Ontologie naturelle/Leçon 28

Garnier Frères (p. 231-238).

VINGT-HUITIÈME LEÇON

Succession des êtres. — Période brute et période vivante dans l’histoire de la terre. — Idées de Descartes et de Leibnitz sur l’incandescence primitive du globe.

Nous voici arrivés à l’étude de la quatrième des grandes questions de l’ontologie positive, savoir : la succession des êtres dans les différents âges du globe. Après la néontologie, nous allons étudier la paléontologie.

Nous connaissons la distribution des animaux actuels sur le globe. Mais les animaux actuels ont-ils toujours existé ? Non ; les espèces actuelles ont été précédées par d’autres espèces, autrement distribuées sur le globe, et que de nombreuses révolutions ont successivement détruites. Ces mêmes révolutions, en bouleversant la surface de la terre, ont accumulé les ruines qui forment le sol sur lequel nous vivons aujourd’hui, sol encore à peine affermi : les tremblements de terre, les volcans qui font explosion par intervalles sont les échos affaiblis des grandes commotions d’autrefois.

L’histoire du globe comprend deux périodes : celle où la vie n’a point encore paru — je l’appelle période brute ; — et celle où la vie s’est manifestée — je l’appelle période vivante.


Je suivrai, pour l’examen de ces périodes, non point l’ordre des temps, mais l’ordre de nos découvertes, le progrès de notre science.

Le premier fait qui nous ait révélé un passé différent de l’état actuel, c’est la découverte des coquilles marines sur la terre sèche. Pour peu que l’on fouille le sol, on en trouve partout, même à de grandes distances de la mer, même à des hauteurs très-considérables.

La mer, à une certaine époque, a donc couvert la terre actuellement sèche ; et elle y a laissé, en se retirant, ces coquilles, dépouilles de ses anciens habitants.

Les couches de terre qui recèlent les coquilles marines sont, par elles-mêmes, d’autres témoins du séjour de la mer ; c’est, en effet, le travail des eaux, ce sont les sédiments des eaux qui les ont formées : aussi les voyons-nous disposées en lignes horizontales.

Autre circonstance essentielle : ces couches horizontales viennent expirer au pied des montagnes, et là nous trouvons d’autres couches plus ou moins verticales. Or, dans le principe, ces couches obliques ou verticales ont été déposées horizontalement ; une cause quelconque (cause que je vous ferai connaître plus tard) les a redressées. Elles plongent sous les premières, où nous avons trouvé ces lits de coquilles, et contiennent elles-mêmes aussi des coquilles, mais d’espèces et même de genres fort différents.

Les eaux ont donc séjourné sur la terre à diverses époques.

Il y a même un ordre constant selon lequel nous découvrons les restes fossiles, en fouillant le sol ; les couches supérieures nous offrent des restes de mammifères ; plus profondément, nous trouvons des débris de reptiles, puis des débris de poissons, et puis des coquilles, des crustacés, etc. Les couches recélant des animaux marins alternent avec les couches qui recèlent des animaux terrestres.

Nous sommes fondés à conclure de tout cela, qu’à différentes reprises la mer a successivement recouvert la terre, et l’a successivement abandonnée. Il est facile, en suivant les indices fournis par les débris des espèces perdues, de concevoir ce qui s’est passé à ces époques antérieures à toute histoire : les eaux, en se déplaçant violemment d’un côté, laissaient à sec une population marine, et, de l’autre, submergeaient une population terrestre. Effroyables destructions auxquelles en succédaient d’autres non moins effroyables : la mer, reprenant son ancien lit, y trouvait des animaux terrestres qu’elle anéantissait à leur tour ; tandis que, derrière elle, d’innombrables animaux marins périssaient sur son nouveau lit, rendu à la terre sèche.

Telle a été la période vivante.

Enfin, si nous fouillons à une plus grande profondeur encore, arrivés aux terrains primitifs, à ce qui constitue la charpente du globe, nous ne trouvons plus de débris d’animaux. Il y a donc eu une époque où la vie n’existait pas sur le globe ; et ceci est la période brute.

Ces deux périodes nous offrent deux ordres d’action très-différents.

Dans la période vivante, l’eau est le grand agent qui opère. C’est l’eau qui a produit les couches successives des sédiments terrestres, et qui a façonné, pour ainsi dire, le globe dans son enveloppe la plus externe. Durant la période brute, l’agent qui opérait est le feu. Tout porte la preuve que, dans l’origine, ce globe a été incandescent, brûlant, liquéfié par le feu dans toute sa masse.

Le feu et l’eau, voilà les deux forces qui ont, tour à tour, agi : un des principaux objets de la géologie est de démêler aujourd’hui, dans la contexture du globe, ce qui fut l’effet du feu de ce qui a été l’effet de l’eau.

Primitivement, le globe était incandescent. Descartes est le premier qui l’ait dit. Vous vous rappelez sa fameuse définition de la terre : la terre est un soleil encroûté.

Mais, chez Descartes, cette conception d’une terre d’abord soleil ne dérive, en aucune façon, de l’examen direct des phénomènes naturels : c’est une simple application spéculative de certaines lois physiques qu’il avait imaginées ; c’est une dépendance de son système fameux des tourbillons[1].

Leibnitz est arrivé à la même conception que Descartes, mais par une voie toute différente, par l’observation.

Les matières fondues et, comme il s’exprime, vitrifiées, que présente le globe, lui avaient donné l’idée d’un incendie primitif et général. Dans son traité intitulé : Protogæa[2], il nous dit que la terre et les autres planètes étaient, dans le principe, des étoiles lumineuses par elles-mêmes. Après avoir brûlé longtemps, elles se sont éteintes, faute de matière combustible, et sont devenues des corps opaques. Le feu a produit, par la fonte des matières, une croûte vitrifiée. La base de toute la matière qui compose le globe terrestre est du verre, ou de la nature du verre : facilè intelligas vitrum esse velut terræ basin[3].

Si la présence dans le sein de la terre de matières vitrifiées, c’est-à-dire primitivement fondues par le feu, avait révélé à Leibnitz l’incandescence primitive de la terre, une autre observation, celle de la dispersion des coquilles fossiles sur toute la surface des continents, lui avait donné l’idée d’une submersion générale. Quand la croûte de la terre fut refroidie, nous dit-il, les parties humides, qui s’étaient élevées en forme de vapeurs, retombèrent, et, enveloppant tout le globe, constituèrent les mers.

Ainsi, Leibnitz avait tiré de l’observation ces deux grands faits, la conflagration et la submersion du globe.

Ces idées ne firent pas alors grande sensation. Le siècle n’était pas préparé à les recevoir. La Protogæa, écrite en latin, ne sortit pas des cabinets des savants. Il fallait, pour le triomphe des idées de Leibnitz, que Buffon les reprît dans la seconde moitié du xviiie siècle, et leur prêtât une puissance nouvelle, celle de l’éloquence.

  1. Le système des tourbillons était, au xviie siècle, le sujet sérieux des plus graves préoccupations de Fontenelle. Voyez sa Théorie des tourbillons, sa Pluralité des mondes, etc. Au xviiie siècle, Voltaire s’en moqua. Voyez Dialogues d’Évhémère : « Évhémère : Cardestes (Descartes) a deviné que notre nid a été d’abord un soleil encroûté. — Callicrate : Un soleil encroûté ! Vous voulez rire. — Évhémère : C’est ce Cardestes sans doute qui riait quand il disait que nous avons été autrefois un soleil composé de matière subtile et de matière globuleuse, mais que, nos matières s’étant épaissies, nous avons perdu notre brillant et notre force : nous sommes tombés, d’un tourbillon dont nous étions le centre et les maîtres, dans le tourbillon du soleil d’aujourd’hui ; nous sommes tout couverts de matière rameuse et cannelée ; enfin, d’astres que nous étions, nous sommes devenus lune, ayant par faveur autour de nous une autre petite lune pour nous consoler dans notre disgrâce. »
  2. La Protogæa parut, pour la première fois, en 1682, dans les Actes de Leipzig. M. Bertrand de Saint-Germain vient d’en donner une traduction française.
  3. Protogæa, p. 5 (édition de Scheidius). — … Adjuvant conjecturam extantia adhuc vestigia primi naturæ vultus. Nam omnis ex fusione scoria vitri est genus ; scoriæ antem assimilari debuit crusta, quæ fusam globi materiam velut in metalli furno obtexit, induruitque post fusionem. Talem vero esse globi nostri superficiem reapse experimur. Omnes enim terræ et lapides igne vitrum reddunt, sed tanto magis quanto propius ad rudis saxi speciem accedunt. — … Sed nobis hoc loco satis est, admoto, humana arte, efficacissimo agentium igne, terrestria in vitro finiri. Ipsa magna telluris ossa, nudæque illæ rupes, atque immortales silices, eum tota ferè in vitrum abeant… (p. 4).