Ontologie naturelle/Leçon 40

Garnier Frères (p. 315-326).

QUARANTIÈME LEÇON

Créations multiples et successives. — Unité de la création.

Dans ces études paléontologiques, je m’en suis tenu aux faits. Je n’ai point touché aux théories. Il en est deux principales : l’une que j’appelle la théorie des créations successives, et l’autre la théorie de l’unité de création.

La théorie des créations successives a été celle de Cuvier ; elle est aujourd’hui celle d’à peu près tout le monde. La théorie de l’unité de création était celle de M. de Blainville.

Examinons, un moment, cette dernière théorie, qui a été très-peu discutée, et qui mérite du moins l’attention du physiologiste.

Je vais tâcher de rassembler et de résumer ici, je ne dirai pas les preuves, le mot serait trop fort ; je dirai les raisons qui semblent militer le plus en faveur de l’unité de création. Je les puise dans le grand ouvrage[1] de M. de Blainville.

Ces raisons sont de trois sortes. Je les appelle : 1o zoologiques ; 2o physiologiques ; et 3o philosophiques.

Examinons chacune de ces raisons.

1o La première et la principale raison zoologique se tire de l’unité du règne animal. Il n’y a pas un double règne animal : un règne fossile et un règne vivant. Chacun d’eux, pris isolément, n’est qu’une partie de l’autre ; réunis, ils font un tout complet. Ils s’adaptent et s’ajustent l’un à l’autre, exactement comme les parties arrachées d’un bas-relief retrouvent leur place dans une restauration du bas-relief entier.

C’est ainsi, comme nous l’avons vu, que le plésiosaurus se place entre les reptiles et les amphibiens ; que le ptérodactyle relie les oiseaux et les reptiles, etc.

Autre raison zoologique : le groupe vivant des pachydermes est l’un des plus mutilés, des plus incomplets ; il ne contient plus que huit genres, et chacun de ces genres, éléphant, cheval, cochon, etc., offre un type différent. Chacun d’eux paraît isolé, sans relation directe avec ses congénères. Mais si l’on rapproche les pachydermes fossiles des pachydermes vivants, l’isolement de ceux-ci disparaît. Les fossiles, très-nombreux, viennent se placer auprès de leurs congénères vivants, les relient entre eux, et le groupe des pachydermes, ainsi restitué, offre un ensemble complet et harmonique.

Le naturaliste pourrait-il reconstruire, restaurer le règne animal avec les fossiles, comme l’a si heureusement tenté sur plus d’un point M. de Blainville, si ceux-ci appartenaient à un règne différent ?

L’unité de règne étant établie, M. de Blainville en déduisait l’unité de création.


Cuvier disait, au début de ses grands travaux : « Qu’on se demande pourquoi l’on trouve tant de dépouilles d’animaux inconnus ;… et l’on verra combien il est probable qu’elles ont appartenu à des êtres d’un monde antérieur au nôtre ;… êtres dont ceux qui existent aujourd’hui ont rempli la place, pour se voir peut-être un jour également détruits et remplacés par d’autres. »

La théorie des créations successives était, implicitement, tout entière dans ces mémorables paroles. Le plus bel ouvrage de Cuvier, son Discours sur les révolutions de la surface du globe, semble n’avoir eu qu’un objet, celui de les développer et de les commenter, et il termine ce Discours par cette phrase, qu’on peut donner comme le résumé de tout ce que trente années de méditations et d’études avaient laissé de plus profondément empreint dans son grand esprit : « Ce qui est certain, c’est que nous sommes maintenant au moins au milieu d’une quatrième succession d’animaux terrestres, et qu’après l’âge des reptiles, après celui des palæothériums, après celui des mammouths, des mastodontes et des mégathériums, est venu l’âge où l’espèce humaine, aidée de quelques animaux domestiques, domine et féconde paisiblement la terre. »

Cuvier admettait donc quatre époques, dans le développement de la vie sur le globe : 1o l’époque des mollusques, des poissons et des reptiles ; 2o celle des palæothériums ; 3o celle des mammouths et des mastodontes ; 4o enfin celle de l’homme.

Cela posé, on ne doit trouver aucun animal d’une époque donnée mêlé à ceux d’une autre époque : aucun des animaux de l’âge actuel parmi les animaux de l’âge des mammouths et des mastodontes, aucun animal de l’âge des mammouths parmi les animaux de l’âge des palæothériums, aucun animal de l’âge des palæothériums, c’est-à-dire aucun mammifère (car selon Cuvier, il n’y a point eu de mammifères avant les palæothériums), dans l’âge des grands reptiles, etc.

Or, les grands reptiles, le plésiosaurus, le mégalosaurus, etc., se trouvent dans les calcaires jurassiques ; des mammifères ne devraient donc point s’y trouver. Cependant, du temps même de Cuvier, on avait trouvé dans les schistes oolithiques de Stonesfield, lesquels sont de l’époque jurassique, de petites mâchoires inférieures, qui furent reconnues par Cuvier lui-même pour des mâchoires de mammifères de l’ordre des didelphes.

M. Richard Owen a établi, sur ces débris, deux genres de marsupiaux fossiles : le genre thylacothérium et le genre phascolothérium[2].

D’un autre côté, Cuvier regardait comme un fait assuré la non-existence des quadrumanes parmi les fossiles. Suivant lui, ces animaux n’appartenaient qu’à la dernière époque, à la nôtre. Or, M. Richard Owen, M. Lartet, et d’autres, ont découvert, dans ces derniers temps, des os de quadrumanes, et dans plus d’un lieu.

Enfin, il n’est pas jusqu’à l’homme, dont Cuvier fait (et jusqu’ici avec apparence de raison) le caractère exclusif de l’époque actuelle, que M. de Blainville ne prétende devoir exister, et même avoir été trouvé déjà parmi les espèces fossiles : « Cuvier, dit-il, tire une dernière preuve de ses révolutions de la négation gratuite d’os humains fossiles ; il y en avait, dès son temps, de découverts, et il y en a eu beaucoup depuis. Pour appuyer cette négation, il fait une distinction : — « Je dis qu’on n’a jamais trouvé d’os humains parmi les fossiles proprement dits, ou, en d’autres termes, dans les couches régulières de la surface du globe. » — Cette distinction, purement gratuite, est contradictoire et ne peut être admise ; car on a trouvé des ossements humains avec des ossements d’animaux perdus, d’animaux qui se trouvent dans les couches régulières, et qui n’y ont pas d’autres caractères que dans les terrains meubles : dans un cas les mêmes os seraient donc fossiles, et dans l’autre ne le seraient pas, par la seule raison qu’on ne veut pas admettre comme fossiles les ossements humains avec lesquels ils se trouvent. Mais, d’ailleurs, on a trouvé des ossements humains dans des terrains réguliers. Cette dernière preuve croule donc comme toutes les autres, et avec elle la théorie des révolutions et des irruptions successives et des créations répétées qui en sont une déduction[3]. »

3o Raisons physiologiques de l’unité de création.

La grande raison physiologique, c’est que le physiologiste sensé ne peut admettre la création d’un seul être vivant sans l’intervention directe de Dieu, sans un miracle, et qu’il sera toujours prudent de ne pas multiplier sans nécessité les miracles.

Nous avons vu que l’éléphant vivant et l’éléphant fossile (l’éléphant des Indes et l’elephas primigenius) diffèrent si peu que, malgré l’autorité de Cuvier, Blainville les regarde comme étant d’une seule et même espèce.

Mais supposons que ce soit Cuvier qui ait raison, et que ces deux éléphants forment en effet deux espèces distinctes. Assurément la différence ne sera pas bien grande, puisque Blainville ne l’a pas vue.

Faudra-t-il que, pour une si petite différence, l’Ouvrier suprême s’y soit pris à deux fois, une première pour l’éléphant fossile et une seconde pour l’éléphant des Indes ?

Des éléphants, je passe aux chevaux. Ici Cuvier déclare nettement que les chevaux fossiles ne peuvent être distingués des chevaux vivants. « Le genre cheval existait aussi dès ce temps-là. Ses dents accompagnent par milliers celles des animaux que nous venons de nommer ;… mais il n’est pas possible de dire si c’était ou non une des espèces aujourd’hui existantes, parce que les squelettes de ces espèces se ressemblent tellement qu’on ne peut les distinguer d’après des fragments isolés… »

Il dit, à propos des cerfs et des bœufs : « Les os de cerfs et de bœufs que l’on a recueillis dans certaines cavernes et dans les fentes de certains rochers y sont quelquefois, et surtout dans les cavernes d’Angleterre, accompagnés d’os d’éléphants, de rhinocéros, d’hippopotames et de ceux d’une hyène qui se rencontre aussi dans plusieurs couches meubles avec ces mêmes pachydermes ; par conséquent ils sont du même âge, mais il n’en reste pas moins difficile de dire en quoi ils diffèrent des bœufs et des cerfs d’aujourd’hui… »

4o Raisons philosophiques.

Ceci est plutôt une objection contre la théorie des créations successives qu’une raison directe en faveur de l’unité de création.

La théorie des créations successives ne repose que sur des faits incomplets.

Rien n’est plus borné, plus incomplet encore que nos explorations. Quels sont les lieux où il a été fait des fouilles ? C’est le hasard qui nous a découvert ces riches dépôts, ces vastes cavernes, et cela tout à côté de nous : le dépôt de Sansan, les cavernes du midi de la France, etc.

Comment sur des faits aussi incomplets proposer autre chose que du provisoire ?

L’homme le plus effrayé de sa théorie, c’était Cuvier lui-même.

« Lorsque je soutiens, dit-il, que les bancs pierreux contiennent les os de plusieurs genres, et les couches meubles ceux de plusieurs espèces qui n’existent plus, je ne prétends pas qu’il ait fallu une création nouvelle pour produire les espèces aujourd’hui existantes, je dis seulement qu’elles n’existaient pas dans les lieux où on les voit à présent, et qu’elles ont dû y venir d’ailleurs. »

C’est considérablement changer la question, et surtout se décharger très-adroitement (ou plutôt très-heureusement) de l’énorme embarras des créations nouvelles.

« Supposons, par exemple, » continue M. Cuvier, qu’une grande irruption de la mer couvre d’un amas de sables ou d’autres débris le continent de la Nouvelle-Hollande ; elle enfouira les cadavres des kanguroos, des phascolomes, des dasyures, des péramèles, des et phalangers volants, des échidnés et des ornithorhynques, et elle détruira entièrement les espèces de tous ces genres, puisque aucun d’eux n’existe maintenant en d’autres pays.

« Que cette même révolution mette à sec les petits détroits multipliés qui séparent la Nouvelle-Hollande du continent de l’Asie, elle ouvrira un chemin aux éléphants, aux rhinocéros, aux buffles, aux chevaux, aux tigres et à tous les autres quadrupèdes asiatiques, qui viendront peupler une terre où ils auront été auparavant inconnus.

« Qu’ensuite un naturaliste, après avoir bien étudié toute cette nature vivante, s’avise de fouiller le sol sur lequel elle vit, il y trouvera des restes d’êtres tout différents.

« Ce que la Nouvelle-Hollande serait, dans la supposition que nous venons de faire, l’Europe, la Sibérie, une grande partie de l’Amérique le sont effectivement ; et peut-être trouvera-t-on un jour, quand on examinera les autres contrées de la Nouvelle-Hollande elle-même, qu’elles ont toutes éprouvé des révolutions semblables, je dirai presque des échanges mutuels de productions ; car, poussons la supposition plus loin : après ce transport des animaux asiatiques dans la Nouvelle-Hollande, admettons une seconde révolution qui détruise l’Asie, leur patrie primitive, ceux qui les observeraient dans la Nouvelle-Hollande, leur seconde patrie, seraient tout aussi embarrassés de savoir d’où ils seraient venus, qu’on peut l’être maintenant pour trouver l’origine des nôtres. »

Je suis persuadé que l’avenir du grand problème qui nous occupe (d’une création unique ou de créations multiples) est, tout entier, dans la vue ingénieuse et judicieuse de Cuvier.

Ceux qui parlent de créations nouvelles emploient un mot qu’ils n’entendent pas bien. Il y a eu des échanges, comme dit Cuvier ; il y a eu des pertes, beaucoup de pertes ; beaucoup d’espèces ont été détruites ; mais y a-t-il eu des créations ?


FIN.
  1. Ostéographie ou Description, etc.
  2. D’autres mammifères ont été trouvés, depuis Cuvier, dans les terrains jurassiques : le spalacothérium, le triconodon, le plagiaulax, etc.
  3. Histoire des sciences de l’organisation, t. III, p. 403.