simple, naturelle, aisée à suivre, peu compliquée ; l’action se prépare, se noue, se développe sans effort ; il semble que l’art n’y ait que la moindre part ; & par-là même, c’est le chef-d’œuvre de l’art & du génie.

Œdipe, dans Sophocle, paroît un homme ordinaire ; ses vertus & ses vices n’ont rien qui soit d’un ordre supérieur. Il en est de même de Créon & de Jocaste. Tirésie parle avec fierté, mais simplement & sans enflure. Bien loin d’en faire un reproche aux Grecs, c’est un mérite réel que nous devons leur envier.

Souvent nous étalons des morceaux pompeux, des caracteres d’une grandeur plus qu’humaine, pour cacher les défauts d’une piece qui, sans cela, auroit peu de beauté. Nous habillons richement Hélene, les Grecs savoient la peindre belle ; ils avoient assez de génie pour conduire une action, & l’étendre dans l’espace de cinq actes, sans y jetter rien d’étranger, ni sans y laisser aucun vuide ; la nature leur fournissoit abondamment tout ce dont ils avoient besoin : & nous, nous sommes obligés d’employer l’art, de chercher, de faire venir une matiere qui souvent résiste : & quand les choses, quoique forcées, sont à-peu-près assorties, nous osons dire quelquefois : « il y a plus d’art chez nous que chez les Grecs, nous avons plus de génie qu’eux, & plus de force ».

Chaque acte est terminé par un chant lyrique, qui exprime les sentimens qu’a produits l’acte qu’on a vu, & qui dispose à ce qui suit. Racine a imité cet usage dans Esther & dans Athalie.

Ce qui nous reste des tragiques latins, n’est point digne d’entrer en comparaison avec les Grecs.

Séneque a traité le sujet d’Œdipe, après Sophocle : la fable de celui-ci est un corps proportionné & régulier : celle du poëte latin est un colosse monstrueux, plein de superfétations : on pourroit y retrancher plus de huit cens vers, dont l’action n’a pas besoin ; sa piece est presque le contrepié de celle de Sophocle d’un bout à l’autre. Le poëte grec ouvre la scene par le plus grand de tous les tableaux. Un roi à la porte de son palais, tout un peuple gémissant, des autels dressés par-tout dans la place publique, des cris de douleurs. Séneque présente le roi qui se plaint à sa femme, comme un rhéteur l’auroit fait du tems de Séneque même. Sophocle ne dit rien qui ne soit nécessaire, tout est nerf chez lui, tout contribue au mouvement. Séneque est par-tout surchargé, accablé d’ornemens ; c’est une masse d’embonpoint qui a des couleurs vives, & nulle action. Sophocle est varié naturellement ; Séneque ne parle que d’oracles, que de sacrifices symboliques, que d’ombres évoquées. Sophocle agit plus qu’il ne parle, il ne parle même que pour l’action ; & Séneque n’agit que pour parler & haranguer ; Tirésie, Jocaste, Créon, n’ont point de caractere chez lui ; Œdipe même n’y est point touchant. Quand on lit Sophocle, on est afflige ; quand on lit Séneque, on a horreur de ses descriptions, on est dégoûté & rebuté de ses longueurs.

Passons quatorze siecles, & venons tout-d’un-coup au grand Corneille, après avoir dit un mot de trois autres tragiques qui le précéderent dans cette carriere.

Jodelle (Etienne), né à Paris en 1532, mort en 1573, porta le premier sur le théatre françois, la forme de la tragédie greque, & fit reparoître le chœur antique, dans ses deux pieces de Cléopatre & de Didon ; mais combien ce poëte resta-t-il au-dessous des grands maîtres qu’il tâcha d’imiter ? il n’y a chez lui que beaucoup de déclamation, sans action, sans jeu, & sans regles.

Garnier (Robert), né à la Ferté-Bernard, au Maine, en 1534, mort vers l’an 1595, marcha sur les traces de Jodelle, mais avec plus d’élévation dans ses pensées, & d’énergie dans son style. Ses tragédies firent les délices des gens de lettres de son tems, quoiqu’elles soient languissantes & sans action.

Hardy (Alexandre) qui vivoit sous Henri IV. & qui passoit pour le plus grand poëte tragique de la France, ne mérita ce titre que par sa fécondité étonnante. Outre qu’il connoissoit mal les regles de la scene, & qu’il violoit d’ordinaire l’unité de lieu, ses vers sont durs, & ses compositions grossieres : enfin voici la grande époque du théatre françois, qui prit naissance sous Pierre Corneille.

Ce génie sublime, qu’on eût appellé tel dans les plus beaux jours d’Athènes & de Rome, franchit presque tout-à-coup les nuances immenses qu’il y avoit entre les essais informes de son siecle, & les productions les plus accomplies de l’art ; les stances tenoient à-peu-près la place des chœurs, mais Corneille à chaque pas faisoit des découvertes. Bientôt il n’y eut plus de stances ; la scene fut occupée par le combat des passions nobles, les intrigues, les caracteres, tout eut de la vraissemblance ; les unités reparurent, & le poëme dramatique eut de l’action, des mouvemens, des situations, des coups de théatre. Les évenemens furent fondés, les intérêts ménagés, & les scenes dialoguées.

Cet homme rare étoit né pour créer la poésie théatrale, si elle ne l’eût pas été avant lui. Il réunit toutes les parties ; le tendre, le touchant, le terrible, le grand, le sublime ; mais ce qui domine sur toutes ces qualités, & qui les embrasse chez lui, c’est la grandeur & la hardiesse. C’est le génie qui fait tout en lui, qui a créé les choses & les expressions ; il a partout une majesté, une force, une magnificence, qu’aucun de nos poëtes n’a surpassé.

Avec ces grands avantages, il ne devoit pas s’attendre à des concurrens ; il n’en a peut-être pas encore eu sur notre théatre, pour l’héroïsme ; mais il n’en a pas été de même du côté des succès. Une étude réfléchie des sentimens des hommes, qu’il falloit émouvoir, vint inspirer un nouveau genre à Racine, lorsque Corneille commençoit à vieillir. Ce premier avoit pour ainsi dire rapproché les passions des anciens, des usages de sa nation ; Racine, plus naturel, mit au jour des pieces toutes françoises ; guidé par cet instinct national qui avoit fait applaudir les romances, la cour d’amour, les carrousels, les tournois en l’honneur des dames, les galanteries respectueuses de nos peres ; il donna des tableaux délicats de la vérité de la passion qu’il crut la plus puissante sur l’ame des spectateurs pour lesquels il écrivoit.

Corneille avoit cependant connu ce genre, & sembla ne vouloir pas y donner son attache ; mais M. Racine, né avec la délicatesse des passions, un goût exquis, nourri de la lecture des beaux modeles de la Grece, accommoda la tragédie aux mœurs de son siecle & de son pays. L’élévation de Corneille étoit un monde où beaucoup de gens ne pouvoient arriver. D’ailleurs ce poëte avoit des défauts ; il y avoit chez lui de vieux mots, des discours quelquefois embarrassés, des endroits qui sentoient le déclamateur. Racine eut le talent d’éviter ces petites fautes : toujours élégant, toujours exact, il joignoit le plus grand art au génie, & se servoit quelquefois de l’un pour remplacer l’autre : cherchant moins à élever l’ame qu’à la remuer, il parut plus aimable, plus commode, & plus à la portée de tout spectateur. Corneille est, comme quelqu’un l’a dit, un aigle qui s’éleve au-dessus des nues, qui regarde fixément le soleil, qui se plaît au milieu des éclairs & de la foudre. Racine est une colombe qui gémit dans des bosquets de mirthe, au milieu des roses. Il n’y a personne qui n’aime Racine ; mais il n’est pas accordé à tout le monde d’admirer Corneille autant qu’il le mérite.

L’histoire de la tragédie françoise ne finit point ici ; mais c’est à la postérité qu’il appartiendra de la continuer.

Les Anglois avoient déja un théatre, aussi-bien que les Espagnols, quand les François n’avoient encore que des tréteaux : Shakespear (Guillaume) fleurissoit à-peu-près dans le tems de Lopez de Véga, & mérite bien que nous nous arrêtions sur son caractere, puisqu’il n’a jamais eu de maître, ni d’égal.

Il naquit en 1564, à Stratford dans le comté de Warwick, & mourut en 1616. Il créa le théatre anglois par un génie plein de naturel, de force, & de fécondité, sans aucune connoissance des regles : on trouve dans ce grand génie, le fonds inépuisable d’une imagination pathétique & sublime, fantasque & pitoresque, sombre & gaie, une varieté prodigieuse de caracteres, tous si-bien contrastés, qu’ils ne tiennent pas un seul discours que l’on pût transporter de l’un à l’autre ; talens personnels à Shakespear, & dans lesquels il surpasse tous les poëtes du monde : il y a de si belles scènes, des morceaux si grands & si terribles, repandus dans ses pieces tragiques, d’ailleurs monstrueuses, qu’elles ont toujours été jouées avec le plus grand succès. Il étoit si bien né avec toutes les semences de la poésie, qu’on peut le comparer à la pierre enchâssée dans l’anneau de Pirrhus, qui, à ce que nous dit Pline, représentoit la figure d’Apollon, avec les neuf muses, dans ces veines que la nature y avoit tracées elle-même, sans aucun secours de l’art.

Non-seulement il est le chef des poëtes dramatiques anglois, mais il passe toujours pour le plus excellent ; il n’eut ni modeles ni rivaux, les deux sources de l’émulation, les deux principaux aiguillons du génie. La magnificence ou l’équipage d’un héros ne peut donner à Brutus la majesté qu’il reçoit de quelques lignes de Shakespear ; doué d’une imagination egalement forte & riche, il peint tout ce qu’il voit, & embellit presque tout ce qu’il peint. Dans les tableaux de l’Albane, les amours de la suite de Vénus ne sont pas représentés avec plus de graces, que Shakespear en donne à ceux qui font le cortege de Cléopatre, dans la description de la pompe avec laquelle cette reine se présente à Antoine sur les bords du Cydnus.

Ce qui lui manque, c’est le choix. Quelquefois en lisant ses pieces on est surpris de la sublimité de ce vaste génie, mais il ne laisse pas subsister l’admiration. A des portraits où regnent toute l’élévation & toute la noblesse de Raphaël, succedent de misérables tableaux dignes des peintres de taverne.

Il ne se peut rien de plus intéressant que le monologue de Hamlet, prince de Danemark, dans le troisieme acte de la tragédie de ce nom : on connoit la belle traduction libre que M. de Voltaire a fait de ce morceau.

To be, or not to be ! that is a question, &c.

Demeure, il faut choisir, & passer à l’instant,
De la vie à la mort, ou de l’être au néant.
Dieux cruels, s’il en est, éclairez mon courage ;
Faut-il vieillir courbé sous la main qui m’outrage,
Supporter ou finir mon malheur & mon sort ?
Qui suis-je ? qui m’arrête ? & qu’est-ce que la mort ?
C’est la fin de nos maux, c’est mon unique asyle ;
Après de longs transports c’est un sommeil tranquille ;
On s’endort, & tout meurt, mais un affreux réveil
Doit succéder peut-être aux douceurs du sommeil.
On nous menace ; on dit que cette courte vie,
De tourmens éternels est aussi-tôt suivie.
O mort ! moment fatal ! affreuse éternité,
Tout cœur à ton seul nom se glace épouvanté !
Eh ! qui pourroit sans toi supporter cette vie :
De nos prêtres menteurs bénir l’hypocrisie :
D’une indigne maîtresse encenser les erreurs :
Ramper sous un ministre, adorer ses hauteurs :
Et montrer les langueurs de son ame abattue
A des amis ingrats qui détournent la vue ?
La mort seroit trop douce en ces extrémités,
Mais le scrupule parle & nous crie arrêtez ;
Il défend à nos mains cet heureux homicide,
Et d’un heros guerrier fait un chrétien timide.

L’ombre d’Hamlet paroit, & porte la terreur sur la scène, tant Shakespear possedoit le talent de peindre : c’est par-là qu’il sut toucher le foible supersticieux de l’imagination des hommes de son tems, & réussir en de certains endroits où il n’étoit soutenu que par la seule force de son propre génie. Il y a quelque chose de si bisarre, & avec cela de si grave dans les discours de ses phantômes, de ses fées, de ses sorciers, & de ses autres personnages chimériques, qu’on ne sauroit s’empêcher de les croire naturels, quoique nous n’ayons aucune regle fixe pour en bien juger, & qu’on est contraint d’avouer, que s’il y avoit de tels êtres au monde, il est fort probable qu’ils parleroient & agiroient de la maniere dont il les a représentés. Quant à ses défauts, on les excusera sans doute, si l’on considere que l’esprit humain ne peut de tous côtés franchir les bornes que le ton du siecle, les mœurs & les préjugés opposent à ses efforts.

Les ouvrages dramatiques de ce poëte parurent pour la premiere fois tous ensemble en 1623 in-fol. & depuis Mrs. Rowe, Pope, Théobald, & Warburthon, en ont donné à-l’envi de nouvelles éditions. On doit lire la préface que M. Pope a mise au-devant de la sienne sur le caractere de l’auteur. Elle prouve que ce grand génie, nonobstant tous ses défauts, mérite d’être mis au-dessus de tous les écrivains dramatiques de l’Europe. On peut considérer ses ouvrages, comparés avec d’autres plus polis & plus réguliers, comme un ancien bâtiment majestueux d’architecture gothique, comparé avec un édifice moderne d’une architecture réguliere ; ce dernier est plus élégant, mais le premier a quelque chose de plus grand. Il s’y trouve assez de matériaux pour fournir à plusieurs autres édifices. Il y regne plus de variété, & les appartemens sont bien plus vastes, quoiqu’on y arrive souvent par des passages obscurs, bisarrement ménagés, & désagréables. Enfin tout le corps inspire du respect, quoique plusieurs des parties soient de mauvais goût, mal disposées, & ne répondent pas à sa grandeur.

Il est bon de remarquer qu’en général c’est dans les morceaux détachés que les tragiques anglois ont les plus excellé. Leurs anciennes pieces dépourvues d’ordre, de décence, & de vraissemblance, ont des lueurs étonnantes au milieu de cette nuit. Leur style est trop ampoulé, trop rempli de l’enflure asiatique, mais aussi il faut avouer que les échasses du style figuré sur lesquelles la langue angloise est guindée dans le tragique, élevent l’esprit bien haut, quoique par une marche irréguliere.

Johnson (Benjamin), suivit de près Shakespear, & se montra un des plus illustres dramatiques anglois du dix-septieme siecle. Il naquit à Westminster vers l’an 1575, & eut Cambden pour maître ; mais sa mere qui s’étoit remariée à un maçon, l’obligea de prendre le métier de son beau-pere ; il travailla par indigence aux bâtimens de Lincoln’Inn, avec la truelle à la main & un livre en poche. Le goût de la poésie l’emporta bien-tôt sur l’équerre ; il donna des ouvrages dramatiques, se livra tout-entier au théatre, & Shakespear le protégea.

Il fit représenter, en 1601, une tragédie intitulée la Chute de Séjan. Si l’on m’objecte, dit-il dans sa préface, que ma piece n’est pas un poëme selon les regles du tems, je l’avoue ; il y manque même un chœur convenable, qui est la chose la plus difficile à mettre en œuvre. De plus, il n’est ni nécessaire, ni possible d’observer aujourd’hui la pompe ancienne des poëmes dramatiques, vû le caractere des spectateurs. Si néanmoins, continue-t-il, j’ai rempli les devoirs d’un acteur tragique, tant pour la vérité de l’histoire & la dignité des personnages, que pour la gravité du style, & la force des sentimens, ne m’imputez pas l’omission de ces accessoires, par rapport auxquels (sans vouloir me vanter), je suis mieux en état de donner des regles, que de les négliger faute de les connoître.

En 1608 il mit au jour la Conjuration de Catilina ; je ne parle pas de ses comédies qui lui acquirent beaucoup de gloire. De l’aveu des connoisseurs, Shakespear & Johnson, sont les deux plus grands dramatiques dont l’Angleterre puisse se vanter. Le dernier a donné d’aussi bonnes regles pour perfectionner le théatre que celles de Corneille. Le premier devoit tout au prodigieux génie naturel qu’il avoit ; Johnson devoit beaucoup à son art & à son savoir, il est vrai que l’un & l’autre sont auteurs d’ouvrages indignes d’eux, avec cette différence néanmoins, que dans les mauvaises pieces de Johnson, on ne trouve aucuns vestiges de l’auteur du Renard & du Chimiste, au-lieu que dans les morceaux les plus bisarres de Shakespear, vous trouverez çà & là des traces qui vous font reconnoître leur admirable auteur. Jonhson avoit au-dessus de Shakespear une profonde connoissance des anciens ; & il y puisoit hardiment. Il n’y a guere de poëte ou d’historiens romains des tems de Séjan & de Catilina qu’il n’ait traduit dans les deux tragédies, dont ces deux hommes lui ont fourni le sujet ; mais il s’empare des auteurs en conquérant, & ce qui seroit larcin dans d’autres poëtes, est chez lui victoire & conquête. Il mourut le 16 Août 1637, & fut enterré dans l’abbaye de Westminster ; on mit sur son tombeau cette épitaphe courte, & qui dit tant de choses. O rare Ben Johnson.

Otway (Thomas), né dans la province de Sussex en 1651, mourut en 1685, à l’âge de 34 ans. Il réussit admirablement dans la partie tendre & touchante ; mais il y a quelque chose de trop familier dans les endroits qui auroient dû être soutenus par la dignité de l’expression. Venise sauvée & l’Orpheline, sont ses deux meilleures tragédies. C’est dommage qu’il ait fondé la premiere sur une intrigue si vicieuse, que les plus grands caracteres qu’on y trouve, sont ceux de rébelles & de traitres. Si le héros de sa piece avoit fait paroître autant de belles qualités pour la défense de son pays qu’il en montre pour sa ruine, on n’auroit trop pû l’admirer. On peut dire de lui ce qu’un historien romain dit de Catilina, que sa mort auroit été glorieuse, si pro patriâ sic concidisset. Otway possédoit parfaitement l’art d’exprimer les passions dans le tragique, & de les peindre avec une simplicité naturelle ; il avoit aussi le talent d’exciter quelquefois les plus vives emotions. Mademoiselle Barry, fameuse actrice, qui faisoit le rôle de Monime dans l’Orpheline, ne prononçoit jamais sans verser des larmes ces trois mots : ah, pauvre Castalio ! Enfin Beviledere me trouble, & Monime m’attendrit toujours : ainsi la terreur s’empare de l’ame, & l’art fait couler des pleurs honnêtes.

Congreve (Guillaume), né en Irlande en 1672, & mort à Londres en 1729, fit voir le premier sur le théatre anglois, avec beaucoup d’esprit, toute la correction & la régularité qu’on peut desirer dans le dramatique ; on en trouvera la preuve dans toutes ses pieces, & en particulier dans sa belle tragedie, l’Epouse affligée, the Mourning bride.

Rowe (Nicolas), naquit en Dévonshire en 1673, & mourut à Londres en 1718, à 45 ans, & fut enterré à Westminster, vis-à-vis de Chaucer. Il se fit voir aussi régulier que Congrève dans ses tragédies. Sa premiere piece, l’Ambitieuse belle-mere, mérite toutes sortes de louanges par la pureté de la diction, la justesse des caracteres, & la noblesse des sentimens : mais celle de ses tragédies, dont il faisoit le plus de cas, & qui fut aussi la plus estimée, étoit son Tamerlan. Il regne dans toutes ses pieces un esprit de vertu & d’amour pour la patrie qui font honneur à son cœur ; il saisit en particulier toutes les occasions qui se présentent de faire servir le théatre à inspirer les grands principes de la liberté civile.

Il est tems de parler de l’illustre Addison ; son Caton d’Attique est le plus grand personnage, & sa piece est la plus belle qui soit sur aucun théatre. C’est un chef-d’œuvre pour la régularité, l’élégance, la poésie & l’élévation des sentimens. Il parut à Londres en 1713, & tous les partis quoique divisés & opposés s’accorderent à l’admirer. La reine Anne désira que cette piece lui fût dédiée ; mais l’auteur pour ne manquer ni à son devoir ni à son honneur, l’a mis au jour sans dédicace. M. Dubos en traduisit quelques scènes en françois. L’abbé Salvinien en a donné une traduction complette italienne ; les jésuites anglois de Saint-Omer mirent cette piece en latin, & la firent représenter publiquement par leurs écoliers. M. Sewell, docteur en médecine, & le chevalier Steele l’ont embellie de remarques savantes & pleines de goût.

Tout le caractere de Caton est conforme à l’histoire. Il excite notre admiration pour un romain aussi vertueux qu’intrépide. Il nous attendrit à la vue du mauvais succès de ses nobles efforts pour le soutien de la cause publique. Il accroît notre indignation contre César en ce que la plus éminente vertu se trouve opprimée par un tyran heureux.

Les caracteres particuliers sont distingués les uns des autres par des nuances de couleur différente. Portius & Marcus ont leurs mœurs & leurs tempéramens ; & cette peinture se remarque dans tout le cours de la piece, par l’opposition qui regne dans leurs sentimens, quoiqu’ils soient amis. L’un est calme & de sang froid, l’autre est plein de feu & de vivacité. Ils se proposent tous deux de suivre l’exemple de leur pere ; l’aîné le considere comme le défenseur de la liberté ; le cadet le regarde comme l’ennemi de César ; l’un imite sa sagesse, & l’autre son zele pour Rome.

Le caractere de Juba est neuf ; il prend Caton pour modele, & il s’y trouve encore engagé par son amour pour Marcia ; sa honte lorsque sa passion est découverte, son respect pour l’autorité de Caton, son entretien avec Syphax touchant la supériorité des exercices de l’esprit sur ceux du corps, embellissent encore les traits qui le regardent.

La différence n’est pas moins sensiblement exposée entre les caracteres vicieux. Sempronius & Syphax sont tous deux lâches, traîtres & hypocrites ; mais chacun à leur maniere ; la perfidie du romain & celle de l’africain sont aussi différentes que leur humeur.

Lucius, l’opposé de Sempronius & ami de Caton, est d’un caractere doux, porté à la compassion, sensible aux maux de tous ceux qui souffrent, non par foiblesse, mais parce qu’il est touché des malheurs auxquels il voit sa patrie en proie.

Les deux filles sont animées du même esprit que leur pere ; celle de Caton s’intéresse vivement pour la cause de la vertu ; elle met un frein à une violente passion en réfléchissant à sa naissance ; & par un artifice admirable du poëte, elle montre combien elle estimoit son amant, à l’occasion de sa mort supposée. Cet incident est aussi naturel qu’il étoit nécessaire ; & il fait disparoître ce qu’il y auroit eu dans cette passion de peu convenable à la fille de Caton. D’un autre côté, Lucie d’un caractere doux & tendre, ne peut déguiser ses sentimens, mais après les avoir déclarés, la crainte des conséquences la fait résoudre à attendre le tour que prendront les affaires, avant que de rendre son amant heureux. Voilà le caractere timide & sensible de son pere Lucius ; & en même tems son attachement pour Marcia l’engage aussi avant que l’amitié de Lucius pour Caton.

Dans le dénouement qui est d’un ordre mixte, la vertu malheureuse est abandonnée au hazard & aux dieux ; mais tous les autres personnages vertueux sont récompensés.

Cette tragédie est trop connue pour entrer dans le détail de ses beautés particulieres. Le seul soliloque de Caton, acte V. scène 1, fera toujours l’admiration des philosophes ; il finit ainsi.

Let guilt or fear

Disturb man’s rest : Cato knows neither of em,
Indifferent in his choice to sleep, or die.


« Que le crime ou la crainte troublent le repos de l’homme, Caton ne connoit ni l’une ni l’autre, indifférent dans son choix de dormir ou de mourir ».

Addison nous plait par son bon goût & par ses peintures simples. Lorsque Sempronius dit à Porcius qu’il seroit au comble du bonheur, si Caton son pere vouloit lui accorder sa sœur Marcia, Portius répond, acte I. scène 2 :

Alas ! Sempronius, wouldst thou talk of love
To Marcia whilst her fathers life’s in danger ?
Thou migh’st as well court the pale trembling vestal,
When she beholds the holy flame expiring.


« Quoi Sempronius, voudriez-vous parler d’amour à Marcia, dans le tems que la vie de son pere est menacée ? Vous pourriez aussi-tôt entretenir de votre passion une vestale tremblante & effrayée à la vue du feu sacré prêt à s’éteindre sur l’autel ». Que cette image est belle & bien placée dans la bouche d’un romain ! C’est encore la majesté de la religion qui augmente la noblesse de la pensée. L’idée est neuve, & cependant si simple, qu’il paroît que tout le monde l’auroit trouvée.

Quant à l’intrigue d’amour de cette piece, un de nos beaux génies, grand juge en ces matieres, la condamne en plus d’un endroit. Addison, dit M. de Voltaire, eut la molle complaisance de plier la sévérité de son caractere aux mœurs de son tems, & gâta un chef-d’œuvre pour avoir voulu lui plaire. J’ai cependant bien de la peine à souscrire à cette décision. Il est vrai que M. Addison reproduit sur la scène l’amour, sujet trop ordinaire & usé ; mais il peint un amour digne d’une vierge romaine, un amour chaste & vertueux, fruit de la nature & non d’une imagination déréglée. Toute belle qu’est Porcia, c’est le grand Caton que le jeune prince de Massinisse adore en sa fille.

Les amans sont ici plus tendres & en même tems plus sages que tous ceux qu’on avoit encore introduits sur le théatre. Dans notre siecle corrompu il faut qu’un poëte ait bien du talent pour exciter l’admiration des libertins, & les rendre attentifs à une passion qu’ils n’ont jamais ressentie, ou dont ils n’ont emprunté que le masque.

« Ce chef-d’œuvre dramatique qui a fait tant d’honneur à notre pays & à notre langue (dit Steele), excelle peut-être autant par les passions des amans que par la vertu du héros. Du-moins leur amour qui ne fait que les caracteres du second ordre, est plus héroïque que la grandeur des principaux caracteres de la plûpart des tragédies ». n’en veux pour preuve que la réponse de Juba à Marcie, acte I. scène 5, lorsqu’elle lui reproche avec dignité de l’entretenir de sa passion dans un tems où le bien de la cause commune demandoit qu’il fût occupé d’autres pensées. Replique-t-il comme Pyrrhus à Andromaque ?

Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n’en allumai,
Tant de soins, tant de pleurs, tant d’ardeurs inquietes


Non ; mais en adorant la fille de Caton, il sait que pour être digne d’elle, il doit remplir son devoir. Vos reproches, répond-il à l’instant, sont justes, vertueuse Marcie, je me hâte d’aller joindre nos troupes, &c. Et en effet il la quitte.

Thy reproofs are just'
'Thou virtuous maid ; I’ll hasten to my troops, &c.

Le Caton françois de M. des Champs est au Caton anglois ce qu’est la Phedre de Pradon à la Phedre de Racine. Addison mourut en 1719, âgé de 47 ans, & fut enterré à Westminster. Outre qu’il est un des plus purs écrivains de la Grande-Bretagne, c’est le poëte des sages.

Depuis Congreve & lui, les pieces du théatre anglois sont devenues plus régulieres, les auteurs plus corrects & moins hardis ; cependant les monstres brillans de Shakespear plaisent mille fois plus que la sagesse moderne. Le génie poétique des Anglois, dit M. de Voltaire, ressemble à un arbre touffu planté par la nature, jettant au hazard mille rameaux, & croissant inégalement avec force ; il meurt, si vous voulez le tailler en arbre des jardins de Marly.

C’en est assez sur les illustres poëtes tragiques des deux nations rivales du théatre ; mais comme il importe à ceux qui voudront les imiter, de bien connoitre le but de la tragédie, & de ne pas se méprendre sur le choix des sujets & des personnages qui lui conviennent, ils ne seront pas fâchés de trouver ici là-dessus quelques conseils de M. l’abbé Dubos, parce qu’ils sont propres à éclairer dans cette route épineuse. Nous finirons par discuter avec lui si l’amour est l’essence de la tragédie.

Ce qui nous engage à nous arrêter avec complaisance sur ce genre de poëme auquel préside Melpomène, c’est qu’il affecte bien plus que la comédie. Il est certain que les hommes en général ne sont pas autant émus par l’action théatrale, qu’ils ne sont pas aussi livrés au spectacle durant la représentation des comédies, que durant celles des tragédies. Ceux qui font leur amusement de la poésie dramatique, parlent plus souvent & avec plus d’affection des tragédies que des comédies qu’ils ont vues ; ils savent un plus grand nombre de vers des pieces de Corneille & de Racine, que de celles de Moliere. Enfin le public préfere le rendez-vous qu’on lui donne pour le divertir en le faisant pleurer, à celui qu’on lui présente pour le divertir en le faisant rire.

La tragedie, suivant la signification qu’on donnoit à ce mot, est l’imitation de la vie & des discours des héros sujets par leur élévation aux passions & aux catastrophes, comme à revêtir les vertus les plus sublimes. Le poëte tragique nous fait voir les hommes en proie aux plus grandes agitations. Ce sont des dieux injustes, mais tous puissans, qui demandent qu’on égorge aux piés de leurs autels une jeune princesse innocente. C’est le grand Pompée, le vainqueur de tant de nations & la terreur des rois d’Orient, massacré par de vils esclaves.

Nous ne reconnoissons pas nos amis dans les personnages du poëte tragique ; mais leurs passions sont plus impétueuses ; & comme les lois ne sont pour ces passions qu’un frein très-foible, elles ont bien d’autres suites que les passions des personnages du poëte comique. Ainsi la terreur & la pitié que la peinture des événemens tragiques excite dans notre ame, nous occupent plus que le rire & le mépris que les incidens des comédies produisent en nous.

Le but de la tragédie étant d’exciter la terreur & la compassion, il faut d’abord que le poëte tragique nous fasse voir des personnages également aimables & estimables, & qu’ensuite il nous les représente dans un état malheureux. Commencez par faire estimer ceux pour lesquels vous voulez m’intéresser. Inspirez de la vénération pour les personnages destinés à faire couler mes larmes.

Il est donc nécessaire que les personnages de la tragédie ne méritent point d’être malheureux, ou du moins d’être aussi malheureux qu’ils le sont. Si leurs fautes sont de véritables crimes, il ne faut pas que ces crimes aient été commis volontairement. Œdipe ne seroit plus un principal personnage de tragédie, s’il avoit su dans le tems de son combat, qu’il tiroit l’épée contre son propre pere.

Les malheurs des scélérats sont peu propres à nous toucher ; ils sont un juste supplice dont l’imitation ne sauroit exciter en nous ni terreur, ni compassion véritable. Leur supplice, si nous le voyions réellement, exciteroit bien en nous une compassion machinale ; mais comme l’émotion que les imitations produisent, n’est pas aussi tyrannique que celle que l’objet même exciteroit, l’idée des crimes qu’un personnage de tragédie a commis, nous empêche de sentir pour lui une pareille compassion. Il ne lui arrive rien dans la catastrophe que nous ne lui ayons souhaité plusieurs fois durant le cours de la piece, & nous applaudissons alors au ciel qui justifie enfin sa lenteur à punir.

Il ne faut pas néanmoins défendre d’introduire des personnages scélérats dans la tragédie, pourvu que le principal intérêt de la piece ne tombe point sur eux. Le dessein de ce poeme est bien d’exciter en nous la terreur & la compassion pour quelques-uns de ses personnages, mais non pas pour tous ses personnages. Ainsi le poëte, pour arriver plus certainement à son but, peut bien allumer en nous d’autres passions qui nous préparent à sentir plus vivement encore les deux qui doivent dominer sur la scène tragique, je veux dire la compassion & la terreur. L’indignation que nous concevons contre Narcisse, augmente la compassion & la terreur où nous jettent les malheurs de Britannicus. L’horreur qu’inspire le discours d’Œnone, nous rend plus sensible à la malheureuse destinée de Phèdre.

On peut donc mettre des personnages scélérats sur la scène tragique, ainsi qu’on met des bourreaux dans le tableau qui représente le martyre d’un saint. Mais comme on blâmeroit le peintre qui peindroit aimables des hommes auxquels il fait faire une action odieuse ; de même on blâmeroit le poëte qui donneroit à des personnages scélérats des qualités capables de leur concilier la bienveillance du spectateur. Ce seroit aller contre le grand but de la tragédie, que de peindre le vice en beau, qui doit être de purger les passions en mettant sous nos yeux les égaremens où elles nous conduisent, & les périls dans lesquels elles nous précipitent.

Les poëtes dramatiques dignes d’écrire pour le théatre, ont toujours regardé l’obligation d’inspirer la haine du vice, & l’amour de la vertu, comme la premiere obligation de leur art. Quand je dis que la tragédie doit purger les passions, j’entends parler seulement des passions vicieuses & préjudiciables à la société, & l’on le comprend bien ainsi. Une tragédie qui donneroit du dégoût des passions utiles à la société, telles que sont l’amour de la patrie, l’amour de la gloire, la crainte du deshonneur, &c. seroit aussi vicieuse qu’une tragédie qui rendroit le vice aimable.

Ne faites jamais chausser le cothurne à des hommes inférieurs à plusieurs de ceux avec qui nous vivons, autrement vous seriez aussi blâmable que si vous aviez fait ce que Quintilien appelle, donner le rôle d’Hercule à jouer à un enfant, personam Herculis, & cothurnos aptare infantibus.

Non-seulement il faut que le caractere des principaux personnages soit intéressant, mais il est nécessaire que les accidens qui leur arrivent soient tels qu’ils puissent affliger tragiquement des personnes raisonnables, & jetter dans la crainte un homme courageux. Un prince de quarante ans qu’on nous représente au désespoir, & dans la disposition d’attenter sur lui-même, parce que sa gloire & ses intérêts l’obligent à se séparer d’une femme dont il est amoureux & aimé depuis douze ans, ne nous rend guere compatissans à son malheur ; nous ne saurions le plaindre durant cinq actes.

Les excès des passions où le poëte fait tomber son héros, tout ce qu’il lui fait dire afin de bien persuader les spectateurs que l’intérieur de ce personnage est dans l’agitation la plus affreuse, ne sert qu’à le dégrader davantage. On nous rend le héros indifférent, en voulant rendre l’action intéressante. L’usage de ce qui se passe dans le monde, & l’expérience de nos amis, au défaut de la nôtre, nous apprennent qu’une passion contente s’use tellement en douze années, qu’elle devient une simple habitude. Un héros obligé par sa gloire & par l’intérêt de son autorité, à rompre cette habitude, n’en doit pas être assez affligé pour devenir un personnage tragique ; il cesse d’avoir la dignité requise aux personnages de la tragédie, si son affliction va jusqu’au désespoir. Un tel malheur ne sauroit l’abattre, s’il a un peu de cette fermeté sans laquelle on ne sauroit être, je ne dis pas un héros, mais même un homme vertueux. La gloire, dira-t-on, l’emporte a la fin, & Titus, de qui l’on voit bien que vous voulez parler, renvoie Bérénice chez elle.

Mais ce n’est pas là justifier Titus, c’est faire tort à la réputation qu’il a laissée ; c’est aller contre les lois de la vraissemblance & du pathétique véritable, que de lui donner, même contre le témoignage de l’histoire, un caractere si mou & si efféminé. Aussi quoique Bérénice soit une piece très-méthodique, & parfaitement bien écrite, le public ne la revoit pas avec le même goût qu’il lit Phedre & Andromaque. Racine avoit mal choisi son sujet ; & pour dire plus exactement la vérité, il avoit eu la foiblesse de s’engager à le traiter sur les instances d’une grande princesse.

De ces réflexions sur le rôle peu convenable que Racine fait jouer à Titus, il ne s’ensuit pas que nous proscrivions l’amour de la tragédie. On ne sauroit blâmer les poëtes de choisir pour sujet de leurs imitations les effets des passions qui sont les plus générales, & que tous les hommes ressentent ordinairement. Or de toutes les passions, celle de l’amour est la plus générale ; il n’est presque personne qui n’ait en le malheur de la sentir du-moins une fois en sa vie. C’en est assez pour s’intéresser avec affection aux pieces de ceux qu’elle tyrannise.

Nos poëtes ne pourroient donc être blâmés de donner part à l’amour dans les intrigues de la piece, s’ils le faisoient avec plus de retenue. Mais ils ont poussé trop loin la complaisance pour le goût de leur siecle, ou, pour mieux dire, ils ont eux-mêmes fomenté ce goût avec trop de lâcheté. En renchérissant les uns sur les autres, ils ont fait une ruelle de la scene tragique ; qu’on nous passe le terme !

Racine a mis plus d’amour dans ses pieces que Corneille. Boileau travaillant à réconcilier son ami avec le célebre Arnaud, il lui porta la tragédie de Phedre de la part de l’auteur, & lui en demanda son avis. M. Arnaud, après avoir lu la piece, lui dit : il n’y a rien à reprendre au caractere de Phedre, mais pourquoi a-t-il fait Hippolite amoureux ? Cette critique est la seule peut-être qu’on puisse faire contre la tragédie de Phedre ; & l’auteur qui se l’étoit faite à lui même, se justifioit en disant, qu’auroient pensé les petits-maîtres d’un Hippolite ennemi de toutes les femmes ? Quelles mauvaises plaisanteries n’auroient-ils point jettées sur le fils de Thésée ?

Du-moins Racine connoissoit sa faute ; mais la plûpart de ceux qui sont venus depuis cet aimable poëte, trouvant qu’il étoit plus facile de l’imiter par ses endroits foibles que par les autres, ont encore été plus loin que lui dans la mauvaise route.

Comme le goût de faire mouvoir par l’amour les ressorts de la tragédie, n’a pas été le goût des anciens, il ne sera point peut-être le goût de nos neveux. La postérité pourra donc blâmer l’abus que nos poëtes tragiques ont fait de leur esprit, & les censurer un jour d’avoir donné le caractere de Tircis & de Philene ; d’avoir fait faire toutes choses pour l’amour à des personnages illustres, & qui vivoient dans des siecles où l’idée qu’on avoit du caractere d’un grand homme, n’admettoit pas le mélange de pareilles foiblesses. Elle reprendra nos poëtes d’avoir fait d’une intrigue amoureuse la cause de tous les mouvemens qui arriverent à Rome, quand il s’y forma une conjuration pour le rappel des Tarquins ; comme d’avoir représenté les jeunes gens de ce tems-là si polis, & même si timides devant leurs maîtresses, eux dont les mœurs sont connues suffisamment par le récit que fait Tite-Live des aventures de Lucrece.

Tous ceux qui nous ont peint Brutus, Arminius & d’autres personnages illustres par un courage inflexible, si tendres & si galans, n’ont pas copié la nature dans leurs imitations, & ont oublié la sage leçon qu’a donnée M. Despréaux dans le troisieme chant de l’Art poétique, où il décide si judicieusement qu’il faut conserver à ses personnages leur caractere national :

Gardez donc de donner, ainsi que dans Clélie,
L’air & l’esprit françois à l’antique Italie ;
Et sous le nom romain faisant notre portrait,
Peindre Caton galant & Brutus dameret.

La même raison qui doit engager les poëtes à ne pas introduire l’amour dans toutes leurs tragédies, doit peut-être les engager aussi à choisir leur héros dans des tems éloignés d’une certaine distance du nôtre. Il est plus facile de nous inspirer de la vénération pour des hommes qui ne nous sont connus que par l’histoire, que pour ceux qui ont vécu dans des tems si peu éloignés du nôtre, qu’une tradition encore récente nous instruit exactement des particularités de leur vie. Le poëte tragique, dira-t-on, saura bien supprimer les petitesses capables d’avilir ses héros. Sans doute il n’y manquera pas ; mais l’auditeur s’en souvient ; il les redit lorsque le héros a vécu dans un tems si voisin du sien, que la tradition l’a instruit de ces petitesses.

Il est vrai que les poëtes grecs ont mis sur leur scène des souverains qui venoient de mourir, & quelquefois même des princes vivans ; mais ce n’étoit pas pour en faire des héros. Ils se proposoient de plaire à leur patrie, en rendant odieux le gouvernement d’un seul ; & c’étoit un moyen d’y réussir, que de peindre les rois avec un caractere vicieux. C’est par un motif semblable qu’on a long-tems représenté avec succès sur un théatre voisin du nôtre le fameux siege de Leyde, que les Espagnols firent par les ordres de Philippe II. & qu’ils furent obligés de lever en 1578. Comme Melpomène se plaît à parer ses personnages de couronnes & de sceptres, il arriva dans ces tems d’horreurs & de persécutions, qu’elle choisit dans cette piece dramatique pour sa victime, un prince contre lequel tous les spectateurs étoient révoltés. (Le Chevalier de Jaucourt.)

Tragédie romaine, (Art dram. des Rom.) les romains avoient des tragédies de deux especes. Ils en avoient dont les mœurs & les personnages étoient grecs ; ils les appelloient palliatæ, parce qu’on se servoit des habits des Grecs pour les représenter. Les tragédies dont les mœurs & les personnages étoient romains, s’appelloient prætextatæ, du nom de l’habit que les jeunes personnes de qualité portoient à Rome. Quoiqu’il ne nous soit demeuré qu’une tragédie de cette espece, l’Octavie qui passe sous le nom de Séneque, nous savons néanmoins que les Romains en avoient un grand nombre : telles étoient le Brutus qui chassa les Tarquins, & le Déclus du poëte Attius ; & telle étoit encore le Caton d’Utique de Curiatius Maternus ; mais nous ne savons pas si cette derniere a jamais été jouée. C’est dommage qu’aucune de toutes ces tragédies ne nous soit parvenue. (D. J.)

Tragédie de piété, (Poésie dram. franç.) on apperçoit dans le xij. siecle les premieres traces des représentations du théatre. Un moine nommé Geoffroi, qui fut depuis abbé de saint-Alban en Angleterre, chargé de l’éducation de la jeunesse, leur faisoit représenter avec appareil des especes de tragédies de piété. Les sujets de la premiere piece dramatique furent les miracles de sainte Catherine, ce qui est bien antérieur à nos représentations des mysteres, qui n’ont commencé qu’en 1398, sur un théatre que l’on dressa à Paris à l’hôtel de la Trinité. P. Henault. (D. J.)