Ontologie naturelle/Leçon 26

Garnier Frères (p. 212-218).

VINGT-SIXIÈME LEÇON

Géographie physiologique. — Trois continents déterminés par les faunes. — Ornithorhynque, échidné.

Nous savons que les espèces animales ne sont pas dispersées au hasard sur le globe, que chacune d’elles a une patrie naturelle, un sol natal.

C’est là ce que j’appelle la géographie physiologique, d’où : 1o la géographie botanique ou la science du globe par rapport à la distribution des végétaux ; 2o la géographie zoologique ou la science du globe par rapport à la répartition des animaux.

Nous avons vu que Buffon, le vrai fondateur de la géographie zoologique, a distingué, démêlé deux grands centres de populations animales, l’ancien continent et le nouveau. Il en est un troisième, l’Australie ou Nouvelle-Hollande, dont la population, très-caractérisée, se compose presque exclusivement de marsupiaux.

Ce caractère de marsupialité me permet de reconstituer zoologiquement l’Australie. Je réunis au continent australien les terres voisines où je trouve des marsupiaux : telles sont les Célèbes, les Moluques, la terre de Van Diemen, On aurait beau dire que ces pays sont séparés de l’Australie par des mers : c’est là une séparation qui, comme celle des deux grands continens, est récente dans l’histoire du globe, accidentelle ; elle ne doit pas nous masquer l’unité zoologique du continent australien.

D’un autre côté, j’écarte l’idée, beaucoup trop légèrement admise, d’un continent océanien. Les géographes ont réuni sous le nom d’Océanie, dans un même groupe, toutes les îles de la mer du Sud, îles qui diffèrent entre elles par leurs faunes aussi bien que par la nature de leur sol. L’agrégation que les géographes en ont faite est tout artificielle. J’ai déjà restitué au continent australien une partie de ces îles. D’autres, Bornéo, Sumatra, Java, toutes les îles de la Sonde, en un mot, doivent, au contraire, être rattachées à l’Asie : le caractère qui nous guide, celui des faunes, est le même.

Madagascar appartient à l’Afrique.

Le nord du nouveau monde est asiatique, malgré le détroit de Behring. Nous retrouvons dans les deux régions les mêmes animaux, l’élan, le renne, l’ours ; nous y retrouvons la même race humaine.

Ainsi, nous avons trois grands centres d’agrégations animales :

1o L’ancien continent : c’est la patrie de tous les grands animaux, comme l’éléphant, le lion, le rhinocéros, la girafe, l’orang-outang. Tous nos animaux domestiques lui appartiennent ;

2o Le nouveau continent : il renferme des espèces non pas identiques — il s’en faut bien, elles sont toutes différentes —, mais parallèles à celles de l’ancien continent. Les animaux y sont d’une taille réduite : le plus grand pachyderme américain est le tapir ; il a la taille d’un fort sanglier. Quelle différence si l’on compare le tapir à notre grand pachyderme, l’éléphant ! En Amérique, le plus grand ruminant est l’alpaca ; le plus grand félis, le jaguar, etc. ;

3o Le continent australien : il se distingue par ses marsupiaux et par deux singulières espèces, ou plutôt par deux singuliers genres, l’ornithorhynque et l’échidné.

Le trait commun qui frappe tout d’abord dans ces deux genres d’animaux, classés, jusqu’ici du moins, parmi les mammifères, c’est qu’ils ont un véritable cloaque, comme les oiseaux, c’est-à-dire une ouverture unique pour toutes leurs excrétions, d’où le nom de monotrèmes, donné à l’ordre qu’on en a formé.

On croit déjà connaître deux espèces d’ornithorhynques et deux espèces d’échidnés ; mais peut-être (et c’est M. Cuvier qui le pense) ne sont-ce que des variétés d’âge.

Le premier naturaliste qui ait décrit l’ornithorhynque est Blumenbach ; il l’appela Ornitorhynchus paradoxus. On ne pouvait mieux dire : le nom d’ornithorhynque (ὄρνις, oiseau, ῥύγχος, bec) est justifié par un véritable bec d’oiseau, bec semblable à celui d’un canard, et ayant comme celui-ci des dentelures sur les côtés. L’épithète paradoxus est aussi très-exacte : rien de plus paradoxal en apparence que l’ornithorhynque. Nous avons vu que ce mammifère a un cloaque et un bec. Ajoutons que ce bec a deux dents, bien caractérisées.

Comme l’oiseau encore, l’ornithorhynque a, tout ensemble, une clavicule et un os coracoïdien. Par une sorte d’opposition, après avoir montré des caractères qui le rapprochent de l’oiseau, il va nous en offrir d’autres qui le rapprochent du didelphe ; le bassin de l’ornithorhynque porte en avant, sur le pubis, deux os analogues aux os marsupiaux.

L’ornithorhynque a les pieds garnis en dessous de membranes qui dépassent les doigts et même les ongles. Les pieds postérieurs présentent, au tarse, un ergot acéré, percé d’un trou : on a prétendu que cet ergot verse une liqueur vénéneuse, mais rien n’est moins sûr.

Nous trouvons, dans l’échidné, des caractères qui lui sont communs avec l’ornithorhynque ; mais il n’a pas, comme lui, un bec élargi ; il l’a pointu et sans dents. L’échidné a une langue extensible ; c’est un véritable fourmilier. Il présente d’ailleurs les deux os marsupiaux, une clavicule et un os coracoïdien, un cloaque.

Les monotrèmes appartiennent-ils à la classe des mammifères ou à la classe des oiseaux ? Dans le principe, cela fit question parmi les naturalistes ; aujourd’hui il semble qu’on peut être moins indécis.

Remarquons d’abord que ces animaux sont couverts de poils ; c’est un caractère qui n’appartient qu’aux mammifères. Avec des poils, une espèce d’échidné a des épines ; mais cette circonstance ne change rien au caractère : on sait que le porc-épic, qui est un mammifère, est couvert d’épines. Anatomiquement, les épines peuvent être ramenées au type des poils.

Remarquons ensuite que les monotrèmes ont quatre pattes ; c’est un caractère qui les sépare des oiseaux ; tous les oiseaux ont des ailes ou des vestiges d’ailes ; aucun n’a quatre pattes.

Enfin des observateurs attentifs, Meckel entre autres, qui ont fait l’anatomie des monotrèmes, n’ont pas douté qu’ils n’eussent des mamelles.

De tout cela nous pouvons conclure, presque à coup sûr, que les monotrèmes sont des mammifères.

Au sujet de ces animaux, M. de Blainville a émis une idée heureuse : il en fait un degré de l’échelle des êtres, et dès lors les anomalies apparentes des monotrèmes disparaissent pour faire place à une signification analogique ; ils forment, suivant M. de Blainville, le lien, le passage entre les mammifères et les oiseaux. L’épithète de paradoxal, donnée par Blumenbach à l’ornithorhynque, ne serait plus applicable.


Je ne terminerai pas ces études de géographie zoologique sans faire remarquer que le midi de l’Asie et le midi de l’Afrique forment comme deux centres particuliers, et où nous retrouvons deux natures parallèles : chacun a un éléphant d’espèce différente ; chacun a un rhinocéros qui lui est propre ; en Asie, on trouve le tigre, en Afrique le lion ; l’Asie possède l’orang-outang, l’Afrique le chimpanzé. Mais toujours les types se répètent.

Enfin, les races humaines ont été soumises à la localisation, comme le sont les espèces animales. Chacune des quatre grandes races habite une partie du monde : la race blanche l’Europe, la race jaune l’Asie, la race noire l’Afrique, la race rouge l’Amérique.