Observations sur quelques grands peintres/Van Ostade

Greuze  ►


VAN OSTADE.


Deux Van Ostades sont fameux dans la peinture ; les deux frères, Adrien et Isaac, sont connus dans le même genre et par le même caractère. Isaac mourut jeune ; et ayant laissé beaucoup moins d’ouvrages, ayant moins perfectionné ses heureuses dispositions qu’Adrien, son aîné, il n’a pas la même célébrité que lui. C’est de ce dernier que je vais parler. Beaucoup de vérité, et l’imitation énergique de ce qu’il y a de plus laid et de plus ignoble dans la forme des hommes, font le caractère distinctif de son talent très-original. Soit qu’il ait cherché cette espèce de perfection, soit que telle fût sa manière d’imiter la nature, sans qu’il s’en doutât ; aucun peintre n’a été aussi loin que lui dans cette singulière route ; il est, dans la forme, le contraire parfait des statues antiques, et il s’est élevé jusqu’au sublime de la laideur.

Ses sujets sont presque les mêmes que ceux de Teniers, et cependant il ne lui ressemble pas. Ses héros sont des ouvriers, des paysans Hollandais, des buveurs, des fumeurs, des joueurs. Parmi eux il semble avoir choisi ceux dont les formes étoient plus risiblement basses ; les compagnes qu’il leur a données sont toujours bien dignes d’eux. Quelquefois il les peint dansant au bruit discordant des violons du village ; on ne peut rendre avec plus de vérité leur franche et bruyante gaieté, et leur naïve et comique prétention à l’art de plaire ; souvent il les offre au milieu de leur ménage ; c’est là qu’il a rendu, avec une vérité frappante, avec une sorte d’enthousiasme, l’intérieur d’un ménage de paysans, où le père, la mère, la grand’mère, et une nichée de petits enfans bien laids, bien sales, bien morveux, mangent, couchent, satisfont à tous les besoins de la nature, entassés dans la même chambre, où sont ensemble confondus les outils de leur profession, de leur cuisine et de leur parure. On ne sauroit mettre plus de chaleur, plus d’harmonie de lumière et de couleur, qu’il en a mis dans ces pittoresques asiles. Sa manière de peindre ces espèces d’intérieurs, est encore une des choses qui le caractérisent.

Si l’on cherchoit les principes de l’ignoble, on les trouveroit dans ses figures ; elles sont courtes, leurs gestes sont bas, leurs têtes sont trop grosses ; dans leurs visages hâlés, dominent toujours des nez rouges, gros par le bout, étroits dans le haut : elles ont de petits yeux écarlates, enfoncés et bien près l’un de l’autre, de grandes bouches de travers, bien loin du nez, et dont la lèvre inférieure avance plus que la supérieure, et qui conduit à un menton qui vient encore plus en avant, et qui mène à un cou où l’on rencontre plusieurs mentons encore, chemin charmant, conduisant vers d’autres appas, qu’il est bien permis de se dispenser de décrire.

Les figures principales de Van Ostade sont toujours les plus laides. On seroit tenté de croire que parmi les humains qu’il peignoit, la laideur étoit en grande considération, et l’on seroit autorisé à imaginer, que si quelque divinité jalouse eût voulu exciter parmi eux une sanglante guerre, et jeter au milieu de leur assemblée une pomme de discorde, elle auroit écrit dessus : à la plus laide. Si la reine divine de Paphos et de Gnide se montroit à ce peuple telle qu’elle parut aux yeux du berger Phrygien, ou telle que dans l’Olympe elle se présente devant le maître des Dieux pour enchaîner ses volonté ; malgré la beauté de ses formes célestes, malgré le charme puissant de sa ceinture enchanteresse, peut-être seroit-elle méconnue, peut-être seroit-elle sans pouvoir.

Dans les tableaux de Van Ostade il y a tant de mouvement, tant de vie et d’originalité, que ses personnages intéressent beaucoup malgré leurs vilaines formes : on est attaché par l’extrême vérité de leur grotesque bizarrerie ; on ne voudroit pas faire société avec ses modèles, mais on seroit enchanté de les voir ; on se rappelle les gens qui leur ressemblent ; ces comparaisons éveillent toujours la gaieté, et l’on rit toujours en voyant les amusans tableaux d’Ostade ; ils amusent d’autant plus, qu’ils peuvent consoler la laideur et flatter l’orgueil de la beauté. C’est encore un de ses caractères distinctifs d’être de tous les peintres celui qui excite le plus le rire : ce mérite peut bien en valoir un autre ; et sans doute on doit beaucoup de reconnoissance à un talent d’une espèce aussi philantropique.

Ses figures ont des formes triviales, mais elles n’ont point l’air d’avoir un mauvais naturel ; elles sont souvent occupées à des choses utiles ; elles inspirent la gaieté et non pas l’effroi ; et l’on ne craindroit pas de les rencontrer sur de grandes routes, comme celles de Salvator Rosa ; elles n’ont point l’air sot, et ne sont point déguenillées : l’on ne voit point sur leurs visages la physionomie des mendians avilis ; une sorte de fierté se montre sur leurs fronts ; et l’on voit qu’elles dédaigneroient d’être intrigans et lâches adulateurs.

La beauté du coloris de Van Ostade contribue beaucoup à sa réputation ; dans cette partie il est égal aux plus habiles artistes, et aucun peintre de tous les genres et de toutes les nations, n’a été coloriste plus fin, plus harmonieux que lui. Qu’on n’imagine pas cependant, comme certaines gens, que ce mérite soit presque le seul de ses ouvrages ; fussent-ils peints en grisaille, ils seroient encore admirables par l’effet de la lumière, par l’esprit, le mouvement et la vie : cela se prouve aisément, en rappelant les estampes gravées d’après ses tableaux, surtout celles qu’il a gravées lui-même à l’eau-forte, et qui ont tant de vérité et d’originalité.

« Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux, » a dit un homme célèbre ; celui de Van Ostade ne sauroit donc être mauvais : ce qui est encore incontestable, c’est qu’il vaut mieux être fort dans un genre inférieur, que foible dans un autre plus élevé ; il vaut bien mieux faire de petits fumeurs parfaits, caressés par tous les amis des arts, quoique bien laids, que de grands héros ennuyeux, tristes réminiscences sans mouvement, étalant en vain leur beauté froide, dont la triste grandeur n’en impose a personne, et qui, créés pour habiter des palais magnifiques, sont souvent trop heureux de trouver un grenier qui veuille bien leur donner un asile.

On admire les tableaux de Van Ostade dans les plus fameux cabinets de l’Europe ; les plus riches amateurs se les disputent dans les ventes ; et les prix qu’ils en donnent sont leurs plus éloquens panégyriques.