Ontologie naturelle/Leçons 38 et 39

Garnier Frères (p. 302-314).

TRENTE-HUITIÈME

ET

TRENTE-NEUVIÈME LEÇONS

Trois opinions de Buffon en paléontologie réfutées. — Examen des mammifères fossiles (suite). — Restitution des pachydermes de Montmartre par Cuvier. — Cavernes à ossements fossiles.

Je commence cette leçon par examiner trois opinions de Buffon qui se rapportent à notre sujet :

1o Buffon croyait que les animaux des temps passés étaient beaucoup plus grands que ceux actuellement subsistants.

Cela n’est pas absolument exact.

Le mastodonte, le dinothérium étaient à peine plus gros que notre éléphant. Quant aux autres quadrupèdes fossiles, leur taille, en général, ne dépassait pas, ou même n’atteignait pas celle de l’éléphant.

Ce qui est vrai, c’est que les grandes espèces étaient plus nombreuses dans la population fossile, qu’elles ne le sont dans la population vivante.

2° Buffon appelle souvent les animaux fossiles : les ancêtres des animaux actuels.

Si c’est là une métaphore, je n’ai rien à dire ; car autrement, et nous l’avons bien vu, les espèces actuelles ne dépendent en rien des espèces fossiles. J’ai démontré, au commencement de ce cours, la fixité de l’espèce. Les espèces antiques ne variaient pas plus que les nôtres. La transmutation des espèces est la chimère des zoologistes, comme la transmutation des métaux a été celle des alchimistes.

3° Enfin, Buffon soutient que « en général, on doit regarder le continent de l’Amérique comme une terre nouvelle dans laquelle la nature n’a pas eu le temps d’acquérir toutes ses forces, ni celui de les manifester par une très-nombreuse population. »

Ceci est l’opinion vulgaire : en se servant du mot nouveau monde, on donne à ce terme la double, mais très-différente acception de terre nouvellement découverte et de terre nouvellement formée.

En réalité, tous nos continents (je laisse de côté les petites îles volcaniques qui peuvent être, et dont quelques-unes sont en effet de formation récente), tous nos continents, couverts autrefois par les eaux, ont été mis à sec par la même retraite des eaux, et sont de même date. Tous les continents actuels sont contemporains.

Sur ce point, je ne puis mieux faire que d’opposer à Buffon un homme qui, comme lui, a vu la nature en grand, M. de Humboldt.

« Des écrivains, d’ailleurs justement célèbres, ont trop souvent répété, dit M. de Humboldt, que l’Amérique est, dans toute l’acception du mot, un nouveau continent. Cette richesse de végétation, les immenses cours d’eau dont elle est arrosée, la puissance et la fermentation continuelle des volcans, annoncent, suivant eux, que la terre, toujours tremblante et encore détrempée, est là plus voisine que dans l’ancien monde de l’état primordial du chaos… Ces images capricieuses de jeunesse et d’agitation, opposées à la sécheresse et à l’inertie de la terre vieillissante, ne peuvent prendre naissance que dans les esprits qui se font un jeu de chercher des contrastes entre les deux hémisphères, et ne se donnent pas la peine d’embrasser d’un coup d’œil général la structure des corps terrestres. Faut-il regarder l’Italie méridionale comme plus récente que l’Italie du nord, parce qu’elle est presque incessamment tourmentée par des tremblements de terre et des éruptions volcaniques ? Que sont d’ailleurs aujourd’hui les volcans et les tremblements de terre ? Quels pauvres phénomènes si on les compare avec les révolutions de la nature !

« … Aujourd’hui (j’écrivais ceci il y a quarante-deux ans) l’agitation physique et le calme politique règnent dans le nouveau monde, tandis que dans l’ancien les luttes des peuples troublent la jouissance que leur offre le repos de la nature. Peut-être viendra-t-il des temps où, dans ce singulier contraste entre les forces physiques et les forces morales, un hémisphère prendra le rôle de l’autre. Les volcans reposent durant des siècles avant de faire rage de nouveau, et l’idée que les puissances de la nature doivent vivre en paix dans le continent le plus vieux n’est fondée que sur un jeu de notre imagination. On ne peut supposer aucune raison pour qu’une partie de notre planète soit plus vieille ou plus jeune que l’autre…

« Sans doute, il est arrivé que… des îles ont été rattachées, par voie de soulèvement, à des masses continentales ; que d’autres contrées se sont abîmées par suite des oscillations du sol. Mais en vertu des lois hydrostatiques, on ne peut se représenter d’inondation générale que comme existant simultanément dans toutes les parties du monde et sous tous les climats[1]. »


Je reprends l’examen des mammifères fossiles.

Vous connaissez l’éléphant fossile ou mammouth des Russes.

En 1739, un officier français, M. de Longueil, naviguant sur l’Ohio, quelques sauvages de sa troupe découvrirent, à peu de distance de ce fleuve, des os, des mâchelières et des défenses d’un grand animal. L’année suivante, cet officier trouva, dans la même localité, un fémur, une extrémité de défense et trois mâchelières. Les sauvages regardaient ces ossements comme provenant d’un animal qu’ils appelaient le père aux bœufs. M. de Longueil rapporta le tout à Paris.

Ces débris frappèrent Buffon et lui firent concevoir l’idée d’une espèce perdue : « Tout porte à croire, dit-il, que cette ancienne espèce, qu’on doit regarder comme la première et la plus grande de tous les animaux terrestres, n’a subsisté que dans les premiers temps et n’est point parvenue jusqu’à nous[2]. »

On appela d’abord, et on a appelé longtemps l’animal auquel avaient appartenu ces débris : l’animal de l’Ohio.

Daubenton rapportait à l’hippopotame une partie de ces débris, et l’autre partie à l’éléphant.

W. Hunter prétendit que le tout appartenait à l’éléphant, et, remarquant aux mâchelières de grosses tubérosités, il en concluait que cet éléphant avait été carnivore.

Cuvier mit fin aux incertitudes. Il fit voir que cet animal formait une espèce particulière, et très-distincte de toutes les espèces déjà connues. Il l’appela mastodonte, de deux mots grecs qui signifient dents mamelonnées.

Le mastodonte était un quadrupède de la forme et de la taille de l’éléphant, pourvu, comme lui, d’une trompe et de longues défenses implantées dans l’os incisif, mais en différant essentiellement par ses dents molaires armées de tubercules ou mamelons.

Le mastodonte forme un genre dont on connaît déjà plusieurs espèces : le grand mastodonte, le mastodonte à dents étroites, etc.

Le dinothérium est encore un grand et très-grand mammifère. Cuvier, qui n’en avait connu que les dents molaires et un radius mutilé, l’avait pris pour un tapir et nommé tapir gigantesque. Le nom qu’il porte actuellement lui a été donné par M. Kaup, qui en a découvert, en 1829, une mâchoire inférieure dans les sablières d’Eppelsheim (Prusse rhénane).

Le dinothérium paraît avoir surpassé en grandeur et en force les plus grands éléphants, et sa tête était non moins extraordinaire par sa forme que celle de ces derniers animaux. Deux défenses lui sortaient aussi de la bouche, mais les pointes en étaient tournées vers la terre ; de plus, ces défenses appartenaient à la mâchoire inférieure, et cette mâchoire était recourbée en bas, disposition qui ne se trouve dans aucun des animaux connus.

Il y avait plusieurs espèces de dinothériums.

Le mégathérium nous offre, mais sur une grande échelle, un composé des organisations des paresseux, des fourmiliers et des tatous actuels.

Le glyptodon, plus récemment découvert, était un tatou énorme.

Il est douteux qu’il existe plus d’une espèce vivante d’hippopotame ; et il est incontestable qu’on en rencontre plusieurs espèces fossiles.

Nos rhinocéros avaient aussi leurs analogues dans la nature fossile. En 1822, Cuvier comptait déjà quatre espèces de rhinocéros fossiles. Vous n’avez pas oublié le rhinocéros couvert de sa peau, que Pallas trouva en Sibérie.


Les mammifères que nous avons vus jusqu’ici appartiennent tous, sauf le mégathérium et le glyptodon, à l’ordre des pachydermes, et on les trouve tous dans les terrains meubles et d’alluvion.

J’arrive aux pachydermes des carrières de Montmartre, le palæothérium, l’anoplothérium, le lophiodon, etc.

Je ne puis vous parler de ces animaux sans vous parler, en même temps, de la restitution célèbre que Cuvier a faite de leurs squelettes, et de la grande loi des corrélations organiques qui l’a guidé dans cette restitution.

La loi des corrélations organiques est d’ailleurs si connue aujourd’hui que je n’aurai besoin que de la rappeler.

Tout être organisé forme un ensemble, un système, dont les parties se correspondent et concourent toutes à une même et définitive action. Aucune de ces parties ne peut donc changer sans que les autres changent aussi ; et, par conséquent, chacune d’elles, prise séparément, indique et donne toutes les autres.

Prenons pour exemple un animal carnivore : il faudra nécessairement que ses organes des sens soient construits pour apercevoir une proie vivante et l’apercevoir de loin ; ses organes du mouvement, pour la poursuivre ; ses griffes, pour la saisir et la déchirer ; ses dents, pour la découper ; ses intestins, pour la digérer. Toutes ces parties se donnent donc les unes les autres : les organes des sens donnent ceux du mouvement ; ceux du mouvement donnent les dents ; les dents donnent les intestins, etc.

Les ossements nombreux, dont les carrières de Montmartre étaient remplies, se trouvaient mêlés ; de plus, ces ossements étaient incomplets, mutilés. Et cependant, comme dit Cuvier : « Il fallait que chaque os allât retrouver celui auquel il devait tenir. — C’était presque une résurrection en petit, continue-t-il, et je n’avais pas à ma disposition la trompette toute-puissante ; mais les lois immuables prescrites aux êtres vivants y suppléèrent. »

Cuvier commença par rassembler les dents. Un premier examen lui montra que presque tous les animaux de Montmartre avaient des dents molaires d’herbivores, et d’herbivores de l’ordre des pachydermes.

Il réussit ensuite à former, de ces dents, deux séries différentes et complètes, deux systèmes dentaires complets : un système dentaire à canines saillantes et un système dentaire sans canines saillantes. La restitution des dents donnait donc deux espèces distinctes, et distinctes par des caractères non-seulement spécifiques, mais génériques. Chacune de ces espèces devint bientôt, en effet, le type d’un genre nouveau : l’espèce à canines saillantes, le type du genre palæothérium ; et l’espèce à canines non saillantes, le type du genre anoplothérium.

Les dents ayant donné deux espèces, on devait s’attendre à retrouver toutes les autres parties du squelette corrélatives à celles-là, et par conséquent des têtes, des pieds, etc., aussi pour deux espèces.

Et c’est ce qui ne manqua pas d’arriver. Il ne restait plus qu’à rapporter chaque pied à sa tête et chaque tête à son système dentaire.

Cuvier s’occupa, d’abord, de réunir les deux paires de pieds ensemble, les pieds de derrière à ceux de devant. Il y avait deux sortes de pieds de derrière, les uns à trois et les autres à deux doigts, et aussi deux sortes de pieds de devant, à trois et à deux doigts pareillement. Guidé par les rapports de conformation, Cuvier réunit ensemble les pieds de derrière et les pieds de devant qui avaient deux doigts ; puis il réunit, de même, les pieds de derrière et les pieds de devant qui avaient trois doigts. Il rattacha les quatre pieds à deux doigts au système dentaire sans canines saillantes, ce fut l’anoplothérium, et les quatre pieds à trois doigts au système dentaire avec canines saillantes, et ce fut le palæothérium. Puis, il ramena successivement à chaque animal les os du crâne, du tronc, des extrémités, etc., qui lui appartenaient ; il refit, enfin, le squelette entier de chacun d’eux.

Et la restitution était à peine achevée que le hasard fit découvrir à Pantin un squelette entier de l’un de ces animaux, d’un palæothérium. Cuvier ne s’était mépris sur les rapports, sur la place, sur l’adaptation d’aucun des os avec l’autre ; le squelette de la nature et le squelette de Cuvier étaient identiques.

Il y a donc un art de reconstruire les espèces perdues, de reformer les squelettes pièce par pièce, débris par débris ; cet art repose, tout entier, sur la loi des corrélations organiques, et, comme le disait Cuvier tout à l’heure, « les lois immuables, prescrites aux êtres vivants, suppléent à la trompette toute-puissante. »


Ce que les carrières de Montmartre ont été pour les pachydermes, les cavernes à ossements fossiles l’ont été pour les carnassiers.

Ce que ces cavernes rassemblent d’os de carnassiers est prodigieux. Dans celle de Gaylenreuth, par exemple, le sol, suivant l’expression de Cuvier, est pétri de dents et de mâchoires. Les ours y forment les trois quarts des débris fossiles. Le reste se compose d’ossements d’hyènes, de tigres, de loups, de renards, de gloutons, de putois, etc.

J’ai vu une de ces cavernes presque au moment où elle venait d’être découverte. Là du moins je n’ai pu douter que les ossements n’eussent été portés, poussés par une inondation, car on trouvait de ces ossements sur les diverses parties saillantes, et comme étagées, des parois de la caverne[3].


Je termine ici ce que j’avais à vous dire touchant la quatrième des grandes questions qui ont fait l’objet de ce Cours.

À propos de la distribution des êtres, je vous ai fait remarquer cette uniformité des types partout subsistante, malgré la diversité, la spécificité des espèces, partout aussi démontrée.

Nous avons passé des êtres vivants aux êtres fossiles ; et c’est encore la même loi qui domine : variété des espèces, spécificité des êtres, mais uniformité des types. Encore une fois, le règne animal est un.

  1. Tableaux de la nature, t. I, p. 161.
  2. T. IX. p. 606.
  3. La caverne de Lunel-Vieil, près Montpellier.